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Ma vie après la mythomanie

Les mythomanes fabulent pour adoucir leur mal de vivre et fuir leur réalité. Dans le sillage de leurs mensonges, ils transforment la vie des autres en cauchemar.

Par
Judith Lussier
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Je me suis enfin trouvé un point en commun avec Joey Scarpellino : lui et moi avons tous les deux été en relation avec une mythomane. Les récents scandales impliquant ces menteurs compulsifs, de François Bugingo à la jeune millionnaire-pas-si-millionnaire-que-ça (et ex-flamme de Scarpellino) en passant par Giovanni — Jean-Claude — Apollo, m’ont emmenée à replonger dans les souvenirs de mes 20 ans, où, sortie d’une relation toxique, j’étais tombée dans les bras d’une fille extraordinaire qui m’en faisait voir de toutes les couleurs.

Elle était BFF avec Julie Payette (qu’elle avait rencontrée lors de ses études au MIT), avait un lien de parenté avec Sissi l’impératrice et avait fréquenté, tout juste avant de tomber en « arrêt de travail », la comédienne de l’heure. Est-ce parce que j’avais moi-même un grand besoin de fuir la réalité que je m’accommodais de me faire « bullshiter » de la sorte ? Ces histoires ne me convainquaient pas toujours, mais je n’avais ni raison d’en douter, ni d’intérêt assez grand pour Julie, Sissi ou l’autre pour pousser plus loin mes interrogations. Une dizaine d’années plus tard, je tire un excellent souvenir de cette relation fabuleuse, dans laquelle j’étais traitée comme une héritière par alliance de la monarchie bavaroise.

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Mon expérience quasi onirique est toutefois singulière, et on peut dire que j’ai eu de la chance que ce soit seulement une amourette éphémère et sans conséquences. Les victimes de mythomanes à qui j’ai parlé ont plutôt vécu ce que l’on qualifierait de cauchemar. Les mensonges dont elles ont été victimes — qui vont de la fausse leucémie à l’amie inventée — ont eu des répercussions beaucoup plus graves.

Leurs récits sont truffés de mises en garde : « Bon, est-ce que c’est vrai, est-ce que c’est pas vrai ? » disent-elles en se remémorant un détail qu’elles croyaient véridique jusque-là. Plusieurs années après avoir été flouées, elles ont une conception du vrai et du faux qui est corrompue, comme un vieux disque dur de Pentium 4. Leur confiance aux autres, mais d’abord en elles-mêmes, est minée.

JE SUIS MALADE

Manon — ce n’est pas son vrai prénom — est restée en couple avec un homme parce que ce dernier lui faisait croire qu’il était gravement malade. « Je l’avais laissé, puis, après deux mois, il est revenu en pleurant, disant qu’il avait le cancer du poumon », raconte-t-elle. La mascarade a duré des années, durant lesquelles Manon le soutenait — pour lui, mais aussi pour la fille qu’ils avaient eue ensemble. Chaque mois, son grand malade « allait à l’hôpital », trouvant des défaites pour s’y rendre seul, évacuant les questions de pronostic et simulant des effets secondaires comme un pro. Après quatre ans, Manon a décidé que c’en était assez. Qu’elle allait l’accompagner de loin. Sept ans plus tard, il est toujours en vie. « J’essaie de ne pas le voir comme s’il m’avait volé quatre ans de ma vie, mais c’est difficile », dit-elle.

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Le baron de Münchhausen, qui a donné son nom à cette forme particulière de mythomanie dans laquelle un individu s’invente des maladies pour attirer l’attention ou la pitié, a fait plusieurs émules. Outre l’ex de Manon, il y a celui de Sylvie — prénom tout aussi fictif —, qui a développé une « leucémie » quelques mois après qu’elle fut tombée enceinte de lui. « Je pense qu’il ne se sentait pas à la hauteur de son devoir de père, et que la maladie lui permettait de se dédouaner de ses responsabilités », explique-t-elle. « On ne veut tellement pas que la personne nous mente qu’on fait une grosse partie de la job : on complète à notre propre insu les détails manquants », poursuit Sylvie, qui se rappelle comment elle se convainquait que la perte de cheveux n’était pas systématique chez les patients subissant de la chimiothérapie.

«On ne veut tellement pas que la personne nous mente qu’on fait une grosse partie de la job : on complète à notre propre insu les détails manquants.»

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Si Sylvie ajoutait elle-même des pièces au puzzle, Annie — elle non plus n’a pas voulu qu’on la nomme — s’est vu offrir tout un éventail d’explications par l’amie fictive de sa blonde. « J’ai brisé mon couple, j’ai lâché ma job et je suis retournée à l’école sur les conseils de sa meilleure amie imaginaire », résume-t-elle. Celle qui est devenue sa nouvelle copine avait fabriqué de toutes pièces cet avatar sur Facebook. Appelons-la Gervaise puisque, de toute façon, ce n’est pas une vraie personne. « J’avais toutes les raisons de croire que Gervaise existait pour vrai, puisqu’elle était en contact avec presque tout mon réseau. C’était, tsé, une personne que tout le monde connaît “de Facebook”, et dont personne ne remettait en question l’existence. »

Finement ficelé, le personnage de Gervaise était brillant, attachant, impressionnant. Elle avait un emploi chez Ubisoft, une vie faite d’aventures et de voyages, et des photos pour en témoigner. C’est ainsi qu’Annie pouvait avoir de longues discussions avec Gervaise via Facebook, lors desquelles, grâce au cybercharisme de son interlocutrice, elle se laissait convaincre de commettre des gestes lourds de conséquences, comme changer de vocation ou… ouvrir son cœur. Gervaise avait été créée pour mettre en valeur la blonde d’Annie, faciliter ses rapprochements et fournir un alibi à toutes ses fabulations… comme un cancer du cerveau (oui, elle aussi s’est inventé un cancer).

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LE POT AUX ROSES

C’est seulement six mois après avoir laissé sa copine qu’Annie a appris que Gervaise n’avait jamais existé et que tout ce temps-là, Annie « chattait » en réalité avec… sa blonde. Une amie lui a mis la puce à l’oreille, et une recherche dans Google Images a fait le reste du travail. En pleine rédaction de son mémoire de maîtrise — maîtrise que Gervaise lui avait recommandé d’entreprendre —, Annie a sombré dans ce qui ressemble pas mal à une dépression. « Je braillais tous les jours ; je faisais des attaques de panique ; je pensais que j’étais folle et que je devais être internée. Elle avait réussi à me faire croire que c’était moi, le problème. »

Dans le cas de Sylvie, c’est quelques années après la fin de sa relation de couple qu’elle a réalisé que son ex l’avait dupée. Alors qu’il était hospitalisé pour une vraie maladie, une recherche dans ses dossiers médicaux a révélé qu’il n’avait jamais été traité pour une leucémie. Mis au pied du mur, il a avoué avoir tout inventé. À partir de là, tout est flou : « Ça a teinté tous les souvenirs de notre relation. La leucémie, c’était UN mensonge. Maintenant, plus moyen de distinguer ce qui était vrai de ce qui était faux. » Vingt-cinq ans plus tard, Sylvie réussit à être un peu plus zen. « Si tu m’avais posé la question l’année où je l’ai appris, j’étais en beau tabarnak. J’étais fâchée contre moi-même. Je savais que ses histoires étaient tirées par les cheveux, mais je n’ai jamais vérifié, questionné, poussé mes doutes plus loin. »

«C’est en moi-même que je n’ai plus confiance,» résume Sylvie. «Je ne me fie plus à mon interprétation des signes, à mon jugement.»

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« Conne », « épaisse », « naïve » : les femmes qui ont été en relation avec des mythomanes se sont traitées de tous les noms pendant nos entretiens. Leur belle naïveté a cédé la place au doute et aux nombreux questionnements dans toutes les relations qui ont suivi. Le lien de confiance qu’elles entretenaient d’emblée envers les gens est rompu. Leur confiance en elle-même est atrophiée : « C’est en moi-même que je n’ai plus confiance, résume Sylvie. Je ne me fie plus à mon interprétation des signes, à mon jugement. »

Même chose pour Manon. Et pas juste dans ses relations amoureuses. « Quand on me dit “je suis malade”, j’ai toujours une réserve. Je dois être encore sensible à ça, parce que je ne me suis jamais “rematchée” après », dit-elle, sept ans plus tard.

Le traumatisme est si grand que certaines victimes de mythomanes vont jusqu’à parler de « viol psychologique ».

Le pire, c’est qu’aucune de ces victimes n’arrive à renier le charme qui les a envoûtées. « C’était un gars super intelligent, charmant, drôle. Il n’aurait pas pu être mythomane s’il n’avait pas été aussi attachant, sinon je n’aurais pas embarqué dans ses histoires », se souvient Sylvie.

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J’imagine qu’une part de nous ne déteste pas rêver en couleurs, même quand on sait que ce n’est pas vrai. Comme les admirateurs tardifs du père Noël, les adeptes des récits du baron de Münchhausen (dont on dit qu’ils étaient épiques) ou les amantes d’une héritière lointaine de l’impératrice d’Autriche.