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Visite presque luxueuse au « musée » Royalmount

Non, Louis Vuitton et Gucci ne sont pas encore ouverts. A&W l'est, en revanche!

Par
Malia Kounkou
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« C’est juste un autre centre commercial, mais plus riche. »

Assis sur une chaise pliante au beau milieu de l’entrée du tout nouveau centre commercial Royalmount, ce Montréalais à la chevelure grisonnante regarde droit devant lui, les bras résolument croisés, parfaitement imperméable à la fébrilité environnante.

C’est pourtant jour de fête : après une presque décennie de paroles et de reports à la chaîne, l’édifice que l’on vendait comme un Disneyland montréalais du « luxe accessible », vient enfin d’ouvrir ses portes au grand public, au pied de la station de métro De la Savane.

N’est-il pas heureux?

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Tandis que je l’approche pour recueillir ses premières impressions, l’homme – que je surnomme secrètement le Penseur royal – ne décline pas son nom, préférant plutôt me scruter avec suspicion, comme pour deviner à quelle sauce je compte l’assaisonner.

Bien navrée de le décevoir; je ne suis qu’une simple journaliste venue observer l’intrigante cohabitation annoncée entre Gucci, Rolex, H&M, un cinéma, un hôtel et un aquarium, mais aussi la fameuse clientèle huppée censée profiter de tout cela.

Une partie de moi craignait même qu’ils ne scannent nos cartes bancaires dès la passerelle d’entrée pour ne garder que ceux dont le compte en banque dépasserait les quatre zéros.

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Finalement, le Penseur royal ne semble flairer aucun danger en moi, puisqu’il rend son regard sceptique à l’horizon surpeuplé de visiteurs, avant de finalement me répondre.

« Le Centre Rockland va mourir et celui-ci va prendre sa place. Ça déplace juste le mal. Comme on dit : le roi est mort, vive le roi », prophétise-t-il.

Pas fou, il ajoute que si le cinéma ouvre bientôt… bon. Peut-être qu’il viendra effectivement voir ses films ici.

Car, aussi indifférent veut-on rester face à l’enthousiasme ambiant de cette inauguration, elle finira tôt ou tard par vous gagner.

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Ou par vous tapoter joyeusement l’épaule avec un : « Excuse me, could you take a picture of us? » de la part d’un couple de cinquantenaires asiatiques, aussi fièrement debout devant l’écran publicitaire du Royalmount qu’ils ne l’auraient été devant le Taj Mahal.

« Yay! Grand Opening! », s’exclame même l’homme, dont le visage me semble familier, tout en brandissant son pouce en l’air, sa femme souriant à ses côtés.

Après trois flashs d’iPhone, ça me revient : c’est ce même monsieur qui photographiait avec application sa femme traversant la passerelle vitrée qui survole l’autoroute 15 pour relier la sortie de métro à l’entrée du centre commercial.

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Que son visage me soit spécifiquement resté en tête demeure toutefois pour moi un mystère.

En effet, durant cette matinée d’inauguration, il est bien plus commun de croiser une personne ayant son téléphone vissé à la main pour filmer les lieux, s’y prendre en photo ou appeler en visio les pauvres bougres qui n’auraient pas pu venir à l’inauguration, que d’en croiser une les mains libres.

« Moi aussi, en traversant la passerelle, j’ai pris une vidéo », confirme l’une des vendeuses du kiosque Steve Madden, situé à la sortie du fameux pont vitré.

« C’est le plus beau centre d’achat que j’aie vu au Canada! », s’exclame-t-elle à propos de son tout nouveau lieu de travail.

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Cette inauguration est si spéciale que certains ont choisi de sacrifier leur journée de congé pour en profiter. D’autres, plus jeunes, ont très visiblement séché les cours.

Des jeunes femmes viennent observer les vitrines entre amies. Des couples déambulent, main dans la main, croisant sur leur route des familles dont toutes les générations sont représentées, de la grand-mère à la poussette.

Pari réussi pour ce Disneyland version Montréal, donc, car même les attractions pour divertir les passants sont au rendez-vous.

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Chez Aldo, des bouquets de roses assortis d’un -20% sont tendus aux premiers visiteurs. Du côté de La Vie en Rose, ce sera plutôt des flûtes de jus.

Aux portes d’Alo, deux férus de yoga enchaînent les poses avec souplesse.

Devant Uniqlo, le duo musical montréalais Ame no Ato frappe avec force sur des taikos, des tambours japonais dont l’écho se répercute jusqu’au bout du long couloir vitré.

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À quelques pas de là, un adolescent a le nez collé sur son écran, avec pas moins de six sacs d’achats Nike étalés à ses pieds. Chacun d’entre eux, m’informe-t-il avec entrain, contient l’une des éditions limitées seulement vendues en magasin ce matin, en l’honneur de l’inauguration du Royalmount.

« J’aurais aimé garder une paire de Nike pour moi, mais comme elles sont rares, c’est bien trop tentant de faire de l’argent avec. »

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Du haut de ses 17 ans, Fabien m’explique faire du « flip », une technique qui consiste à acheter une pièce de vêtement pour la revendre à un prix plus élevé. S’il a donc acheté une paire de Nike à 200 $, c’est parce qu’il sait que, sur le marché, elles valent déjà 350 $.

« Mais je peux peut-être les vendre pour 400 $ », espère celui qui possède même un compte bancaire entièrement consacré à ce side hustle. Quant à ce qu’il fera de toute cette fortune, il ne le sait pas encore. Un voyage, peut-être? Ou bien d’autres flips.

« J’essaie juste de faire plus d’argent, je vois ce que je peux faire avec après », dit-il pour résumer sa philosophie financière.

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Un à un, ses amis, tout aussi jeunes et flippers que lui, reviennent de leur courte déambulation dans le reste du centre commercial. D’ailleurs, aiment-ils ce qu’ils voient?

« C’est grand », me répond l’un d’eux.

D’accord. Mais ont-ils aimé?

« Pas mauvais », tranche un autre, les mains dans les poches et l’air visiblement peu impressionné.

Ce ne sont pas tous les premiers visiteurs qui y trouvent leur compte, donc. Encore moins Sev et Gabriella, deux amis à mobilité réduite, qui explorent les 76 500 mètres carrés du Royalmount à bord de leurs fauteuils automatisés.

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S’ils sont parvenus à rentrer, c’est presque par miracle, tente de m’expliquer Sev par-dessus les dernières percussions de taiko résonnant encore au loin.

« Normalement, il doit y avoir une affiche sur le mur pour que les personnes voyageant avec un van de transport adapté sachent à quel endroit l’attendre. Ici, il n’y en a aucune », relève celui qui se dit chanceux d’avoir pu même être déposé au bon endroit.

« C’est très déroutant. Où est-ce qu’on se dirige pour revenir? Où est-ce qu’on nous dépose? », s’inquiète déjà Gabriella, qui m’indique d’ailleurs que l’un des ascenseurs ne fonctionne pas.

Ce qui maintient leur enthousiasme en place? Les toilettes « magnifiques », semblerait-il, du Royalmount – « Les as-tu vues? Non? Oh! Si tu as le temps, vas-y », m’exhorte Gabriella.

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Mais aussi l’architecture élégante du centre, sa superficie impressionnante, sa richesse à portée de main et, oui, même son futur aquarium, malgré que les attentes dubaïotes de Sev soient déçues.

« Je voyais un gigantesque aquarium au milieu du centre… mais c’est juste une boutique », déplore-t-il en pointant la façade des lieux qui annonce une ouverture « À VENIR ».

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Il ne le sait pas encore, mais l’espace s’étendra possiblement sur deux très larges étages. Peu de chance qu’il le devine, toutefois; pour l’instant, tout ce que l’on peut apercevoir dans l’entrebâillement de cette devanture temporaire se résume à une pile insignifiante de cartons.

Contagieux, ce syndrome d’ouverture prochaine s’étend à la plupart des établissements haut de gamme sur laquelle repose pourtant la promesse de luxe du Royalmount; Rolex, Louis Vuitton, Gucci, Saint Laurent, Zadig & Voltaire…

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Ce qui n’empêche quand même pas la foule de contempler ces vitrines fantômes avec des étoiles dans les yeux, certains répétant même le nom des enseignes qu’ils longent à voix haute et émerveillée.

« Oui, oui, même Balenciaga! », me dépasse en criant une adolescente qui offre une visite guidée via FaceTime à l’une de ses amies.

Zara est ouvert, par contre. A&W aussi. Longchamp est ouvert, mais personne n’en ressort avec un sac. Versace est ouvert, mais vide.

Cette fameuse clientèle ciblée par le Royalmount, je la cherche sans véritablement la trouver.

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À moins qu’elle n’arrive après les autres, comme me rassure Amy, vendeuse pour la marque montréalaise Marie Saint Pierre, située juste en face de la boutique Versace. Il faut juste que « l’effet musée » des premières semaines d’ouverture finisse par tout naturellement s’estomper.

« Les gens viennent nous voir par curiosité, photographient les lieux, repartent… mais un vrai client, lui, va prendre le temps de toucher la matière des habits ou alors nous demander si nous avons d’autres modèles que ceux exposés », distingue celle qui affirme avoir déjà fait plusieurs ventes lors de cette première matinée d’ouverture.

Et c’est avec ces profils fortunés que vient le rayonnement touristique et culturel que recherche le centre Royalmount, animé d’ambitions internationales dès le départ.

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« La volonté, c’est de mettre Montréal sur le même pied d’égalité que des métropoles touristiques comme Paris, Londres, Los Angeles ou New York », poursuit Amy, tandis qu’à côté de nous, une passante zieute avec beaucoup plus d’intrigue la tête décorative située tout au fond du magasin que les vêtements.

Une autre prend machinalement en photo la devanture, puis celle du magasin suivant, puis celle du magasin suivant, puis celle du magasin suivant.

Quelque chose me dit qu’elle aussi, on ne la reverra plus dans ce « musée ».

Midi sonne, mais un seul regard en direction de la jolie cantine Fou Fou suffit à cryogéniser ma faim.

Un véritable embouteillage humain m’y attend, des files interminables se court-circuitant en zigzags, tandis que les soupirs affamés fendent l’air à intervalles réguliers.

Ça ne doit pas aider les pauvres employés qui encaissent, cuisinent et servent sous nos yeux, l’air « stressed the fuck out », comme les décrit adéquatement à ses amis une jeune femme attendant son burger-frites depuis maintenant « vingt minutes ».

Chacun trouve donc sa motivation de rester en file là où il peut, y compris en se projetant sur la terrasse extérieure baignée de rayons, à quelques mètres de là.

D’autres finissent par capituler et repartent d’où ils sont venus, plus désabusés encore que le Penseur royal, toujours assis à l’entrée, volontairement à contre-courant.

Lui aussi n’a pas aimé voir les mots « OUVERTURE BIENTÔT » revenir d’une boutique à l’autre, au point d’en attrister son portefeuille.

« Je n’ai rien pu acheter. Gucci est fermé, Tiffany est fermé, Vuitton est fermé… », énumère-t-il, pince sans rire.

Pourtant, à quelques mètres de là, Swarovski est bien ouvert. Lorsque je lui pointe la boutique du doigt, un sourire amusé le trahit.

« Demain », me promet-il.