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J’ai terriblement peur du sida. Peut-être parce que je suis née dans une décennie marquée par l’angoisse et l’incompréhension, par l’affolement inhérent à l’apparition d’une maladie qui faisait tomber les jeunes gens comme des mouches. Mais en 2016, mes craintes sont-elles toujours justifiées? Aujourd’hui, les personnes séropositives peuvent-elles mener une vie normale? En cette journée mondiale de la lutte contre le sida, j’en ai discuté avec trois Québécois directement concernés par la maladie. Et bien qu’il y ait de l’espoir, c’est loin d’être simple…
L’état des lieux
Je voulais d’abord comprendre ce qu’il en était au Québec. J’ai donc contacté René Légaré, coordonnateur des communications de la Coalition des organismes communautaires québécois de lutte contre le sida. Première surprise: le portrait que je me faisais de l’enjeu était pas mal erroné.
Combien de personnes sont touchées par la maladie, dans la province?
Au Québec, on estime qu’environ 18 000 personnes vivent avec le VIH. En 2014, il y a eu 278 nouveaux diagnostics. Les hommes représentent la majorité des nouveaux cas, à 82 %.
Pouvez-vous m’expliquer la différence entre le VIH [virus de l’immunodéficience humaine] et le sida?
Quand la personne s’infecte, c’est avec le virus, le VIH. Le VIH détruit éventuellement le système immunitaire de la personne et la rend malade. Ça peut mener à une phase de la maladie où la personne dépérit et se rend à la mort, ça c’est le sida. Le sida est donc la phase préterminale d’une personne vivant avec le VIH.
Aujourd’hui, un diagnostic de VIH est un diagnostic de maladie chronique et non plus de maladie mortelle. L’espérance de vie d’une personne vivant avec le virus au moment de son diagnostic est de 70 ans.
Notre époque se résume comment, dans la ligne du temps du VIH?
Le nombre de personnes infectées diminue d’année en année depuis l’apparition des traitements efficaces, en 1996. Ce fut une diminution très très très lente, mais pratiquement toujours constante. Une chose qu’il faut garder en tête, c’est que dans le cadre des statistiques québécoises, on parle toujours des nouveaux diagnostics déclarés. Donc, si une année, on déclarait un plus grand nombre de cas, ça n’indiquerait pas nécessairement une hausse d’infections. Des fois, il y a plus de gens qui se font dépister, on peut donc diagnostiquer plus de cas de VIH.
Mais il y a beaucoup d’espoir. Nous commençons à dire aujourd’hui que le VIH peut ne pas être transmis lorsque la personne atteinte a une charge virale indétectable*, qu’elle suit bien son traitement et qu’elle est suivie par son médecin.
Je suis née dans les années 80, dans un climat de peur du sida. Je me rends compte que j’ai encore de grandes craintes qui ne sont probablement plus tout à fait justifiées…
C’est totalement compréhensible. On a fait peur dans les années 80 et on devait le faire, car on ne savait pas à quoi on avait affaire. Aujourd’hui, avec les avancées scientifiques, on lance un message d’espoir: « On peut mettre fin à l’épidémie du VIH au Québec. Si on investit de l’argent et des ressources, les données scientifiques sont là. »
Mais ça s’entrechoque avec la peur. On doit maintenant la déconstruire, entrer dans une phase d’éducation. On doit faire comprendre aux gens que le traitement anti-VIH est efficace, tant pour les personnes séropositives que les personnes séronégatives qui sont en fort risque de s’infecter.
Est-ce que vous faites référence à la PREP [une combinaison de deux antirétroviraux qu’on peut prendre afin de réduire le risque d’infection]?
Exactement. Le problème, c’est que ça coûte une fortune. Ce qui serait bien, c’est que la compagnie pharmaceutique réduise le coût de son médicament, quand il est donné à titre préventif.
Est-ce couvert par les assurances, au Québec ?
Oui. En ce moment, au Québec, ce n’est disponible que pour les hommes qui ont des relations sexuelles avec des hommes et qui sont donc en contexte de risque, mais il y a des études qui commencent à se faire auprès des travailleuses du sexe.
Est-ce qu’on a encore raison de croire que la communauté gaie est la plus touchée par le VIH ?
Oui, c’est toujours la plus touchée. Pour vous donner des chiffres, dans les 278 nouveaux diagnostics au Québec, 62 % sont des hommes qui ont des relations sexuelles avec d’autres hommes. Ensuite, les 31 % de cas de personnes hétérosexuelles se divisent en deux segments : 18 % de personnes originaires de pays où l’infection est endémique (parmi celles-ci, 35 % sont des femmes) et 13% de cas de transmission hétérosexuelle qu’on ne peut pas attribuer à des facteurs de risque tels qu’on les connaît.
Est-ce difficile de convaincre les gens de se faire dépister ?
On peut le voir de deux points de vue. Le dépistage dans certaines communautés va très bien. Chez les hétérosexuels, on a toujours recommandé le dépistage lorsqu’on entame la vie de couple et qu’on ne souhaite plus utiliser le condom. Alors c’est ce que les gens font. Mais dans le système de santé, il y a présentement des professionnels qui refusent de tester les couples hétérosexuels, car on ne les considère pas à risque. C’est déplorable, car le dépistage est volontaire et lorsqu’on le demande, il devrait être effectué.
Il y a aussi des populations qui sont déjà discriminées pour ce qu’elles sont, comme les hommes gais. Beaucoup d’entre eux ne veulent pas nécessairement parler de leur sexualité à leur médecin. La peur d’être discriminé est une barrière au dépistage. On le voit aussi chez les gens des communautés ethnoculturelles. Quand ils sont en processus d’immigration, ils ont peur de passer un test de dépistage et que ça affecte leur entrée au pays. C’est une problématique qui demeure fort présente.
Qu’est-ce qu’on croit faussement par rapport aux personnes séropositives?
D’emblée, quand une personne annonce qu’elle vit avec le VIH, elle a rarement un très bon accueil, peut-être parce que c’est une maladie qui se transmet sexuellement et qui touche principalement des groupes minoritaires. Dans le regard des gens, il y a une espèce de désapprobation. Aujourd’hui, j’irais même un peu plus loin: après les années de peur, quand une personne annonce son diagnostic, on va répondre: « Je ne peux pas croire ! Comment ça se fait que tu ne t’es pas protégé? »
Il y a un propos désapprobateur qui nuit à la lutte, car ça n’aide pas les gens à en parler, ni à vouloir se faire dépister.
Parler de la maladie. Une étape difficile, mais nécessaire. J’en ai discuté avec Pierre Ravary, un homme d’affaires qui a dû abandonner sa carrière et révéler son secret à ses confrères. Un processus qui ne se fait pas sans heurts.
* « Une charge virale de VIH est indétectable lorsqu’elle n’est plus quantifiable dans un échantillon de sang. On sait alors que le risque de transmission est nul », selon le Portail VIH / sida du Québec.
Vivre avec le VIH
Pierre Ravary raconte régulièrement son histoire dans des conférences données auprès d’infirmières. Il l’a probablement répété 100 fois, mais c’est avec générosité qu’il se lance. Encore.
C’est important de parler de la maladie, pour vous?
En parler fait partie de l’acceptation, de la démystification et de la banalisation de la maladie. Quand on vit avec un secret, ça peut devenir lourd. J’ai été infecté en 1980, je l’ai appris en 1985 quand les tests sont sortis et j’ai gardé ça secret pendant dix ans. La seule raison pour laquelle j’en ai parlé, c’est parce que je commençais à être malade et que je devais quitter mon emploi. J’étais président d’une compagnie, j’avais une carrière avec beaucoup de succès et soudainement, je devais annoncer à mes parents et amis que j’arrêtais de travailler. J’ai décidé de ne pas mentir. J’aurais pu inventer une autre raison, mais je préférais parler ouvertement.
Comment a réagi votre entourage?
Je suis sûr que j’ai été jugé par le monde des affaires, que je quittais. Mes parents l’ont pris d’une façon atroce, ils craignaient pour ma vie. Mon père a dit mon frère: « Écoute, s’il est malade, on va s’en occuper. » On a voulu prendre soin de moi.
Est-ce commun comme réaction?
Je le crois. Mais je dois admettre que chez les plus jeunes, le dévoilement est accompagné d’un plus grand sentiment de culpabilité; quand on est infecté aujourd’hui, c’est inévitable que les gens vont se dire « tu aurais dû te protéger ». Ils ne le verbaliseront peut-être pas. Mais ils vont le penser.
La majorité des gens que je connais se sentent coupables ou jugés. Dans mon cas, comme j’ai attrapé le VIH en 1980 – à ce moment-là, on ne savait même pas que ça existait –, je n’ai jamais connu ce sentiment de culpabilité.
Vous vivez avec le VIH depuis près de 40 ans. Sentez-vous une différence dans la façon dont on perçoit collectivement la maladie?
Je pense qu’on n’a plus la peur qu’on avait. On a même peut-être plus assez peur du VIH… Je vois beaucoup de gens prendre des chances terribles, j’en ai entendu d’autres dire: « Ce serait plus facile si j’avais le VIH, je prendrais une pilule par jour et je n’aurais plus à m’inquiéter. »
Sur les sites Internet, on voit beaucoup de gens qui préfèrent rencontrer des personnes qui sont indétectables plutôt qu’une personne qui ne connaît pas son statut (étant donné qu’elle pourrait être contagieuse sans le savoir)!
Aussi, dans les années 80, il y avait un grand mouvement de sympathie. Il y avait beaucoup de compassion envers les gens atteints du VIH. Aujourd’hui, je crois qu’on a moins peur, mais qu’on a une vision beaucoup plus dure envers les personnes séropositives.
Que croit-on à tort par rapport aux personnes séropositives?
Les gens ont souvent l’impression que c’est simple, qu’on prend une pilule par jour et que la vie continue comme si de rien n’était… Mais c’est loin d’être le cas pour les personnes qui, comme moi, sont infectées depuis toujours.
Les personnes qui n’ont pas été traitées pendant de nombreuses années ont beaucoup de problèmes de santé. Ce qui me fatigue, c’est l’idée que « si je l’attrape, ce n’est pas grave! » Ce n’est pas si simple que ça. Il faut voir le médecin régulièrement; les médicaments qu’on prend ont des effets secondaires, ils interagissent parfois avec d’autres médicaments et à un moment, ça complique beaucoup la vie. Ce n’est pas une « walk in the park ». Les gens font une banalisation qui est dangereuse.
Vous qui vivez avec le virus depuis si longtemps, est-ce qu’il y a encore quelque chose qui vous fait peur dans cette maladie? Clairement. Mon espérance de vie ne sera pas la même qu’une personne moyenne et j’en suis particulièrement conscient. Mon père vient de mourir à 92 ans et je suis convaincu que je ne me rendrai pas à cet âge-là. Déjà, mon cœur et mes artères ont été attaqués par le virus, comme mon foie et mes reins. Il y a une perte de qualité de vie qui n’est pas banale.
Je vous souhaite le mieux. J’espère que votre cœur trouvera le confort malgré les assauts. Merci d’en parler, il reste tant à faire.
Et il reste tant à dire, notamment du côté des femmes. Des victimes moins nombreuses, mais fortement affectées par la maladie d’un point de vue social et économique. J’en ai discuté avec Marie Niyongere, directrice du Centre d’Action Sida Montréal (Femmes).
Le VIH et les femmes
La voix de Marie Niyongere est autoritaire. On sent rapidement que la directrice du Centre d’Action Sida Montréal (femmes) en a le ras-le-bol de la violence que trop de femmes séropositives subissent.
Quelle est la mission de votre organisme?
Il s’agit de soutenir les femmes séropositives et leur famille grâce à des conférences, des ateliers et des rencontres individuelles. On donne donc des conférences publiques et des ateliers qui portent sur la prévention dans des écoles et des centres pour femmes. On donne aussi des sessions d’informations sur le VIH, la sexualité, tout ce qui touche la santé globale de la femme.
Au centre montréalais, on offre des rencontres individuelles d’écoute et de référence. Annuellement, on rejoint environ 800 personnes. Toutes ne sont pas séropositives, on reçoit notamment des appels d’information.
En 2016, quels genres de stigmates demeurent chez les personnes séropositives?
Au Québec, on vit beaucoup de stigmates et les femmes sont parmi les populations les plus discriminées. Ce qu’on voit chez les femmes qu’on accompagne, c’est qu’au sein de la cellule familiale, si monsieur et madame sont séropositifs, on dit souvent que c’est la faute de madame. Que c’est elle qui a emmené le VIH dans la famille. Ce sont des situations difficiles à comprendre quand on ne travaille pas dans le milieu, mais elles sont véritables.
Ce sont aussi les femmes qui se font discriminer quand elles ont à négocier le port du condom. Si la femme dit: « on va mettre un condom », Monsieur va la juger, comme si elle cachait quelque chose.
Selon vous, la femme séropositive vit plus de honte?
Bien sûr. Le VIH est tabou. On n’en parle pas. Et on croit à tort que le VIH n’est que pour les homosexuels ou les prostituées. On n’inclut pas les femmes qui ne sont pas travailleuses du sexe. Pourtant, personne n’est à l’abri. Il suffit de rencontrer quelqu’un au mauvais moment.
Quel genre de dynamique familiale engendre le VIH?
Je dis toujours qu’on n’accepte pas la maladie, mais qu’on apprend à vivre avec. Si la famille n’apprend pas à vivre avec le VIH, elle éclate. Le tout repose souvent sur les épaules de la femme. On en rencontre beaucoup qui ont une dépendance affective envers leur conjoint, leurs enfants, leur famille. Ce sont aussi souvent elles qui ont un revenu précaire, dans le couple. Elles ont l’impression qu’elles ne peuvent pas quitter le nid familial. En plus, elles croient que personne ne les acceptera en tant que femmes séropositives – en amour ou au travail. Elles vivent de la violence psychologique et économique. Malheureusement, ça se passe entre les quatre murs des maisons.
Ce qu’on veut, c’est que la femme ait un pouvoir sur sa vie privée, qu’elle ait de l’estime de soi, qu’elle se dise: « Je suis séropositive et je reste une personne, une mère, une conjointe, une amie. » Le VIH n’est pas devant nous, il est avec nous; il ne doit pas devenir un blocage à la vie.
Finalement, la maladie fait bien moins peur quand on tente de la comprendre, non? Pour y arriver, il y a un paquet d’organismes prêts à nous aider. Un paquet d’individus courageux prêts à prendre la parole. Un paquet de mains tendues. Il est temps de faire un pied de nez à la honte.
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