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Vivre dans une résidence pour personnes âgées à 21 ans
Florence Bilodeau a 21 ans, étudie en génie mécanique à l’Université, joue du piano dans ses temps libres, et habite dans un petit appartement.
Une vie étudiante tout ce qu’il y a de plus normal…à la différence que le logement en question se trouve au quatrième étage des Marronniers, une résidence pour personnes âgées de Trois-Rivières.
Depuis plus d’un an, la jeune femme originaire du Saguenay et un autre jeune homme font en effet partie d’un programme visant à tisser des liens entre les générations.
En gros, on propose des logements gratuitement à des étudiants en échange d’une dizaine d’heures de bénévolat par semaine. Un excellent deal en cette période de crise immobilière.
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Mais la responsable du programme d’hébergement, Grace Balaha, apporte une nuance importante: on ne cherche pas des jeunes locataires en quête d’un appart gratis, mais des trésors qui vont vivre une expérience enrichissante avec les aînés.
Un pari réussi haut la main depuis quelques années ici, mais aussi dans quelques autres résidences-cobayes éparpillées à travers la province. Pour en témoigner, j’ai passé une couple d’heures au Marronniers de Trois-Rivières.
La star du quatrième
« Bonjour, madame Thérèse!», s’exclame Florence en sortant de l’ascenseur pour m’accueillir.
À cause d’une recrudescence des cas de COVID depuis deux semaines, le masque est de retour dans les aires communes.
Avant de m’inviter dans son logement perché au quatrième étage, l’étudiante placote un peu avec quelques résidentes. En la talonnant dans les couloirs, j’ai l’impression de me balader avec une vrai rockstar.
Tous les aînés la saluent, échangent quelques mots avec elle.
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« Comment va la santé, Mme Alice? »
« C’est le jour du lavage, M. Claude? »
De toute évidence, Florence fraie dans cet univers atypique comme un poisson dans l’eau, même si au moins un demi-siècle la sépare en âge d’à peu près tous ses colocataires.
Le tricot et la routine
Le trois-et-demi est à la fois conventionnel, joli et propre. Une grande pièce avec une cuisine et un salon, une chambre à coucher avec de grandes fenêtres et une petite salle de bain.
Florence a aménagé l’appartement à son goût, avec des photos de ses proches, un piano dans sa chambre et des plantes. Beaucoup de plantes. « Water the damn plants dumb bitch! », s’est-elle écrit en aide mémoire sur un post-it estampé dans un miroir.
Sur le frigo, on retrouve un calendrier avec son horaire de bénévolat du mois. Elle en profite pour remplacer celui de septembre. « J’ai l’atelier de tricot, mercredi, et tout à l’heure, je vais promener les gens du premier », lance-t-elle avec enthousiasme.
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L’étage en question, l’unité de soins, est occupé par des gens en perte d’autonomie. Le reste du bâtiment est une RPA traditionnelle. « Je connecte vraiment avec le premier, même si deux personnes pensent encore que je suis un homme. J’essaye de maintenir une routine parce que ça aide pour leur mémoire. Ils aiment se dégourdir les jambes et voir l’extérieur. L’hiver, on se promène dans les couloirs », raconte Florence, dont le look un peu bad ass lui attire quelques remarques à l’occasion.
En plus de son jeune âge, ses cheveux partiellement rasés, ses vêtements perpétuellement noirs et ses piercings détonnent dans le paysage. Mais l’étudiante a de la répartie, ce qui facilite grandement son intégration ici (que dis-je, son adoption plutôt, puisque tout le monde l’adore).
Quand un résident lui demande candidement: « comment ça, t’as ça dans ta face? » au sujet de ses piercings, Florence se fait une joie de rétorquer: « Parce que je brille, monsieur Jean-Pierre! »
« Je tricote dans mes cours »
C’est une tante qui habite la Mauricie qui lui a d’abord parlé du logement et du programme d’hébergement pour étudiant.es. « Ça serait ton genre! », avait lancé la tante en question, qui n’a jamais si bien dit.
Florence s’est installée il y a un peu plus d’un an, gagnant peu à peu la confiance de ses colocataires. « Mes grands-parents habitaient loin de chez moi, alors je suis plus proche des gens ici que d ’eux », admet sans détour Florence, qui possède aujourd’hui plus de grands-parents que quiconque au pays.
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Les yeux de Florence brillent instantanément lorsque je lui demande ce que les aînés lui apportent.
« Tellement d’affaires! », s’exclame-t-elle, évoquant leur joie de vivre, leur écoute, leur sagesse et leur côté potineur attachant. « Quand je fais les ateliers de tricot et de manucure, c’est propice aux commérages. Une dame va trouver qu’une telle est pas mal collée sur ce monsieur-là, etc. »
Sans avoir de chouchou (elle n’aime pas le mot), Florence a bien sûr plus d’affinités avec certaines personnes. Quand même, elle se targue de connaître tout le monde et s’efforce de les saluer au moins une fois par semaine, en plus de prendre leur présence aux repas à l’occasion.
Si les jeunes de son âge écarquillent un peu des yeux en apprenant où Florence vit, ils trouvent finalement ça très cool. « J’ai déjà la réputation d’être une grand-maman. Je tricote dans mes cours! », lance l’étudiante, en exhibant fièrement la veste décorée de têtes de mort qu’elle a mis des mois à confectionner.
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Outre le fait d’habiter une RPA, elle mène une vie semblable à celle des jeunes de son âge. Le mardi, par exemple, elle se rend au bar universitaire La Chasse-galerie pour le karaoké. « Quand je sors, presque tout le monde dort dans l’immeuble! »
Le samedi, même si elle n’a rien de prévu sur son horaire de bénévole, rien ne l’empêche d’aller passer deux heures à faire des casse-têtes avec ses voisin.es pour leur tenir compagnie et passer le temps.
« Yo, veux-tu un câlin? »
Florence salue l’ouverture des pensionnaires, mais aussi les leçons de vie qu’ils lui prodiguent généreusement. Plusieurs ont eu des vies tough, marquées par la mortalité en bas âge propre aux familles nombreuses. « Ce sont des modèles de résilience. Ils prennent tout avec un grain de sel, ne sont jamais stressés, ça fait du bien », avoue Florence, relevant le contraste avec sa génération aux prises avec l’anxiété.
Évidemment, la mort fait aussi partie de la vie en RPA, ultime escale pour bon nombre d’aînés. Florence ne l’a pas encore vécue de trop proche, sauf pour un voisin de chambre qui vient de perdre sa femme. « Ça m’a rappelé le décès de ma grand-mère durant la COVID. J’étais triste pour lui, je suis allé le voir pour lui demander: Yo, veux-tu un câlin? »
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À l’occasion, Florence descend au rez-de-chaussée pour jouer du piano pour les aînés, des classiques de Beethoven ou Chopin auxquels elle consacre des semaines à maîtriser.
Bref, personne ne résiste à la bonne humeur contagieuse de « la petite qui va réparer des chars ».
« Ils sont tellement fiers qu’on soit (elle et Corentin) à l’école et ils regrettent un peu de ne pas y être allés. »
«Elle est un peu comme ma petite fille»
L’heure de la promenade approche, mais Florence descend d’abord deux étages pour me présenter Corentin, en train d’étudier dans sa chambre.
Un long trajet puisque littéralement tout le monde apostrophe la jeune femme dans les couloirs. Et vice-versa.
« Ah, Liette! C’est ma voisine! », s’exclame-t-elle justement à la vue d’une dame appuyée sur une canne près de la réception.
Le visage de la principale intéressée s’illumine en voyant l’étudiante. On comprend vite pourquoi. « Elle est une des raisons pour lesquelles je suis venue vivre ici. Je travaillais à l’université en secrétariat et elle accepte de m’aider chaque fois que j’ai besoin d’elle, même pour zipper quelque chose! », louange Mme Liette.
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«Elle est un peu comme ma petite-fille », renchérit un peu plus loin madame Odette, en train de papoter sur les sofas avec ses ami.es.
«Si on lui confie des choses, elle est capable de les garder pour elle », ajoute madame Pierrette.
Au bout du couloir, Corentin nous attend devant sa porte. Un beau grand gaillard de 20 ans, au Marronniers depuis janvier 2022. « Il n’y avait plus de places dans les résidences universitaires. J’ai vu une annonce et j’ai postulé », résume candidement l’étudiant en chimie d’origine française. Celui-ci défriche une terre d’accueil à travers l’expérience de gens qui ont eu douze ou quatorze enfants. « J’apporte un vent de fraîcheur, je pense, puisque plusieurs d’entre eux semblent assez isolés. Mon activité préférée est la pétanque », admet, sourire en coin à l’appui, l’étudiant français.
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Il dit se spécialiser davantage dans les activités physiques, comme les poches ou le billard. « Je les fais jouer au bowling sur la Wii aussi! Madame Gélinas a beau avoir 101 ans, elle fait quand même des abats!»
Le reflet de la société actuelle
Le temps file, Florence doit aller promener les résident.es du premier. Avant de la rejoindre, je fais un arrêt au bureau de Grace Balaha, coordinatrice administrative et personne-ressource du programme d’hébergement.
Si le projet était déjà en marche à son arrivée, elle le porte à bout de bras, visiblement très fière des résultats. « Vous ne pouvez même pas imaginer! Les aînés peuvent, à travers les jeunes, voir ce qui se passe dehors dans la société d’aujourd’hui », s’enorgueillit Grace, qui encadre la sixième cohorte de ce programme singulier. « Ces jeunes ne sont pas des employés ici, ce sont des résidents! », assure-t-elle, heureuse d’avoir attiré un premier garçon avec Corentin. « Les dames étaient contentes et les hommes aussi ont embarqué, ils écoutent le hockey ensemble! »
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En plus de se fusionner aux aînés, les étudiant.es sont aussi les yeux et les oreilles sur le terrain, servent à désamorcer les petites chicanes et à ramener l’harmonie, constate Grace. « Lorsque les étudiant.es doivent partir, je m’efforce de faire un roulement rapide pour atténuer le deuil. Plusieurs anciens jeunes écrivent encore aux aînés.»
Financé par le Secrétariat à la jeunesse du Québec, le programme d’hébergement existe dans trois résidences du Groupe LIBERTIA (incluant Les Marronniers) et modèle a été reproduit dans cinq autres établissements au Québec. « À cause de notre expertise, d’autres résidences nous approchent », souligne Mme Balaha.
«Je ne sortirais pas toute seule»
Je retrouve Florence dehors, au bras de madame Gisèle en train de trottiner derrière sa marchette sur le trottoir. Le soleil brille et le vent est chaud. « Je l’aime beaucoup, elle me fait prendre l’air. Je ne sortirais pas toute seule », raconte la dame de 90 ans, qui vit ici depuis treize ans.
D’une voix à peine audible, le pas fragile, elle murmure des souvenirs de sa jeunesse à Sainte-Anne-de-la-Pérade, de son mari et ses deux garçons aujourd’hui décédés.
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Marchant dans la rue pour lui laisser tout l’espace sur le trottoir, Florence tend une oreille attentive, veille à ce qu’elle ne tombe pas.
L’image est forte, belle, porteuse d’espoir.
Si Aznavour se demandait avec nostalgie ce qu’il avait fait de ses vingt ans, Florence peut pour sa part difficilement mieux les consacrer.