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Vivre 100 % en anglais à Montréal
« J’ai été capable de vivre à Montréal sans parler français. C’est tout à l’honneur de cette ville », lançait récemment le PDG d’Air Canada Michael Rousseau, mettant le feu aux poudres chez la majorité francophone québécoise.
Bon nombre de voix se sont aussitôt élevées dans les médias, les rangs politiques et les réseaux sociaux pour dénoncer l’unilinguisme du grand patron du transporteur national, pourtant assujetti à la Loi sur les langues officielles. L’affaire a même généré un nombre record de plaintes au Commissariat aux langues officielles, forçant le principal intéressé à présenter ses excuses et à prendre au plus sacrant des leçons de français privées.
Mais un secret de Polichinelle se cache derrière ce déchirage de chemise linguistique : oui, c’est toujours possible et même facile de passer sa vie en anglais à Montréal, selon sa position géographique sur l’île.
Si la grande majorité des Montréalais.es maîtrisent les deux langues officielles, un rapport municipal publié en 2017 indique qu’environ 11 % des gens s’expriment uniquement en anglais dans la métropole (contre 3,1 % à l’extérieur du 514).
J’ai entrepris d’aller à leur rencontre, entre autres pour savoir ce qu’ils ont à dire sur la sortie du big boss d’Air Canada.
Ma quête s’amorce stratégiquement sur la rue Sainte-Catherine, proche de l’Université Concordia, où l’anglais est aussi répandu que le fluo dans les années 80. Plusieurs reportages ont déjà été faits sur ce tronçon de l’artère commerciale, dénonçant la prédominance de l’anglais dans les commerces.
Posté sur le trottoir avec mon calepin, j’ouvre grandes mes oreilles à l’affût de conversations in english. Rien de difficile jusqu’ici, puisque pratiquement tout le monde s’exprime dans la langue d’Eugénie Bouchard. Pas le choix de plonger pour essayer de trouver une personne unilingue anglophone qui n’est pas juste de passage à Montréal, sans trop savoir si cette mission sera un jeu d’enfant ou l’équivalent de chercher une aiguille dans une botte de foin.
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Une femme se méfie et s’éloigne d’un pas rapide quand j’engage la conversation avec elle sur le trottoir. Lorsque j’évoque la controverse du PDG d’Air Canada, elle s’immobilise.
Elisabeth raconte habiter Montréal depuis 52 ans. Quand je lui demande si elle a eu le temps, en cinq décennies, d’apprendre le français, elle switch aussitôt. « Je suis bilingue et je parle allemand aussi », assure-t-elle en souriant, avec un bel accent.
Elle admet d’emblée être moins confortable en français et dit s’en excuser à qui veut l’entendre dans les commerces qu’elle visite à l’extérieur du centre-ville. « Je dis toujours : “I’m sorry my French is not very good” et les gens sont très compréhensifs. C’est frustrant quand les francophones pensent qu’on ne parle pas français », confie-t-elle, martelant faire des efforts.
Elisabeth comprend toutefois parfaitement la frustration des francophones à l’égard des anglophones installé.e.s ici qui ne parlent pas un mot dans leur langue. « Je connais beaucoup de gens qui ne parlent pas français et je suis consciente que c’est dommage. C’est un must de parler deux langues dans la vie, surtout à Montréal. Se limiter à une, c’est triste », admet-elle.
La marcheuse qualifie cependant de « tempête dans un verre d’eau » la polémique impliquant Michael Rousseau. « Il aurait juste pu s’exprimer différemment et être un peu plus diplomate, mais il n’est pas le seul », souligne-t-elle, dénonçant une certaine récupération politique de l’affaire.
Il n’est pas le seul en effet, puisqu’un simple coup de sonde m’a permis de trouver facilement quelques Montréalais.es de longue date baragouinant à peine quelques mots en français.
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C’est le cas de Dennis, âgé de 82 ans, qui habite Montréal depuis 1968. À sa défense, l’octogénaire admet avoir perdu son français avec l’âge, lui qui le maîtrisait mieux à l’époque, après son mariage avec une Québécoise francophone (avec qui il est toujours après 44 ans). « Messi bok oupe, uno dos tres quatro! », s’essaye-t-il, mélangeant malencontreusement la langue de Cervantès à celle de Molière.
« Of course! », répond-il ensuite spontanément, lorsqu’on lui demande si on peut vivre à Montréal en anglais seulement. « Surtout si tu passes ta vie à Westmount! », enchaîne le sympathique gaillard en connaissance de cause, lui qui partage son temps depuis toujours entre Westmount et Woodridge (en Angleterre), d’où il vient. « Mes enfants parlent français, mais ma femme ne me parle presque plus en français depuis que je l’ai pas mal oublié… », soupire Dennis.
« Moi, je veux respecter les francophones »
Chez les plus jeunes interrogé.e.s, on passe aisément de l’anglais au français, même si tous et toutes s’entendent pour dire qu’il est simple comme bonjour/hi de survivre à Montréal sans prononcer le moindre mot en français. « C’est surtout moi qui souhaite l’utiliser à l’occasion pour le pratiquer. C’est pas toujours simple, puisqu’on me répond souvent en anglais », constate Tina, qui dit recevoir un traitement différent lorsqu’elle fait des efforts en français. « Les gens sont contents et reconnaissants. Moi, je veux respecter les francophones », assure la jeune femme, ajoutant que ses amies font de même, d’abord pour profiter de « l’expérience culturelle » de Montréal.
Ce visage particulier de Montréal plaît d’ailleurs beaucoup à Emeline, Piper et Stella, trois étudiantes qui adorent le proverbial côté européen de la métropole. « C’est facile de parler juste en anglais, surtout au centre-ville, mais j’essaye d’être polie avec la majorité francophone », admet Piper, originaire de la Colombie-Britannique. Son amie Emeline trouve formidable, voire dépaysant, de commander son café en français sur le Plateau-Mont-Royal, mais le vrai test sera de sortir de Montréal, admet-elle. « J’ai visité souvent l’Europe et ça me rappelle ça avec l’art, la culture », résume l’étudiante de Seattle.
Leur amie Stella est la seule qui a grandi ici, d’un père québécois et d’une mère anglophone. C’est la seule qui maîtrise le français d’ailleurs, pour l’instant. « Je travaille dans un café au bout de la rue et au moins 80 % de mes clients me parlent en anglais et 20 % en français », calcule Stella, qui les accueille dans les deux langues pour ne froisser aucune susceptibilité.
Meanwhile in Westmount…
Tant qu’à parler à des anglophones à Montréal, aussi bien se rendre à Westmount, vu comme une sorte de Mordor pour les puristes de la protection du français.
Je stationne sur la rue Clarke, tout près de l’hôtel de ville. Les pelouses sont tapissées de feuilles devant d’immenses maisons que je ne pourrais jamais me payer avec mon salaire URBANIA.
Ma Kia Rondo 2011 tranche d’ailleurs dans le paysage automobile. Il y a du monde sur l’avenue Green, surtout sur le trottoir du côté ensoleillé.
Adele habite le quartier depuis plusieurs années et vit depuis en anglais seulement. « Quand j’habitais près de la rue Laurier, je me forçais un peu plus, mais même si je ne parle pas bien en français, je comprends », justifie la dame originaire du Liban.
Comme elle, plusieurs évoquent la gêne ou la peur de faire rire de soi pour justifier leur retenue à utiliser le français. « Mes petits-enfants me chicanent! », admet Adele en riant.
Sur une note d’espoir, plusieurs personnes âgées croisées vont en ce sens, en affirmant que si elles maîtrisent peu ou pas du tout le français, leurs enfants, mais encore plus leurs petits-enfants, peuvent aisément passer d’une langue officielle canadienne à l’autre. « Les plus jeunes adorent parler français et comprennent que c’est une magnifique opportunité. Ce n’est plus un problème! », croit Jo-Ann, croisée en train de faire ses courses en compagnie de son amie Marilyn.
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Si elles me jasent ça en anglais, ces deux enseignantes à la retraite (d’un programme d’immersion anglaise) confessent avoir passé leur vie à Montréal dans leur langue maternelle. « Mais on a appris le français! », assure Jo-Ann, qui dit ne pas avoir eu le choix de toute façon d’en apprendre au moins les rudiments pour se débrouiller. « Juste pour comprendre au départ les mots sur les pancartes, les affiches, etc. », souligne Marilyn, citant en exemple le mot « patinoire ».
Même si elles ne sont pas en lice pour devenir « patriotes de l’année », les deux femmes n’excusent en rien le PDG d’Air Canada, qui devrait être au moins capable de comprendre le français, surtout compte tenu de sa position. « Tu vis à Montréal, tu dois comprendre ou essayer de parler en français. C’est pas plus compliqué que ça. Plus on parle de langues, mieux c’est de toute façon. C’est un monde international maintenant! », résume Jo-Ann.
« A total jerk »
« He’s a total jerk! », résume sans détour Bruce au sujet du PDG d’Air Canada. « La langue des affaires est l’anglais, mais si tu veux vivre ici, tu dois apprendre le français », croit l’homme qui habite Westmount depuis plus de vingt ans.
Il admet toutefois à peine maîtriser le français lui-même, une langue qu’il n’utilise pratiquement jamais sauf les rares fois où il sort de Montréal. « Je ne le parle pas comme je le voudrais et je le regrette un peu », confie Bruce, qui montre du doigt une éducation et une vie professionnelle unilingues anglophones. « Mais mes enfants et mes petits-enfants sont fluents dans les deux langues », assure-t-il.
Si Bruce se montre si dur avec le patron d’Air Canada, c’est aussi parce qu’il croit que cet incident finira par creuser le fossé entre les deux solitudes et souffler sur les braises du débat constitutionnel. « Les tensions viennent et vont, mais ce jerk risque de remettre le feu aux poudres et on a d’autres problèmes à gérer présentement », tranche-t-il.
Ces deux solitudes sont d’ailleurs bien palpables en se promenant dans le quartier, avec cette impression d’être un touriste dans ma propre ville. Les conversations captées sur la rue se déroulent toutes en anglais, même dans un café baptisé Brioche dorée. « Au moins 70 % de mes clients sont anglophones », calcule la jeune employée au comptoir, qui m’a gentiment servi en français malgré tout.
Ça ne s’invente pas, il y a même à mon passage deux clients anglophones sur la terrasse en train de s’amuser à sacrer à la québécoise avec le même succès mitigé qu’un Français sur le party. « Ostee the Tabeurrrrnacole! »
En quittant le quartier après ce pèlerinage linguistique, je réalise que les employés d’une compagnie d’excavation à pied d’œuvre devant une immense baraque de la rue Clarke sont les premiers croisés dont la langue maternelle est le français.