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Pot vendu au gramme, joints préalablement roulés, avec ou sans tabac, boulette de haschich fraîchement importée du Maroc, biscuits à la marijuana faits maison… Je ne sais plus où donner de la tête. Autant d’options pour se mettre high, c’en est stressant.
Un autre qui est stressé, c’est le vendeur au visage masqué d’un bandana à motif militaire. J’en devine la raison : 48 heures plus tôt, une centaine de policiers ont réduit en copeaux de bois les 30 kiosques occupant Pusher Street. Malgré cette offensive visant à rappeler que la vente de drogues est illégale à Christiana, des abris en plastique ont remplacé les installations permanentes dans l’heure qui a suivi, et de nouveaux pushers ont pris le relais de leurs semblables fraîchement arrêtés.
C’est sous l’une de ces tentes rudimentaires que je lui achète un petit sac de weed pour une cinquantaine de couronnes danoises (10 $). J’essaie d’établir un contact afin d’introduire son cercle d’amis gang-sters, mais il me chasse d’un geste de main gantée.
Je m’assois donc sur un banc en plein cœur de cette rue mythique, envahie chaque année par plus d’un million de visiteurs. Les caméras pendent au cou des touristes, dépités de ne pouvoir immortaliser d’un cliché instagrammable leur brève immersion dans l’univers de la drogue. Ici, trois règles sont à respecter : ne pas prendre de photos, ne pas courir (pour ne pas semer la panique), et avoir du fun. Le dernier point fait l’unanimité : les terrasses sont bondées et enfumées par les joints qui se passent de main en main, entre une partie de backgammon et une séance de jam.
Après quelques jours passés dans la capitale danoise parmi la crème du hipsterisme, je suis soulagée de me retrouver au milieu d’un groupe hétéroclite : Danois vieillissants, gang d’Américains un peu douches, jeunes punks norvégiens, couples dans la cinquantaine… Christiania, c’est l’antipode du minimalisme scandinave : tout y est croche, sale, coloré. Vivant. Du moins, dans le secteur du Green Light District, qui n’est qu’une infime partie des 34 hectares de cette ancienne base militaire réquisitionnée par une poignée de hippies dans les années 70. Les curieux qui exploreront la presqu’île au-delà de Pusher Street y découvriront une forêt parsemée de quelques maisons bric-à-brac, des kilomètres de sentiers battus et des berges non entretenues. Un eldorado vert, dans tous les sens du terme, en plein centre de Copenhague.
On est en juin. Il fait chaud, il fait beau. J’oublie un peu ma mission journalistique et à peine ai-je sorti mon butin narcotique qu’on me glisse un joint parfaitement roulé sous les yeux : « Nobody should smoke alone in Christiania ! »
JE FUME, DONC JE SUIS… POUR OU CONTRE LA LÉGALISATION ?
Kirsten Green (prédestiné à devenir un amoureux du cannabis avec ce nom de famille) n’aime pas fumer seul. Ce Danois d’une quarantaine d’années, cliché scandinave ambulant avec sa blondeur et ses yeux bleus, se rend à Christiania pratiquement tous les jours, mais n’y habite pas, pour le bien de ses enfants. Sa femme n’est pas trop fan du mariage drogues et carré de sable, mettons. Lui, c’est plutôt l’agressivité des
assauts policiers qui le freine à s’installer ici. « Le gouvernement sait que ce n’est pas en démantelant physiquement Pusher Street qu’il parviendra à éradiquer le commerce des drogues douces. Les offensives ne font que véhiculer le stéréotype de violence et de criminalité lié à l’action de fumer. Des préjugés qui ralentissent le processus de la légalisation, parce que ceux qui répondent aux sondages sur la question ont seulement en tête ce qu’ils voient à la télévision. »
D’après lui, la légalisation rendrait l’ambiance plus chill, sans révolutionner son mode de vie. Parce qu’à Christiania, si la consommation de haschich est illégale, elle est tolérée. Kirsten n’a pas peur de se faire persécuter par la police, qui a d’autres chats à fouetter. Genre, ceux qui achètent en gros, à des fins moins récréatives.
« C’est par ici que la drogue transite avant d’être distribuée dans le reste du Danemark, en Norvège et en Suède. Je suis pas mal insignifiant pour eux, avec ces 5 joints dans la poche [5 pour 500 couronnes, 1 pour 125. L’aubaine !]. »
Quand je lui demande s’il pourrait me mettre en contact avec un pusher, il me pointe une cabane déglinguée et me dit : « Va à la Kitchen, ils se tiennent souvent là entre deux shifts. »
SVEN, OU LE ROBINWEED QUI CITE SOCRATE
La Kitchen. La taverne de Christiania où le hasch collant remplace les quilles de bière flat, et où derrière les fenêtres barricadées, les pushers enlèvent leur accoutrement à la Black Bloc, le temps d’un Coke et d’une puff.
Je détone clairement avec ma ridicule robe en dentelle blanche, et je masque mon anxiété sous un rictus d’autodérision. Il ne passe pas 30 secondes avant qu’un dude me questionne du regard comme s’il m’avait prise par le collet et soulevée de terre. Blond lui aussi, il a un visage plus magané et moins jovial que Kirsten. Je déblatère en un souffle que j’aimerais recueillir le point de vue d’un badass sur la légalisation du weed, ce à quoi il répond, amusé (ou pire, attendri) : « Ça n’a peut-être pas l’air, mais je travaille en ce moment. Reviens demain, à 10 h. Je serai sur la terrasse. »
Lundi matin. Je me dirige, telle une habituée, vers l’antre des dealers. Mon dude d’hier est bien là, et me tend un joint en signe de bienvenue. J’ai pour règle de ne pas fumer avant midi, non merci.
Appelons-le Sven, car même s’il est fiché après quatre mois d’emprisonnement, il veut rester anonyme pour ne pas irriter ses boss. « Des boss ? Quels boss ? » Je pense qu’il n’aime pas trop ma question : « Tu as probablement un boss toi aussi ? [Je pense alors à ma rédactrice en chef qui crie le mot « vagin ! » dans les bureaux d’URBANIA, et je conclus que lui et moi n’avons probablement pas le même genre de supérieur.] Oui ? Bon, ben c’est pareil [non !]. Je ne suis qu’un employé qui gère l’un des 30 kiosques appartenant aux Hell’s Angels, aux Bikers, aux Rockers, ou à des groupes de jeunes immigrants. Mais ce ne sont pas de mes affaires. Ceux qui sont sur le terrain se foutent pas mal des enjeux de gangs de rue. »
C’est vrai qu’il règne sur Pusher Street un esprit de solidarité, pour ne pas dire une bromance. Les pushers forment une communauté unie par l’adrénaline de se tenir sur la première ligne et, plus encore, par l’espoir commun de voir le commerce du cannabis légalisé.
N’a-t-il pas peur d’être remplacé par un fonctionnaire à cravate si le gouvernement met la main sur Pusher Street ? Il ne le pense pas. Il devra payer des taxes sur le profit de ses ventes, mais il préfère perdre de l’argent plutôt que de travailler dans ces conditions. « Il y a huit ans, j’étais contre la légalisation. J’avais plutôt comme discours le concept de Socrate, m’explique-t-il, détaché, en tirant une bonne puff du bat. Celui où il énonce que la justice ne se résume pas à l’obéissance des lois écrites, mais aussi à celles non écrites. On me surnomme même le Robin des bois de Christiania, et j’aime être associé au criminel qui redonne à la communauté. Mais bon, j’ai maintenant des enfants, et je ne peux plus supporter l’incertitude du métier. »
Pourquoi ne pas changer, donc ? Vendre des hot-dogs, ce serait peut-être plus relax ? Ou devenir prof de philo, tant qu’à ? Mais non. ll aime ce qu’il fait. Il aime fumer des pétards à même son poste. Il aime servir de mentor aux plus jeunes recrues. Il aime ses habitués et entendre les histoires des marginaux des quatre coins du monde. Il aime Christiania. Mais Christiania n’aime pas les pushers.
L’AVIS MOINS BUZZÉ DES EXPERTS
« On ne les veut pas ici. Ils défigurent Christiania avec leurs masques, leurs tattoos et les armes cachées sous leur comptoir », me dit Ole Lykke, que j’ai rencontré dans un bureau enseveli sous de la paperasse, non loin du Green Light District. Ici, ce mince sexagénaire aux cheveux longs est un monument vivant, connu pour son travail d’archiviste et de défenseur informel de cette société alternative. « Ils ne respectent pas les deux règles tacites : l’interdiction aux non Christaniens de tenir un commerce et l’interdiction de vente de drogues dures. » Pas cool, Sven.
D’après M. Lykke, quatre kiosques – trois pour les locaux et un pour les touristes – suffiraient sur Pusher Street. « Je consomme, moi aussi, et je n’imagine pas Christiania sans cette culture du cannabis. Par contre, si le cannabis était légal dans tout le pays, les consommateurs pourraient s’approvisionner dans n’importe quel coffeeshop, ce qui décentraliserait le marché qui dénature l’essence première de Christiania : celle d’un espace où l’on réfléchit à nos responsabilités politiques, pas un lieu où l’on s’y soustrait. »
Cette vision de la légalisation, il la partage avec le maire de Copenhague, Frank Jensen, qui a proposé à trois reprises au Danemark un projet-pilote d’une trentaine de coffeeshops répartis dans la capitale, avec seulement trois kiosques à Christiania.
Mais le gouvernement a triplement refusé, malgré l’argument économique du billion de couronnes (350 millions de dollars) récolté annuellement par le crime organisé, somme qui pourrait plutôt renflouer les coffres du pays.
Alors, qu’est-ce qui bloque ? Pourquoi continuer ses raids quotidiens qui coûtent énormément à l’État, en plus d’effriter un quartier d’une valeur historique et touristique inestimable ?
J’ai essayé de soutirer des réponses à la source, mais le gouvernement s’avère plus difficile à percer que le crime organisé. Après m’être fait rejeter par le ministère de la Justice à coup de phrases-cassettes, je me tourne vers Knud Foldschack, spécialiste des enjeux légaux reliés à la ville libre. J’embarque sur mon vélo et quitte Christiania pour rejoindre cet homme dans la cinquantaine avancée à son cabinet d’avocat, en plein centre touristique.
« Les initiatives de légalisation du cannabis mises en branle ailleurs dans le monde [allo, Canada !] augmentent la pression, et la population réclame aujourd’hui des
solutions concrètes. Pour donner l’illusion de contrôle, la réaction du gouvernement est d’intensifier la répression sur Pusher Street. Mais je vois plutôt là une tentative désespérée avant d’abdiquer. »
La raison qu’il me donne est donc aussi simple : le gouvernement est faible et s’accroche à la vieille mentalité du war on drugs de Nixon, en soutenant que la légalisation entraînera la jeunesse vers les drogues dures.
Mais il est confiant pour l’avenir et il estime que dans deux ans, la question devrait être réglée. Alors, Trudeau, on fait la course contre le Danemark ?
Je retourne à Christiania, aimantée. Je traverse Pusher Street, où je vois Kirsten assis sur le même muret. La tente où je me suis approvisionnée la veille a été remplacée par un kiosque en planches de bois compressé. Je quitte la rue boucanée pour me perdre dans la forêt de la presqu’île. Les maisons sont croches et magnifiques, une adolescente pratique son galop sur un cheval blanc, une femme chante en
danois en s’occupant de son jardin. Non, Christiania ne se résume pas qu’au cannabis. Et, ironiquement, le légaliser ne fera que l’en délivrer.
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CHRISTIANIA, le rêve hippie
Christiania est une presqu’île en plein cœur de Copenhague, à laquelle s’accrochent les résidus d’une société alternative fondée en 1971 par des squatteurs, artistes et anarchistes. La rumeur d’un eldorado scandinave de 34 hectares s’est propagée dans la communauté hippie internationale, et le gouvernement danois n’a su contrôler le flot d’idéalistes aux yeux rouges venus participer à l’élaboration d’une frestaden ou, pour ceux qui ne maîtrisent pas le danois, d’une ville libre.
Libre d’habiter le territoire sans titre de propriété; libre d’y construire tout et (surtout) n’importe quoi sans se soucier de règlementations sanitaires ou urbanistiques; libre de ne payer aucune taxe ou redevance à l’État; libre d’instaurer leur propre monnaie (même si ça n’a jamais marché) et libre d’arborer leur drapeau composé de trois points jaunes sur fond rouge. Mais, ce que l’on retient par-dessus tout : libre de consommer du cannabis et du haschich à ciel ouvert.
Mais, en 45 ans, la société alternative a changé. En 2012, Christiania s’est fait retirer le titre de société autogérée, et les citoyens ont dû racheter leur propriété à l’État pour ne pas se faire écraser par une tour à condos. Pour ajouter à la désillusion, les pushers aux cheveux longs ont laissé place aux gars tatoués contrôlant le marché de drogues douces – et un réseau criminel que le gouvernement libéral tente de démanteler à coup d’arrestations massives.
Christiania tangue donc entre le passé et l’avenir, entre les utopistes d’hier et les chilleux de demain. Ils ont malgré tout un point en commun : celui d’être pour la légalisation du cannabis.
On a aussi rencontré des cultivateurs, des vendeurs et des consommateurs d’Uruguay! Pour lire ce récit, procurez-vous le Spécial cannabis du magazine URBANIA.
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