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« Viviane, notre père est gai »

Faire son coming out après quarante ans de mariage.

Par
Viviane Audet
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On est le 13 juin 2021.

Les enfants attendent avec impatience la visite de leurs grands-parents, en retard de trois heures. On avait dit fin d’avant-midi. Pas leur genre. J’appelle, j’appelle, je texte, je texte. Pas de réponse.

Il est 14h00. C’est une journée du mois de juin où ça prend au minimum une petite piscine en forme de melon d’eau pour survivre. Le genre de dimanche où je manque d’inspiration dans toutes les sphères de ma parentalité, alors je donne du melon d’eau aux enfants dans leur piscine en forme de melon d’eau. Le plus jeune a même un costume de bain avec des melons dessus. Rendu là, on peut commencer à parler de concept.

Ça fait de belles photos ensoleillées, alors j’envoie ça par texto aux retardataires. Pas de réponse. Ils sont partis de la Gaspésie en motorisé hier matin. En chemin, ils se sont arrêtés à Québec, chez mon frère, pour voir « les p’tites » et ensuite, le plan, c’est qu’ils viennent m’aider avec les enfants pour la semaine à venir. Mon chum est en tournage dans le Témiscouata et je suis en studio toute la semaine. Help!

Il est 15h quand mon frère m’écrit en panique sur Messenger : « Viviane, appelle-moi. Urgent. Personne de malade, personne de mort ».

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Mon frère n’est pas fort sur les points d’exclamation. C’est un gars posé, réfléchi et je l’aime pour ça.

Je rentre les petits en dedans. Faut dire qu’ils ont fait le tour des melons d’eau. Je mets la saison 6 de Pat’Patrouille. L’épisode avec Stella et les trois pingouins perdus. Ils devraient être au summum de leur autonomie pour au moins 7 minutes : Pat’Patrouille à la rescousse!

J’appelle mon frère.

-Allô, Nico?
-Es-tu ben assise?

Quelle étrangeté, cette idée de s’asseoir pour encaisser les nouvelles. Peut-on être debout ET recevoir un coup de masse dans le front? Le débat est ouvert. À la limite, on est plus d’attaque pour réagir, non? Je m’assois quand même.

J’ai bien fait.

-Viviane, notre père est gai. Il vient de nous annoncer ça, à m’man pis moi.

Un feeling d’aspiration. Flotter dans un grand vortex de chaleur. Il fait chaud, c’est pas des blagues. Mais rien de tout ça n’est une blague.

Le temps passe. L’équivalent de mille ans ou une nanoseconde, quelque part entre les deux.

-Nico, sais-tu quoi? Je pense que je suis soulagée.

Je viens de dire ça : je-pense-que-je-suis-soulagée. Ces choses que l’on sent. Soulag…

-Nico!!!!! Mais maman?!!!!!!!!!!!!!
-Comme un gros accident de char.

Ma mère. Je ne suis plus soulagée du tout.

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Ma mère. 40 ans de mariage. Ma mère, cette femme merveilleuse. Ma mère.

-Sont où LÀ?
-Y s’en viennent chez vous. Ils sont sûrement rendus à Drummondville et vont être chez vous dans une heure, j’imagine.

Je raccroche. Je regarde dans le salon. Stella attrape les trois pingouins perdus sur leur banquise à la dérive avec son hélicoptère et les ramène sur la terre ferme. Ryder est heureux, Marcus s’enfarge dans son tuyau de pompier. Tout le monde rit. Il est drôle, Marcus.

Personne n’a prévu venir me secourir, moi. Faudra vivre. Faudra vivre ça. Dans une heure environ, s’il n’y a pas trop de trafic sur le chemin des Patriotes.

Faudra vivre tout ça.

HELP.

Appeler mon chum.

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-Peux-tu me parler ?
-Je peux pas tout de suite, je suis sur un bateau avec les comédiens. On se fait un p’tit BBQ, y fait beau. Je peux-tu t’rappeler?
-Mon père vient de faire son coming out à mon frère pis ma mère. Y arrivent. Je sais pas quoi faire.

-Oh.

Le chum se pogne un petit coin en arrière du bateau, baisse le ton, me dit que ça va être correct, que je vais être bonne.


Pendant cette heure d’attente, je scanne mon enfance, mes souvenirs. J’ajoute cette nouvelle donnée, comme on ajuste la lentille devant une image floue. Focus.

Il est 17h tapant quand le gros motorisé de mes parents s’aventure au ralenti dans l’entrée étroite de ma cour.

Il est 17h01 quand mon père nouvellement officiellement gai sort du motorisé.

Il est 17h02 quand je le serre dans mes bras, parce qu’il sait que je sais. Nous savons tous maintenant.

Il est 17h03 quand ma mère sort du côté passager, contourne le devant du gros véhicule de plaisance, à des années-lumière du moment présent. Nos yeux se croisent. Un accident de char.

Il est 17h04 quand je la serre très fort. Longtemps.

Il est 17h07 quand les enfants réalisent que leurs grands-parents sont ENFIN ARRIVÉS et qu’ils courent partout au bout de leur joie.

Il est 17h09 quand je leur donne la permission exceptionnelle (pas si exceptionnelle) de regarder les deux petits jumeaux riches sur YouTube qui font du mini Jeep dans leur cour de Beverly Hills sous le regard de leur mère trop expressive.

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Il est 17h10 quand je verse un verre de gin à mon père, à ma mère, et à moi.

Il est 17h11 quand le silence.

La question qui me passe par la tête à ce moment-là dans cette grande apnée vertigineuse aux effluves d’Hendrick’s : on se retrouve où dans ce début et dans cette fin? Comment cette délivrance pourra à la fois nous déconstruire et nous construire ?

Les questions ont été posées. Les coches ont été pétées. Parce que oui. Des coches ont été pétées. Parce que non. Rien de tout ça n’est parfait. Parce qu’avec la compréhension, la bienveillance et tout l’amour possible peuvent cohabiter la confusion, le déchirement et la peine. Un pas pire beau cocktail. Et pour adoucir tout ça, à part le gin : le temps.

Le temps qui passe. Rien de plus banal. Le temps qui avance : quelle platitude sans nom.

Et en plus, ça s’fait tout seul / sans effort / aucun mérite.

Donc, pour donner un edge et un peu de poésie au processus d’apprivoisement, j’irai simplement d’une analogie gaspésienne, parce que mes origines me confèrent un droit acquis sur ce genre de comparaisons maritimes un peu louches : la vie s’est moulée tout doucement à ce nouveau NOUS, comme le sel de la mer poli les roches coupantes.

La vérité.

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Cette denrée à la fois précieuse et terrifiante. Mon père a fait ce qu’il devait faire. Avec tout l’amour du monde, malgré le déchirement. Il l’a fait tard dans sa vie. Oui. Mais il l’a fait pareil.

Je suis fière de lui.

Ma mère s’est rapprochée de nous. Je l’ai vue se reconstruire. J’ai découvert une femme résiliente et courageuse.

Fière d’elle aussi.

Et moi. Pas clair, encore, comment tout ça se dessine dans ma tête. Pas clair, encore, les sentiments qui m’habitent dans mon cœur de petite fille. Pas clair, encore, comment j’attache tout ça ensemble. Je me laisse le droit de pas toujours savoir, et c’est correct.

Trois ans plus tard, les fils se sont recousus, les cicatrices sont moins visibles et notre famille existe dans cette nouvelle formule. Je suis fière de faire partie de ce clan qu’on aime qualifier entre nous de « moderne », même s’il n’y a rien de moins « moderne » que de se dire « moderne ». Ark. On n’a qu’à penser aux salons de coiffure avec « 2000 » dans leur nom.

La modernité, c’est juste d’apprivoiser la nouveauté.

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Et c’est en plein ça qu’on a fait : on est moderne.

Quand on était petits, en voulant brûler des feuilles mortes, mon père a sans le vouloir mis le feu à notre grand terrain sur la rue Droken à Maria. Les pompiers avaient combattu le feu, mais une partie de la forêt derrière la maison avait brûlé.

J’avais été marquée par la vitesse à laquelle la nature s’était reprise après.

Plus belle.
Plus dense.
Plus riche.
Plus fleurie.

***

Viviane Audet co-signe la musique du film « Dis-moi pourquoi ces choses sont si belles » qui sort le 21 juin prochain et prépare son prochain album instrumental piano solo, prévu en janvier 2025.