.jpg)
Une foule s’agglutine aux abords du premier kiosque, hypnotisée par la pratique de Go Bang, un artiste coréen maîtrisant l’art du tebori, cette méthode de tatouage traditionnelle japonaise exécutée à la main et impérativement prodiguée au sol sur un tatami.
.jpg)
Quelques pas plus loin, un homme déjà presque entièrement recouvert s’apprête à recevoir un large tatouage sur le devant de son cou. Il prend une grande respiration avant de s’installer. La cartographie du corps ne se colonise qu’une piqûre à la fois.
.jpg)
Après deux années d’absence, la convention Montreal Art Tattoo Show reprend ses airs de fête s’échelonnant sur quatre jours.
Illuminé par un samedi agréable, l’ancien terminus de la gare Windsor n’accueille plus les wagons, mais plutôt des centaines de visiteuses et visiteurs venus zieuter les dernières acquisitions aux tapisseries des chairs.
.jpg)
Une fascination intemporelle partagée par cette marée humaine où chaque pas devient une petite victoire. Les retrouvailles étaient fort attendues pour l’événement qui souffle ses deux décennies d’histoire.
.jpg)
Je me faufile à travers les trois couloirs formés de kiosques dans la symphonie des machines. Les stands mettent de l’avant les talents de quelque 200 artistes, dont plusieurs ont fait le trajet du continent européen, des États-Unis, du Mexique et d’Asie, voyageant avec leurs flashs, ces séries de dessins aux styles personnalisés.
.jpg)
Plusieurs participant.e.s ont d’ailleurs pris rendez-vous pour des gros piece qui font plisser les yeux de douleur imaginée.
.jpg)
La cohue rassemble des gens de tous les horizons. Si certains vont plus loin que d’autres dans leurs modifications, on réalise que l’extraordinaire démocratisation du tatouage a insufflé un vent dérobant à sa marginalité de jadis. Bien loin le monopole des marins, des punks et des motards. S’il est possible de voir l’évolution selon une perspective évidente d’embourgeoisement, disons que les stigmates du passé sont depuis longtemps cicatrisés, laissant place à une véritable libération.
.jpg)
Célébration autant de la sous-culture que de la profession, la convention offre une opportunité aux artisan.e.s d’échanger, d’apprécier le travail des pairs et de se procurer du matériel pour le métier : pigments multicolores, aiguilles, gants, tout l’utilitaire d’usage. On compte également des livres, des affiches, des t-shirts. C’est après tout une grande vitrine d’affaires.
.jpg)
Les rares prix affichés ne sont pas particulièrement doux, à croire que les tatoueurs et tatoueuses forment un groupuscule sélect d’artistes visuel.le.s capables de payer leurs loyers uniquement de leurs œuvres.
.jpg)
Un plaisir étrangement agréable émane de se balader dans la tourmente de ce studio géant. Je m’arrête griffonner quelques notes dans un espace que je croyais libre alors que mon coude s’active à seulement quelques centimètres d’un homme se faisant tatouer une vigne sur l’oreille.
.jpg)
Il y règne une ambiance décontractée malgré la torture répandue et tout le monde se prête volontiers à mes clichés. Devant un spectacle de gens à moitié nus et des regards braqués sur ce jeu qui engage l’éternel, ce qui peut sembler comme de l’exhibitionnisme au premier regard se normalise rapidement et la convention prend davantage la forme d’un décloisonnement de l’intimité du studio pour le plaisir de l’œil.
.jpg)
Plusieurs paradent leurs plus récentes peintures alors que les autres en attente de la fin se désennuient en écoutant de la musique ou en jouant à des jeux vidéo sur leur cellulaire. Je croise un jeune homme visiblement à bout, qui fredonne Hey Jude pour oublier la douleur de l’énorme dragon qui prend vie sur sa cuisse.
.jpg)
Une convention permet surtout d’offrir un grand buffet de styles. Stick’n’poke à saveur celtique; ici, des doigtés spécialisés en lettrages; là, des motifs gothiques ou plus colorés. Le choix est vaste, mais force est de constater que la mode est toujours au traditionnel américain, caractérisé par des contours noirs et des couleurs vives.
.jpg)
On compte du nombre des signatures fortes, comme le français Rafel Delalande basé à Londres, à la facture black métal, ou le mexicain Javier Gaona, reconnu pour ses abstractions géométriques.
.jpg)
On se souvient toujours de son premier tatouage.
Une fois avoir fait le tour à quelques reprises, c’est avec cette prémisse pleine de candeur que j’erre dans la foule et que je me permets, au gré des rencontres, quelques intrusions dans les vécus.
.jpg)
Carl m’explique que son premier tatouage est un tribal dans la pure tradition des années 90. Alors qu’il fut baptisé à l’encre dès le tendre âge de 14 ans, son initiation est aujourd’hui un souvenir recouvert par plusieurs couches de noir, bien que la forme revient en force. Sa murale corporelle est en effet presque complétée avec des zones entières en blackout.
Marie-Julie dévoile que son premier tatouage est un petit papillon, autre grand classique de la jeunesse également recouvert par un dos entier. Son dernier est une femme nue en rodéo sur une bouteille de champagne. « Pour ne pas oublier le laisser-aller! C’est important! », me dit tout sourire la tatoueuse.
.jpg)
Dans la soixante avancée, Richard mentionne que son premier fut le logo de son groupe de folk-rock, une sorte de harpe sur un tonneau de bière qu’il me montre aussi fièrement que son dernier, celui-ci tout récent, sur l’avant-bras en honneur de son petit-fils né avec une maladie dégénérative.
Katie me montre les deux notes de musique sur sa nuque qu’elle a décidé de graver à la suite d’une dépression, au moment où elle se sentait assez forte pour retrouver sa voix. Son dernier est « un fantôme de renard entouré de champignons », dit-elle en riant. « Pour l’esthétique, vraiment! »
.jpg)
Pascal a commencé en force avec un crâne qui se désintègre sur la poitrine. Catherine confesse que c’était à la suite du décès de sa mère, pourtant formellement contre cette pratique. Alex, un adolescent de la Rive-Sud, lève sa manche pour me montrer sa sleeve encore chaude.
La magie du tatouage réside dans les récits qui s ’y greffent. Dans cette partie cachée du dessin. Déchirants ou ludiques, les tatouages sont, pour beaucoup, la mémoire du coeur.
.jpg)
Je reviens vers l’avant où l’homme au cou grimace de souffrance, du sang coule de sa nuque tandis que l’aiguille arpente toujours son cuir. Impuissante à cette petite violence, sa conjointe l’attend patiemment, ne pouvant offrir de plus qu’une main clémente pour le soulager.
.jpg)
En retrait de l’espace ouvert, j’assiste à une conférence présentée par Chuck Eldridge, un vétéran de la scène américaine. Devant une salle comble, il offre une lecture-fleuve sur la naissance des flashs et les débuts des tatoueurs itinérants, rappel d’une époque pas si lointaine où les pionniers du médium devaient vagabonder d’une ville à l’autre et se coller aux ports et aux cirques.
.jpg)
Malgré l’essor vertigineux du tatouage aujourd’hui, le Montreal Art tattoo Show s’inscrit en continuité avec le nomadisme des premiers temps, où des artistes de partout défont leurs valises dans cette ancienne gare afin d’exposer leurs esquisses et les immortaliser sur la chair d’inconnu.e.s, avant de repartir vers une autre destination avec quelques billets en poche.
Et fort à parier que la gare Windsor n’est pas la dernière station d’un engouement.
Loin de là.