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Voyager dans un épisode de Black Mirror
« Could you give me a good rating sir, please? »
Ça ne faisait pas dix minutes qu’on roulait vers l’aéroport, que notre chauffeur me demandait de lui attribuer une bonne note sur sa page Facebook et Trip Advisor.
J’avais trouvé bizarre aussi, juste avant le départ, qu’il insiste pour prendre une photo avec nous devant son char, alors qu’on le connaissait depuis vingt-deux secondes. Mais comme on est devenus aussi habitués de se faire photographier que Marie-Mai en visite-surprise dans un camp de jour boisbriannais, on n’a pas posé de questions.
J’ai compris l’affaire lorsqu’il m’a montré fièrement la section « Gallery » de son site internet, où notre famille jouait malgré elle le rôle de clients satisfaits et ce, avant même notre arrivée à l’aéroport.
C’est comme si des gens déchiraient leur chemise autour d’un remake d’émission jeunesse avant d’avoir vu un seul épisode.
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Des influenceurs internationaux.
Le plus ironique, c’est que le chauffeur obsédait à m’expliquer tout ça en consultant son téléphone PENDANT le trajet. Pas sûr que pogner le clos soit la meilleure stratégie pour avoir une bonne note.
Rate or die
Si je vous raconte ça, c’est parce que cette pression du rating est encore pire depuis qu’on est au Sri Lanka.
Elle s’est manifestée dès qu’on a posé nos sacs à notre hôtel de Negombo, un endroit bucolique perché au nord de la capitale Colombo.
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Simone a dû reprendre 47 fois cette photo pour générer des likes.
J’avais même pas fini de baragouiner mon premier « Ayubowan » que la gérante me rappelait à l’ordre.
« Don’t forget to put us a rating of 10! », insistait à la blague l’employée qui ne blaguait pas pantoute.
Je lui en ai glissé un mot plus sérieusement un peu plus tard, et elle m’a raconté que ces notes et commentaires abandonnés sur des sites de réservation comme Booking.com et Agoda avaient désormais droit de vie ou de mort sur leur établissement. Rien de moins.
Et ça fait du sens.
Plus personne ne trimballe un Guide du routard ou un Lonely Planet, devenus aussi anachroniques qu’une section fumeurs dans un restaurant.
Si Géraldine, une soixante-huitarde aigrie d’Aix-en-Provence, me déconseille d’aller dormir dans tel refuge au milieu de la jungle parce la connexion internet est poreuse (true story), je risque de faire fi de ses recommandations.
Cette « uberisation » du voyage propose donc un outil supplémentaire permettant au touriste de tenir par les gosses le pays qu’il visite, un touriste de surcroît déjà avantagé par le sectionnement de son nombril ombilical dans un hôpital occidental.
Oh, je ne suis pas contre le principe, loin de là. Je consulte compulsivement ces sites, comme tout le monde. J’en prends et j’en laisse aussi, sans prendre tous les commentaires pour du cash.
Si Géraldine, une soixante-huitarde aigrie d’Aix-en-Provence, me déconseille d’aller dormir dans tel refuge au milieu de la jungle parce la connexion internet est poreuse (true story), je risque de faire fi de ses recommandations.
Ce qui me chicote, c’est d’avoir l’impression de vivre dans ce troublant épisode de Black Mirror (Nosedive), celui dans lequel les personnages pouvaient s’évaluer à qui mieux mieux entre eux, entraînant un impact direct sur leur statut socio-économique.
J’ai la sensation d’avoir le même pouvoir au bout de mon iPhone. Celui de vie ou de mort sur un restaurant, un hôtel ou une ride de char. Celui de jouer à Dieu avec du monde qui tire le diable par la queue.
Ça me frappe beaucoup ici, parce que le tourisme est plus visible qu’en Inde, où l’on passe plus facilement dans le beurre parmi 1,3 milliard d’habitants. Le tourisme est d’ailleurs une des principales industries du Sri Lanka (2,3 millions de visiteurs en 2018 pour 21 millions d’habitants).
Le Sri Lanka est aussi depuis 2012 le pays où le mot « sexe » est le plus souvent tapé dans Google, mais ça n’a rien à voir avec le tourisme.
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Avec pas de filtre. Bon un peu. Ok, ça dégouline de filtre, mais c’est beau pareil.
Voyager dans une carte postale
Ce n’est pas trop compliqué de comprendre pourquoi les touristes se géolocalisent ici en masse : c’est magnifique.
Comme si les paysages, la faune et la flore avaient fait un deal pour t’en mettre plein la vue.
Justement, après Negombo, on s’est rendus à Kandy, d’où part le fameux train qui traverse les immenses montagnes et les plantations de thé à perte de vue.
Avant de partir, on est allés visiter un des nombreux gros Bouddhas éparpillés dans le décor.
« Défense de tourner le dos à Bouddha », nous a averti le gars à l’entrée.
Comme je viens de Saint-Eustache, je ne respecte rien, alors j’ai multiplié les selfies avec Bouddha. Born to be wild mettons. Mes enfants marchaient à peine quand je leur ai dit que c’est leur père chaudaille – et non le Père Noel – qui allait mettre les cadeaux en d’sour du sapin avant de se coucher tout habillé dans un râle avec un filet de bave.
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Le visage de la rébellion.
On a visité un temple important aussi, censé abriter une relique de la dentition de Bouddha. J’ai dû m’acheter des guenilles parce que Bouddha n’aime pas les mollets non plus.
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Rebelle et spirituel aussi.
On aimait Kandy. J’avais même déjà fait à Martine (deux fois) la blague que j’éprouvais un Kandy crush pour la ville, lorsqu’on a commencé à déchanter au bout de trois jours.
Comme les touristes sont omniprésents, la sollicitation l’est aussi. La plupart des étrangers voyagent durant une courte période, plusieurs accompagnés de guides, ce qui fait en sorte que le sentier n’est pas juste tapé, il est asphalté. L’arrivée, le train de Kandy, les montagnes, le safari, les plages du sud, le départ. Comme tout le monde parcourt le même circuit, y échapper est compliqué et onéreux.
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Résultat : on a pris le train comme tout le monde, une photo fofolle à moitié sorti du wagon comme tout le monde, jusqu’à Ella dans les montagnes comme tout le monde, d’où on a escaladé une plantation de thé comme tout le monde.
On n’est pas si morts en dedans que ça, le voyage en train était époustouflant, même si un ratio de quarante-cinq selfies par seconde a dû être collectivement enregistré durant le trajet de six heures.
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Welcome to the jungle
À Ella, on s’est payés une sorte de baraque en plein cœur de la jungle, chaudement recommandée sur Agoda, sauf par Simon, un autre Français, déçu de la « très forte odeur d’humidité dans la chambre. »
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C’est froid et humide parce que TU DORS DANS LA JUNGLE SRI LANKAISE SIMON, PAS AU MARRIOTT!!
Avec nos lits moustiquaires, on se sentait enfin hors des chemins battus. Au déjeuner, les singes venaient nous rendre visite. C’était cute de les voir de loin, mais on riait jaune quand une dizaine de primates grimpaient autour de notre balcon après avoir spotté nos bananes que le gars du refuge venait de nous amener avec un sourire sadique l’air de dire : bonne chance avec ça mothafucka.
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C’est beau des primates, mais de loin.
Le soir, on jouait au Scrabble avec les sons de la forêt. Je cachais bien mon jeu (mes lettres aussi) pour avoir l’air tough devant Martine, mais j’étais aussi terrorisé que la fille avec une lampe de poche dans Blair Witch Project.
On avait beau se la jouer Into the Wild dans notre hutte, fallait quand même descendre en ville pour aller se nourrir dans des restaurants nommés « Café Chill » ou « Cool Lounge ».
Rien de plus dépaysant que de manger une pizza margherita devant des hordes de hispters évachés dans des bean bags en train de gosser en silence sur Instagram, pendant qu’un chansonnier local interprète Sweet Child O’ Mine en roulant ses « r ».
Safari avec des Danois
Gonflés à bloc par notre escapade dans la jungle, nous avons poussé l’aventure une coche plus loin, c’est-à-dire dans une tente au milieu de nulle part, en bordure de notre lieu de safari. Deux lits, une toilette, une douche : notre installation relevait davantage du glamping, malgré des colonies de fourmis qui traînaient dans les chiottes et des grosses araignées épeurantes dans le voisinage.
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Victor a frôlé une mort certaine lorsqu’une branche pesante de palmier s’est décrochée pour s’abattre à quelques pouces de lui. En fait, il s’est fait sauver par le « ouac » d’Émil, son nouveau pote danois. Lui et sa famille sont devenus instantanément nos amis, en réalisant que nous vivions une crise de la quarantaine collective. Comme ils sont tous très blonds, j’ai fait deux ou trois jokes d’IKEA et d’ABBA, qui sont tombées à plat. Morale : il ne faut pas mettre tous les Scandinaves dans le même panier.
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C’était quand même mignon de voir les enfants arriver à se comprendre malgré la barrière linguistique.
Le safari? Ah c’était vraiment quelque chose. Des éléphants, des paons, des chacals, des oiseaux, un crocodile, un hibou et encore des éléphants.
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Le parc national d’Udalawawa est si grand qu’on pouvait se perdre avec notre jeep sans croiser d’autres touristes. Par contre, il arrivait parfois qu’on se ramasse douze jeeps autour d’un éléphant et dans ces moments, t’as autant l’impression de vivre quelque chose d’unique que la fille qui s’est fait tatouer un signe tribal en haut des fesses en 1997.
Et puis nous voilà enfin sur les plages du sud, où les vagues sont aussi violentes qu’on nous l’avait promis. On niaise, mais c’est bien de retrouver un minimum de confort. On a l’air conditionné, un balcon et aucun moustiquaire au-dessus du lit. Internet fonctionne si bien qu’on a écouté Netflix hier. La nouvelle série de Ricky Gervais est juste parfaite, allez voir ça. Les enfants ont encore commandé du spaghetti.
Les touristes sont de retour en force, en supériorité numérique dans la mignonne bourgade de Mirissa.
Mais bon, on n’est pas mieux que personne (Martine et Simone ont acheté le même pantalon bouffant d’éléphants…) et on va finir par s’habituer de se voir gâcher un peu le paysage.
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Comme le spectacle de ces deux gars absorbés par leur téléphone, assis sur le sable fin d’une plage paradisiaque.
Probablement en train d’indiquer à Trip Advisor à quel point ils se tapent un voyage de rêve.
Si t’as pas vraiment d’opinion sur le patrimoine musical de Michael Jackson, notre légendaire blogue existe toujours ici.