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Vivace et odorante

Les carnets d'Anick Lemay.

Par
Anick Lemay
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Une terre de cent acres au creux d’une colline. Une terre à bois fendue d’un ruisseau qui me paraissait, petite, semblable à une rivière farouche et dangereuse. Ce ruisseau qui se changeait, aux abords du camp de Grand-Père, en source claire, prête à boire.

Quand tu arrives en haut de la côte, tu vois la maison de mes grands-parents au creux de la colline verdoyante, blanche comme un nuage de beau temps ou pleine de couleurs, selon la saison. Pis ça sent bon là, t’as pas idée. Un mélange de champignons, de mousse, de fleurs et de vert. Chaque fois que j’arrive en haut de la côte, ça sent la même affaire et dans mon cœur, ça goûte pareil. De la joie pure. Une excitation enfantine. Le goût rassurant d’un passé heureux.

Ce passé, il a pris cent-un ans et demi à se bâtir. Ce passé aux odeurs de bonheur et de cœurs de poulet en sauce porte un nom : Rollande. Pis Rollande, ça s’adonne à être ma grand-mère. Je suis la fille la plus chanceuse du monde.

Avec Léo, mon grand-père, elle eu sept enfants, une terre en bois debout, des poules, des chevaux, un poney, des cochons pis des vaches. Peut-être même des chèvres mais là, j’suis pas sûre.

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Ma grand-mère a vraiment pris goût à sa vie en déménageant à la campagne, à 25 ans. Avec Léo, mon grand-père, elle eu sept enfants, une terre en bois debout, des poules, des chevaux, un poney, des cochons pis des vaches. Peut-être même des chèvres mais là, j’suis pas sûre. Grand-mère avait un immense jardin, un champ de patates et un autre de maïs. Elle n’arrêtait jamais. Comme elle ne buvait pas d’eau.

« L’eau ça fait rouiller, pis je dormirai à côté du Bon Dieu! »

Les jambes bien droites, le corps penché par en avant, pliée en deux comme si rien n’était, elle cueillait ses patates sans jamais avoir fait de yoga. Elle pouvait revenir du bois par la clairière à moitié nue parce qu’elle avait trouvé trop de « talles » de bleuets ou de fraises des champs et que, pour s’en rappeler, elle suspendait aux arbres ce qu’elle avait sur le dos… Mon Grand-Père était fou d’elle, tu comprends ben.

Pas très grande, 5’2 ou 3 je dirais, cheveux noirs et yeux bleu azur, elle avait le rose aux joues naturel. Un jour, elle est sortie du bois, la hache à la main et son tablier tout ensanglanté… Grand-père mettait des pièges à ratons près du champ de maïs pour protéger sa récolte. Mais au lieu d’assommer la bête avec le plat de la hache comme il le faisait, elle, elle l’a achevé. Avec le tranchant, pour pas qu’il souffre… Elle avait le cœur immense et peur de rien.

Et la peau si douce…

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Elle est, je le crois profondément, la première personne AU MONDE à avoir recyclé. Avec elle, tout avait une seconde vie (ou plusieurs). Rien ne se jetait. Même dans les derniers milles de sa vie, elle prenait les sacs de pain vides à la cafétéria de la résidence pour les remplir de pop-corn… et nous les donnait quand on allait la visiter. Parce que c’était aussi ça Rollande; le don de soi et de ce qu’elle possède. Personne, jamais, ne repartait de chez ma grand-mère les mains vides. Et on repartait toujours le cœur plein.

Même dans les derniers milles de sa vie, elle prenait les sacs de pain vides à la cafétéria de la résidence pour les remplir de pop-corn… et nous les donnait quand on allait la visiter.

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Quand elle n’était pas dehors à s’occuper, elle cuisinait tout le temps. Elle faisait des miracles avec de la farine pis du beurre. Elle cuisinait pendant des jours pour nous accueillir toute la gang (on est 38 à la base pis ont est rendus 80 en comptant les arrières-petits et les chums/blondes). Elle faisait tourner les tablées pour le jour de l’an, Pâques, les épluchettes et toutes autres excuses qu’on trouvait pour se retrouver ensemble à boire du gin, jouer de la musique, chanter, danser ou jouer aux fers. Elle nous a tissés serrés.

Je me rappelle d’une nuit en particulier. C’est le jour de l’an. On est tous cordés, les cousins/cousines, dans la cave, sur des matelas ou des divans. Ça sent le dodo d’enfants et le bacon. Il doit être cinq-six heures du matin et je ne dors pas. Ma grand-mère brasse dans la cuisine depuis deux heures… Ça veille tard chez les Lemay. Ça a dû jouer aux cartes jusqu’à trois-quatre heures. Elle a pas dormi beaucoup ou pas du tout. Et moi, je fais semblant, couchée entre un cousin et une cousine, un œil à moitié ouvert pour la regarder aller. J’attends mon tour. Parce qu’elle passe à côté de nous et soulève délicatement la main de chacun de ses petits-enfants, pour la laisser retomber mollement. Et elle sourit à chaque fois, attendrie. Je me demande encore aujourd’hui si, du haut de mes neuf ans, j’ai réussi à la berner…

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La dernière fois que j’ai vu son Léo, mon grand-père, c’était il y a 13 ans. Ma fille était pas encore dans mon ventre et on s’était réunis, toute la famille, sur la terre pour une épluchette. En sachant tous que c’était sa dernière, à Léo. Ce jour-là, je suis rentrée dans la maison pendant que mon grand-père se reposait un peu dans le salon. J’ai eu l’immense privilège de boire un Cinzano moitié-moitié avec lui, assise à ses pieds, devant sa chaise berçante. Il m’a dit ses silences, sa peur de laisser sa Rollande et sa peur de mourir… Je l’ai beaucoup embrassé et j’ai beaucoup caressé ses belles mains bleutées.

La dernière fois que j’ai vu son Léo, mon grand-père, c’était il y a 13 ans. Ma fille était pas encore dans mon ventre et on s’était réunis, toute la famille, sur la terre pour une épluchette. En sachant tous que c’était sa dernière, à Léo.

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La dernière fois que j’ai vu sa Rollande, ma grand-mère, c’est la veille de sa mort. J’ai fait un détour par Sherbrooke, sachant que c’était bientôt l’heure où il viendrait la chercher. Enfin! Elle avait 101 ans et demi. Elle se demandait qu’est-ce qu’il attendait donc, pour lui ouvrir la porte… Il cherchait surement la clé. Il cherchait souvent ses clés.

Ma sœur, mon père, ma tante Loulou et moi, on a vécu une heure de pure douceur avec elle. On s’est beaucoup embrassé et beaucoup dit je t’aime. On a beaucoup caressé ses mains, ses cheveux et son beau visage. Elle nous a fait rire, nous a poussé une p’tite toune en dansant avec ses mains, nous a parlé du Bon Dieu en le pointant très fort au plafond avec son index, de Mère-Nature et de Léo, bien évidemment. Elle nous a raconté sa brouette et ses phlox, qu’elle a semé à tout vent. On a tous des phlox à grand-mère sur notre terrain. Et elle a répété au moins trois fois que ses fleurs étaient un cadeau de Mère-Nature et qu’elles étaient vivaces et odorantes…

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Même au seuil de la mort, Grand-Mère, tu es restée semblable à tes phlox : vivace avec cette odeur bien à toi de savon de pays.

Le mien. Grâce à toi.

Bon voyage, Grand-Mère. Je t’aime.

***

Mes vacances sont finies. J’embarque dans mon dernier tiers : la radiothérapie. J’ai eu ma journée de « planification » la semaine passée. On m’a moulée, tatouée et scannée. On en a pour cinq semaines, cinq jours/semaine. P’tite job pépère. Embarques-tu?

Ça va être moins « rough » que ce qu’on a traversé, cet été. Je te le jure…

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Sur la photo : les 100 ans de Rollande. Avec ma sœur Roxanne. Quand je te dis qu’on s’embrasse beaucoup, chez nous… :)

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Les carnets d’Anick Lemay ont été rassemblés en un livre, Le gouffre lumineux, dans lequel réflexions, histoires inédites et photos ont été ajoutées. Vous pouvez vous procurer ce livre à notre boutique en ligne!

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