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Vivre les pensionnats autochtones de l’intérieur
Une cabane rustique en pleine forêt. Mon père argumente dehors avec un homme baraqué, tandis qu’un autre – envoyé par le gouvernement – fouille la baraque, faisant fi des supplications de ma mère.
– Où est le garçon?
– J’ai seulement une fille, plaide ma mère en panique.
Le visiteur s’apprête à sortir, avant de s’immobiliser dans le cadre de porte, de revenir sur ses pas et de se pencher sous la table où je me cache. Dans la scène suivante, je suis assis sur la banquette d’une voiture conduite par les deux hommes envoyés par l’État, flanqué d’un autre petit garçon en pleurs, en route vers un pensionnat.
La scène donne froid dans le dos, encore plus lorsque l’on sait qu’elle a été vécue par environ 150 000 enfants autochtones à travers le pays entre 1830 et 1996 (oui, si récent que ça). Des enfants arrachés à leur famille afin de leur inculquer des bonnes valeurs catholiques et colonialistes.
Ces établissements – répondant à une politique du gouvernement fédéral – tenus par des religieux étaient éparpillés d’un océan à l’autre, et les horreurs qui s’y sont déroulées commencent à peine à se frayer un chemin jusqu’à nos oreilles.
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C’est animé d’un devoir de mémoire que la société de production gatinoise Nish Média (Pour toi Flora, Le Dep, Vivaces) a conçu William, une série tournée en réalité virtuelle et déclinée en six courts métrages, dans l’optique de faire vivre de l’intérieur ce sombre épisode de notre histoire.
« Le ton n’est pas accusateur, mais peut-on au moins s’approprier notre histoire collective comme il le faut? », demande la réalisatrice Sonia Bonspille Boileau, qui a scénarisé le projet avec l’aide de survivants des pensionnats, dont Madeleine Basile, une Atikamekw qui joue le rôle de la grand-mère dans William.
Comme Sonia est aussi mon amie dans la vraie vie (conflit d’intérêts!), elle a gentiment accepté de passer me voir au bureau avec un casque de réalité virtuelle, afin de me montrer l’aboutissement de ce projet amorcé en 2017, puis décalé jusqu’en 2022 à cause d’une certaine pandémie.
« On a fait le lancement officiel la semaine dernière à l’Université du Québec en Outaouais, la première institution à avoir acheté la licence. Les demandes commencent à entrer, mais là où on sent une hésitation, c’est dans les écoles secondaires », déplore Sonia, qui entend intensifier ses efforts avec son équipe pour percer à l’intérieur des polyvalentes.
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« Déjà qu’on part de loin dans l’enseignement des cultures autochtones au secondaire, sinon pour quelques notions de base concentrées en quatrième secondaire », souligne Sonia.
Chose par ailleurs confirmée par mes enfants. Selon eux, on passe rapidement en revue les différentes nations autochtones et leur culture, en plus de décrire sommairement leurs relations avec les blancs. Une version plus rose bonbon que l’originale, celle-ci marquée par la violence, les inégalités et une volonté systémique d’assimiler les Autochtones. Sinon, on s’en remet à l’initiative des enseignant.e.s. Celle de ma fille, par exemple, leur a fait écouter la série Pour toi Flora.
« En général, le Québec n’aime pas se voir comme un colonisateur envers les Premières Nations. Mais si on enseignait ce qui s’est passé dans les pensionnats, on équiperait une nouvelle génération à ne pas répéter de telles horreurs », estime la cinéaste Kanienkehá:ka (Mohawk), dont le grand-père a grandi dans un pensionnat à Sault-Sainte-Marie, en Ontario.
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Et même si Sonia constate un certain engouement à l’heure actuelle pour la culture autochtone, on ne peut pas gommer l’histoire non plus ni jouer à l’autruche. « Je suis à 100% en faveur de projets susceptibles de faire rayonner positivement la communauté, mais les inégalités perdurent et les blessures des pensionnats sont encore vives. La guérison est un long chemin. »
Le bon médium pour comprendre
C’est Jason Brennan, producteur chez Nish Média et conjoint de Sonia, qui a eu l’idée de développer la série en réalité virtuelle. « Il a vécu une expérience immersive du genre dans un camp de réfugiés syriens qui l’a bouleversé. Il s’est dit que c’était la chose à faire pour faire comprendre l’ampleur des dommages que les pensionnaires ont subis », raconte Sonia, qui commençait à ce moment l’écriture de sa série Pour toi Flora, dans laquelle les pensionnats servent de trame narrative.
« J’ai compris que les bouts où l’on montre la violence et les sévices n’étaient pas les plus durs à encaisser. C’était ceux où l’on montrait la solitude et les enfants arrachés de leur foyer, la destruction du noyau familial », analyse Sonia.
Elle a même poussé le réalisme jusqu’à inventer de toutes pièces une langue, pour montrer à quel point ces enfants déracinés se retrouvaient du jour au lendemain dans un environnement inconnu, où l’on s’exprimait dans une langue tout aussi inconnue. « Un des moments les plus tristes, c’est dans l’épisode du retour, lorsque la langue des parents devient étrangère à l’enfant qui retourne chez lui après dix ans de pensionnat », note Sonia.
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Pour donner vie aux six épisodes d’environ cinq minutes chacun, la réalisatrice s’est entourée de comédiens (dont Kwena Boivin, une Atikamekw personnifiant la mère de Flora dans Pour toi Flora), en plus de décors créés sur les lieux de tournage situés à Rigaud et Ottawa.
C’est une boîte de réalité virtuelle montréalaise qui a ajouté son expertise pour rendre l’immersion crédible. Un défi technique inusité pour Sonia Bonspille Boileau et sa boîte de prod. « Tu dois le prévoir comme une pièce de théâtre. On fait tout en une prise, comme une chorégraphie, où ce sont les personnages qui vont vers toi en espérant que tu regardes en leur direction au bon moment », explique Sonia.
Pour avoir testé deux épisodes, l’expérience est troublante de réalisme et on vit les situations à travers les yeux du jeune William, dont on suit la trajectoire entre sa communauté et le pensionnat. Le prêtre (Carol Beaudry) qui nous toise avec froideur tout au long de l’expérience suffit à nous glacer le sang, à l’instar des religieuses qui manifestent à notre égard un dédain évident. Le son du rasoir dans nos cheveux et même le flash d’une lumière qu’utilise un médecin en train de nous ausculter contribuent aussi à insuffler une dose de véracité.
« La réalité virtuelle constitue un médium qui booste l’empathie au maximum », note Sonia.
Les épisodes se découpent ainsi : la vie en famille, le départ (crève-cœur), l’arrivée au pensionnat, le dortoir, la salle de classe et le retour dans la communauté.
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Côté logistique, les écoles intéressées devraient être munies d’au moins un casque de réalité virtuelle. Une version YouTube filmée en 360 degrés existe aussi, mais ne rend pas justice à l’expérience. « On vise l’achat d’une quinzaine de casques pour les louer », ajoute la réaliste.
En plus de l’outil virtuel, le projet s’accompagne d’un manuel pédagogique, adapté aux réalités autochtones de chaque province.
Pour le reste, seul l’avenir dira si le milieu scolaire est prêt à présenter aux élèves ce pan moins glorieux de notre histoire. Parce qu’avant de s’ouvrir à la culture autochtone, c’est important de savoir à quel point on a d’abord tenté de l’étouffer.