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Vie et mort de l’hydre de béton

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En 67 tout était beau, chantait Michel Rivard. Cette année-là, la métropole recevait l’Expo, et le Ministère des Transports du Québec achevait un monstre d’ingénierie. L’échangeur Turcot venait de planter ses grosses pattes dans l’arrondissement du Sud-Ouest de Montréal. Turcot et ses sinistres alentours en ont dégoûté plus d’un. Sa majesté a aussi séduit et intrigué.

«Bienvenue sur les lieux d’un accident nucléaire», lance à la blague l’architecte Pieter Sijpkes. L’ancienne gare de triage du CN étendue le long de la falaise Saint-Jacques a un look d’après-guerre. Un désert de gravier encerclé par les tentacules de l’échangeur autoroutier le plus important du pays: l’échangeur Turcot.

Depuis quelques années, des agents de sécurité patrouillent nuit et jour dans un périmètre bouclé presque aussi grand que le Vieux-Montréal. «Propriété privée», disent les affichent agrafées aux clôtures, pourtant signées par le ministère des Transports du Québec… Pour faire un tour sous les structures de l’échangeur, il faut sauter les garde-fous de béton qui bordent la rue Saint-Jacques et descendre à pied la falaise du même nom, en zigzaguant entre les sacs de plastique et les déchets laissés derrière par d’autres intrépides. Mais le jeu en vaut la chandelle. C’est de ce point de vue que l’échangeur dévoile son meilleur profil: vertigineux, sale et atypique.

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Les chroniqueurs circulation n’ont pas fini de rapporter les bouchons sur l’échangeur Turcot. Le monstre tout en contraste voit son heure sonner. On s’apprête à trancher les têtes de l’hydre de béton devenu vieille, dangereuse et coûteuse. Le gouvernement québécois dépensait déjà 1,08 million de dollars en 2000 pour l’entretien. Plus de 20 millions en 2008 seulement. Après les controverses soulevées par le premier plan de remplacement jugé passéiste, le ministère des Transports du Québec (MTQ) a tranché en novembre dernier en faveur d’un nouvel échangeur un peu plus vert que son aïeul.

Il ne restera presque rien de la structure grise qui culminait à 30 mètres dans les airs. Sur des images léchées, le MTQ montre des voies réservées au transport en commun, de la verdure, un marché branché et des bretelles rabaissées plus près du sol. Ce symbole de l’aire de l’automobile aura pourtant marqué l’imaginaire de ceux qui ont voyagé dans ses méandres, à mi-chemin entre un film de science-fiction et un cauchemar urbain.

«Si l’échangeur Turcot pouvait parler, il crierait: «Circulez!»», croit Pieter Sijpkes. Aucun flafla dans la conception des immenses tours et caissons de béton brut. Pas d’artifice ou de décoration. Un monument pur du modernisme architectural qui régnait en maître à l’époque où Montréal est née de la sueur des travailleurs qui l’ont parée pour l’Expo; la fonction dicte la forme. Turcot est le véritable coeur de la circulation du grand Montréal: 300 000 véhicules y circulent chaque jour. La pieuvre draine les travailleurs pressés qui viennent de l’autoroute Ville-Marie, distribue les nantis de l’Ouest-de-l’Île qui prennent d’assaut l’autoroute 20 et pave la voie à ceux qui rejoignent leur chalet dans les Laurentides via la 15. L’échangeur comporte en tout 25 voies qui volent à une hauteur moyenne de 18 mètres. Au-dessus, en dessous, ça grouille, tout le temps.

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Turcot est l’archétype d’une époque. Celle de l’auto à tout prix. Pendant les années qui ont précédé la venue de l’exposition universelle de 1967, Montréal a sablé le champagne presque tous les mois pour célébrer l’ouverture d’un nouveau monument toujours plus impressionnant que le précédent. La chenille se changeait en papillon. La croissance économique battait son plein et l’essence coulait à flot. C’est dans ces années de pain, de beurre et de miel que l’échangeur Turcot a vu le jour, de parents «boomers».

En 1966, quand Pieter Sijpkes débarque à Montréal, le monstre Turcot est en construction depuis près d’un an déjà. Le 25 avril 1967, deux jours avant le début officiel de l’Expo, l’échangeur se laissera rouler dessus pour la première fois. «C’était quelque chose à l’époque pour un émigré hollandais qui a connu les temps durs de l’après-guerre!» Le professeur d’architecture à l’Université McGill entretient une certaine fascination pour Turcot depuis qu’il l’a vu poindre sous les grues et les échafauds. Il aurait voulu que le MTQ conserve la structure actuelle. «Je viens d’une famille modeste et j’ai toujours vu mes soeurs recoudre les coudes de leurs pulls usés.»

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«Regardez, comme c’est beau», s’exclame M. Sijpkes en rentrant la tête dans son manteau. Le désert de l’ancienne gare de triage Turcot offre bien peu de refuges contre le vent froid du mois de mars. Sous l’échangeur, le bruit des 300 000 véhicules qui filent sans regarder est celui d’un cours d’eau gonflé par les crues du printemps.

Le photographe André Denis a lui aussi maintes fois sauté la clôture du temps où elle était moins surveillée pour immortaliser cette superstructure graphique. Il en était tombé amoureux alors qu’il cherchait une façon de les éviter, elle et ses bouchons de circulation notoires. De ses marches intrépides sous l’échangeur il a tiré l’exposition «Turcot: entre ciel et terre», présentée à la Maison de la culture Marie-Uguay en 2010.

Dans l’oeil du photographe, les différentes sections de l’échangeur deviennent des animaux géants, ou des ruines grecques. Il parle avec passion de «l’agora», des «pattes d’éléphant », de l’«araignée». Les voies nord-sud de l’autoroute Décarie dont les pilotis se rejoignent au milieu deviennent «les arches de St-Pierre». «Dans les documents de l’époque, on parlait déjà de “l’effet cathédrale” de l’échangeur», renchérit Jean Décarie, urbaniste retraité de la Ville de Montréal et artisan du parc du Mont-Royal.

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Mais l’endroit n’a pas la quiétude de la Basilique Notre-Dame. Le piéton aventureux navigue en terrain hostile. D’abord, les gardiens vous montrent la porte après cinq minutes. Mais l’interdit, l’échangeur Turcot le porte en lui-même, dans ces espaces inquiétants et inhospitaliers que le marcheur dérange. «L’échangeur est une frontière, un non-lieu plein de coins sombres», avance André Denis, les yeux brillants. De coins sombres, et dangereux. «Quand j’explore, je suis dans mon monde, je n’ai jamais entendu venir le train», raconte-t-il. Même si le CN a vendu la gare de triage au gouvernement du Québec en 2003, les trains passent toujours sur la voie ferrée qui traverse la ville d’est en ouest. Alors qu’il prenait des clichés à l’entrée du tunnel ferroviaire logé juste sous l’échangeur, André Denis n’a eu que le temps de se jeter sur le côté avant que le train le rase en sifflant. Inhospitalier, disait-on.

«C’est un espace de circulation, et cela fait aussi partie du tissu urbain», précise Claire Poitras, directrice du centre Urbanisation, culture et société de l’Institut national de recherche scientifique (INRS). Pour la chercheuse, les grandes autoroutes créent de nouvelles formes de paysages urbains. En circulant sur les bretelles de l’échangeur, l’automobiliste pépère peut admirer les grattes-ciel de la métropole d’un point de vue unique. «Certaines constructions urbaines ne peuvent être vues dans leur entièreté que depuis les structures surélevées des autoroutes, remarque celle qui s’incline devant le spectaculaire de Turcot. La mobilité permet aussi une expérience tout à fait particulière du paysage urbain!»

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Paysage urbain singulier, d’accord. Mais les grosses pattes de la pieuvre élèvent aussi une imposante frontière dans la trame urbaine de l’arrondissement du Sud-Ouest. «L’échangeur Turcot ne fait qu’accentuer une frontière qui existait déjà», plaide cependant Claire Poitras. Des facteurs historiques ont provoqué les friches industrielles qui ont mis à mal les abords de l’échangeur, dont la fermeture du canal de Lachine en 1969. Le terrain aux pieds de la falaise Saint-Jacques occupé par le CN pendant plus d’un siècle est aussi le territoire du défunt lac à la Loutre. Le lac a été asséché quand les autorités ont inhumé au 19e siècle la rivière Saint-Pierre, qui descendait depuis Côte-des-Neiges et Notre-Dame-de-Grâce. Les sols instables accueillent difficilement le développement immobilier. «De toute façon, on ne peut jamais intégrer totalement ces énormes structures, même si on a toute la bonne volonté du monde», ajoute Claire Poitras.

Car les enjeux sont régionaux. Turcot est en fait le point de rencontre obligatoire des grands axes autoroutiers construits à l’époque pour relier les autres pôles économiques importants de la province à la métropole. L’hydre envahissante qui surplombe le village des Tanneries, dans l’arrondissement du Sud-Ouest, dépend d’intérêts économiques situés à des kilomètres de Montréal.

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Comme les citadins qui habitent les maisons tapies dans l’ombre de l’échangeur, Turcot est donc victime de la multitude de protagonistes qui souhaitent avoir leur mot à dire dans le projet de reconstruction. Les associations citoyennes, les arrondissements, la Ville de Montréal: tout le monde veut sa part du gâteau. Et malgré les impacts de la superstructure sur la vie de quartier et sur la ville de Montréal en général, c’est Transport Québec, seul titulaire du droit de veto pour les projets autoroutiers, qui a eu le premier et le dernier mot dans la reconstruction.

Jean Décarie déplore l’absence de planification urbaine dans le projet du MTQ. Pas de plan pour le transport en commun ou pour le désenclavement des quartiers avoisinants, pas de grand projet. Si Turcot est le symbole de l’aire automobile, il est aussi l’antithèse des tendances environnementalistes du 21e siècle. Les centaines de milliers de véhicules qui traversent l’échangeur chaque jour laissent derrière eux plus que leur part de gaz à effet de serre, et cette suie noire sur les bâtiments. Turcot s’infiltre dans les poumons et gratte au fond de la gorge. « Au lieu d’aller de l’avant avec une offre de transport en commun bonifiée dans le nouveau projet, on s’est contenté d’ajouter des voies réservées aux autobus», rappelle Pierre Brisset, architecte retraité et membre du groupe de pression Mobilisation-Turcot.

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«Il faut remplacer la structure déjà spectaculaire par un projet qui soit à la hauteur du pôle majeur qu’est l’échangeur Turcot», conclut Jean Décarie, qui avait plutôt proposé, avec l’aide du Groupe de recherche urbaine d’Hochelaga-Maisonneuve, un pont suspendu qui avait des airs de Santiago Calatrava. Le gouvernement du Québec s’apprête à trancher les têtes à l’hydre de béton, et ceux qui ont aimé les haïr s’inquiètent de l’allure que prendront celles qui s’apprêtent à repousser.