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Vox populi

Par
Judith Lussier
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« Que pensez-vous de l’indexation des frais de scolarité? » Le journaliste, armé de sa question la plus brillante, s’avance dans la foule estudiantine pour leur poser la colle.

– Heu, ben, moi je serais pas contre une indexation.

– Moi, je suis plus pour un gel.

– Moi, je pense qu’on devrait augmenter un peu les frais de scolarité.

– Éventuellement, dans un monde idéal, il faut la gratuité scolaire.

CQFD, les jeunes ne s’entendent pas sur la question des frais de scolarité.

Des moyens de sonder la population, il n’en existe pas des tas. Vous pouvez regarder sur Twitter, mais vous risquez de n’y recenser que l’opinion d’extravertis hyperactifs. Vous pouvez lire les réponses aux questions posées sur le compte Facebook de TVA Nouvelles, mais honnêtement, si vous n’êtes pas munis d’une prescription de Valium, je ne vous le recommande pas. Vous pouvez aussi organiser un focus group et obtenir une diarrhée d’opinions. C’est bien connu : demandez à des usagers lambda de commenter votre dernière saveur de crème glacée et, même s’ils la trouvent parfaitement parfaite, ils vous diront invariablement qu’elle n’est pas assez sucrée ou que l’emballage est « trop flash ». Moi je ferais ça en tout cas. Crime, vous me demandez mon opinion, faut bien que j’en aie une!

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Plus classiquement, vous pouvez organiser un sondage. J’ai toujours pensé que les sondages n’étaient répondus que par des personnes trop enthousiastes (genre moi) et qu’ils écartaient forcément l’opinion des grognons. Les sondages reflètent donc exclusivement l’opinion des personnes gentilles, celles qui ne vous raccrochent pas au nez en vous envoyant balancer (j’ai travaillé en centre d’appel pendant trois ans, je sais de quoi je parle). Malgré ce biais évident, le sondage est, 19 fois sur 20, la méthode scientifique la plus éprouvée pour tâter le pouls de la population.

Pourquoi diable demander à des quidams dans la rue de s’exprimer sur l’annonce trop récente de la démission du pape, sur les modifications complexes au régime d’assurance-emploi, ou encore sur l’exploration minière à l’île d’Anticosti? Je me demande quel affectateur, dans une salle de nouvelles, se dit « on va remplir du précieux temps d’antenne destiné à l’information à un vox pop, pour donner l’impression aux téléspectateurs qu’ils savent vraiment ce que le Québec en pense ».

Au grand désespoir, je suppose, du journaliste pris avec cette affectation. C’est pas facile, faire un vox pop. Les gens ne veulent pas tant que ça s’exprimer sur des sujets qu’ils ne connaissent pas. Les plus brillants savent qu’avec l’Internet, leurs 15 secondes de gloire pourraient vite virer en 15 ans de torture sur YouTube. Un « sauf une fois au chalet » est si vite arrivé. Ou pire, Guy Nantel:

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À la fin de sa journée de sondage, le journaliste se retrouve, bien souvent, avec une mince récolte. Et quoiqu’en soit la qualité, tout ça part en ondes, d’où, parfois, des témoignages pas complètement clairs. Ou pertinents.

Vous me trouverez peut-être condescendante. L’animateur radio Pierre Pascau, à qui l’on attribue l’invention des lignes ouvertes au Québec, disait, plus démocratiquement, mais moins humblement, qu’il avait donné la parole aux québécois en leur ouvrant le micro. Qu’avant lui, les Québécois n’osaient pas parler.

Je me souviens avec nostalgie de comment sonnait Pierre Pascau dans la radio de cuisine chez ma grand-mère, une petite femme qui n’a jamais dit un mot de trop. La connaissant, elle devait être impressionnée par le courage qu’avaient les gens qui téléphonaient. La tribune, devait-elle se dire, c’était pour des gens mieux qu’elle. Quand on lui demandait son opinion, à grand-maman, elle répondait toujours qu’elle n’en avait pas. Elle votait comme son mari, même 30 ans après sa mort. Grand-maman n’aurait jamais appelé Pierre Pascau.

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L’animateur, lui, s’est terré en France. Lorsque nous avons fait notre pèlerinage à Paris avec Urbania l’an passé, j’ai constaté, en produisant le vox pop, que les Français ne comprenaient pas le mot « vox pop ». J’ai pensé, mais c’est sûrement en raison de mon complexe d’infériorité avec les Français, qu’eux avaient compris que sonder la population dans la rue ne donnait pas toujours d’heureux résultats. Et j’ai pensé que c’était pour ça que Pascau s’était réfugié en 1997 à Paris, à l’abri des vox pop.

Quinze ans après son départ, les Québécois ne sont plus les mêmes. Aussi mal informés soient-ils, ils s’expriment sur tout et sur rien, dans toutes les tribunes, à tout moment, même quand on ne le veut pas. Tellement que j’ai dû me trouver un plan B quand j’ai compris qu’être chroniqueuse n’était plus vraiment un travail. Si tout le monde donne son opinion sur tout, que vaut la mienne? Hein?