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Vous faites tous partie du complot!

Par
Judith Lussier
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Des lettres du genre, Josée Boileau en reçoit des tonnes. Éditorialiste au journal Le Devoir, c’est elle aussi qui a la tâche parfois lourde, parfois rigolote, de trier le courrier des lecteurs.

S’il y a une personne qui fait partie du complot de la censure, au quotidien de la rue Bleury, c’est bien elle. «On les reconnaît rapidement, les lettres délirantes. Souvent, elles sont écrites à la main. Mais je dirais que, vu la nature de notre lectorat, on n’en reçoit pas trop. Tu devrais appeler au Journal de Montréal, ils en reçoivent sûrement plus qu’au Devoir. (ndlr: le vrai problème, c’est qu’au JdM, ils les publient!) En fait, ce sont plus des lettres de fanatiques souverainistes que l’on reçoit, mais parfois, la ligne est mince entre les deux.» Nous aussi à Urbania, vu qu’on a une clientèle méga-top branchée, on ne reçoit pas trop de lettres de fous. Mais demandez à Patrick Lagacé juste pour voir…

Trois niveaux de folie

Depuis qu’il est chroniqueur, Patrick Lagacé est inondé de théories du complot, d’enlèvements par des extra-terrestres, de viols par des célébrités et de reptiliens vivant sous la terre. «Quand t’écris des opinions dans un journal, tu deviens comme un paratonnerre pour les fous de la société», explique Lagacé. «Les gens ne comprennent pas que ce qu’on peut écrire dans un journal, il faut qu’on puisse le prouver. Il y en a qui me disent qu’ils ont été enculés par une personnalité publique quand ils avaient 14 ans… Je ne peux pas aller demander à telle personne ‘Avez-vous agressé Untel il y a vingt ans’ C’est le rôle de la police. Mais les gens me disent ‘Je vous le dis, ça m’est arrivé!’ C’est complètement débile! Quand on me parle de reptiliens ou d’avions qui ne sont pas tombés, je ne perds même pas de temps à me demander si ça pourrait être vrai.»

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Avec l’expérience, Patrick Lagacé identifie trois niveaux de folie. «Les plus fous des fous appellent, les moyennement fous t’écrivent des lettres ma­nus­crites illisibles ou annotent ton article, tandis que les fous fonctionnels t’écrivent des courriels.» Ceux qui se rendent en personne sur la rue Frontenac sont malheureusement interceptés par les pions des conspirateurs : la sécurité. «Je réalise que tout ce que ce genre de personne veut, c’est d’être écouté. Ça ne sert à rien d’essayer de les raisonner, même si des fois, ça peut donner des idées de chroniques!Une des caractéristiques de ces gens-là est qu’ils respirent très peu. Il n’y a pas de virgules. Tu ne peux pas t’insérer dans la conversation. Alors je les mets sur le ‘Mains Libres’ et je fais autre chose. C’est divertissant. Y a un gars qui m’appelle deux ou trois fois par semaine et il me laisse des messages. Il a écrit un long texte et il me le lit comme quelqu’un qui parle sur un walkie-talkie.Tu as beau leur dire que tu ne t’intéresses pas à ça, mais à leurs yeux c’est parce que tu fais partie du grand complot. Tu vas écrire ça, pis je vais encore plus me faire écoeurer!» Eh oui! Pour écoeurer Patrick, composez le (514) 521-4545, poste 2348.

Si fragile…

Pierre-Paul Gagné, qui s’occupe depuis quinze ans du courrier des lecteurs à La Presse, reçoit en moyenne 35 000 courriels par année. «Moi je fais très attention dans mes jugements parce qu’on sait que l’équilibre mental est quelque chose de très fragile» dit l’éditorialiste avec sagesse. «Il y en a beaucoup aussi qui appellent. On note même que les appels les plus délirants adonnent avec la pleine lune.»

Les lettres qui se retrouvent le plus souvent dans les bacs verts de la rue Saint-Jacques sont celles de personnes n’ayant pas encore digéré leur divorce… après quinze ans. Une madame, qui envoie une lettre par la poste tous les deux jours depuis une dizaine d’années, raconte sans cesse la même histoire à l’éditorialiste qui commence à bien la connaître. «Elle se sert de l’actualité pour raccrocher ça à son problème», explique M. Gagné. «Il y a des gens qui nous envoient des textes de quinze ou vingt pages. Ils y ont mis des heures et c’est absolument impubliable. C’est griffonné à la main, illisible et ils parlent de sujets qui n’ont aucun intérêt pour nos lecteurs. Mais il faut aussi se dire que la personne qui nous écrit croit sincèrement à sa lettre. Elle a souvent mis une journée entière pour l’écrire. On n’a pas le droit de rire de ça.»

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L’ami des fous

Les pires, ils appellent Claude Poirier. Le Négociateur. Le seul à ne pas faire partie du complot dans le cœur des fous de ce monde. Le message qu’on peut entendre sur son répondeur en dit long sur la clientèle qui appelle le vieux routier: «Ici Claude Poirier. Vous êtes présentement dans ma boîte vocale donc vous ne pouvez pas me parler…» Claude Poirier a eu affaire aux pires criminels, mais surtout, aux plus tordus. En 1973, il tente de raisonner un psychopathe de l’institut Pinel qui se réclame de plusieurs personnalités, dont celle de Lawrence d’Arabie. Le couteau sur la gorge, Poirier conduit Lawrence aux policiers. Cette aventure, qui lui a valu tous les honneurs, demeure aujour­d’hui un poids à porter. Il est devenu «l’ami des fous».

«Je vide ma boîte vocale trois fois par jour. Il y a au moins une centaine de téléphones qui me sont acheminés chaque jour. Là-dessus, un bon tiers des appels proviennent de gens qui ont des problèmes. Ce sont souvent des gens qui ont fait des séjours en psychiatrie et qui en sont ressortis, grâce à notre beau système de santé!» Trente fous qui t’appellent par jour, c’est pas un peu lourd? «Pas du tout. Ces gens-là ont besoin d’être écoutés. Ils me font des confidences et réclament ma présence. »

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Il arrive même que les détraqués développent une relation intime avec le Négociateur. «Te souviens-tu de François Pépin, le gars qui a tiré la policière à Laval? J’avais eu affaire avec lui avant. Et quand c’est arrivé, il a dit aux policiers ‘J’veux voir Poirier’. J’ai parlé avec lui sur mon cellulaire le temps que je m’en vienne et il a accepté de se rendre le soir à la condition que je sois à la porte quand le swat viendrait l’arrêter.» Poirier ne juge personne et il a beaucoup de compassion pour ses fous. «Dans bien des cas, ce ne sont pas des criminels. Pépin ne pensait jamais qu’il allait tuer une policière. Il a sauté une coche parce qu’il avait peur de son propriétaire et il pensait que c’était lui qui s’en venait le battre?», explique l’homme plein d’empathie. «Il faut jouer au psy quand on discute avec ces gens-là. Je vais leur dire par exemple ‘la vie est bien trop belle, voyons, t’as seulement 35 ans…’ Le Négociateur n’a pas de pouvoir. Il n’est qu’un tampon entre les autorités et ceux qui détiennent les otages. Alors il faut qu’il y ait une relation de confiance. «Quand ils veulent me raconter leurs crimes, je leur dis?: ‘Raconte-moi pas ça, je vais être obligé de témoigner contre toi à la cour!»

Certains s’en tirent mieux que d’autres avec les fous. Sur les lignes ouvertes à la radio, les animateurs manient le «On passe au prochain appel» avec on ne peut plus d’élégance. Alors la censure perdure, dans notre fausse démocratie où liberté d’expression rime avec dictature de la norme. Personne n’écoute! p-e-r-s-o-n-n-e! Et quand les tours de la bête vont s’effondrer sur l’Occident nombriliste, ils viendront me dire, à moi, les Patrick Lagacé, les Josée Boileau et les autres, que j’avais raison. Je vous le dis!

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