Je suis dans un garde-robe étroit. La femme devant moi a une main posée contre mon cœur. Elle respire dans mon oreille et me chuchote des mots que je n’arrive pas à saisir. De l’autre main, elle caresse mes cheveux, effleure mon cou. Puis ses lèvres se dirigent lentement vers les miennes. Elle m’embrasse en me poussant contre le mur. Il pivote. Je pousse un cri de surprise.
Je me ramasse seule dans une toute autre pièce. Je suis à bout de souffle, troublée, nerveuse, excitée. Je m’accroupis en petit bonhomme et tente de me recomposer.
Quelques minutes auparavant, deux femmes se sont lavées devant moi, seins nus. L’une d’elles me tenait la main et l’autre me caressait doucement, tandis que des hommes masqués nous observaient.
Je vis la soirée la plus Eyes wide shut de ma vie (et je trippe).
On ne m’avait jamais dit que le théâtre pouvait être si sexy.
EMBRASSE-MOI SI JE VEUX
Sleep No More est l’une des expériences de théâtre interactives les plus populaires du monde. Depuis 2011, un immense entrepôt de New York transformé en théâtre de plusieurs étages est régulièrement envahi de spectateurs impatients de se faire emporter dans l’univers psychanalytico-sexuel de Macbeth.
Personnellement, j’en ai eu pour mon argent.
C’était en 2016 et j’étais parfaitement heureuse de vivre ce que je vivais. Exaltée, même. Deux ans plus tard, j’y repense et je me questionne sur le consentement requis au théâtre. Qu’on me comprenne bien : j’étais consentante dans chacune de mes interactions et je sais que les comédiennes du spectacle s’en sont assurées en évaluant mon regard, mon corps, mes réactions… Mais si j’avais eu un trauma lié à la proximité (ou aux garde-robes)? Si j’avais sentie la pression de mes pairs pour me laisser entrainer dans ces jeux?
Buzzfeed révélait au printemps dernier que 17 performeurs de Sleep No More ont porté plainte parce que des spectateurs ont eu un comportement inapproprié (et sexuel) à leur égard.
Jusqu’où peut-on aller avec le public, en art interactif? Et jusqu’où le public peut-il aller, lui? Visiblement, il ne le sait pas (ou alors il le sait et s’en fout parce que c’est un fucker) : Buzzfeed révélait au printemps dernier que 17 performeurs de Sleep No More ont porté plainte parce que des spectateurs ont eu un comportement inapproprié (et sexuel) à leur égard.
Alors qu’on court de plus en plus les expériences participatives, comment faire de ces jeux artistiques un espace sécuritaire? Pour le découvrir, j’ai rencontré des créateurs adeptes de BDSM (pour bondage, discipline et sadomasochisme) en pleine répétition de théâtre et de menottage…
KINK[Y]
Frédéric marche en tentant maladroitement de lancer des couteaux de manière à ce qu’ils restent plantés dans le plancher. Avec concentration, il tente de découvrir la twist de poignet magique. Ça fonctionne moyen. Au bout de plusieurs minutes, il réussit enfin à enfoncer quatre couteaux consécutifs au sol. Satisfait, il murmure « Ok, le texte, asteur… » en s’éloignant vers le fond du local.
Je suis assise dans un divan deux places. À mes côtés se trouve Véronique, relationniste en charge des communications relatives à Kink, pièce créée par Pascale St-Onge et Frédéric Sasseville-Painchaud. Devant nous, les deux artistes réinventent une scène qu’ils ne jugent pas optimale. Ils décident de la jouer en testant différentes variantes. Il ne reste que quelques jours avant le début du show, il y a de la fébrilité dans l’air.
Frédéric s’approche de sa relationniste. « Veux-tu jouer avec moi? » Elle accepte. Il lui demande de bander les yeux de Pascale et de la menotter. Pascale interrompt son collègue: « Fred, t’es trop poli. Faut que tu assumes que t’es DOM [pour dominant]. » Tout le monde rit, ils reprennent. Cette fois, on croit à l’autorité du comédien.
«Kink, c’est un spectacle entre théâtre et performance. Et c’est participatif : on joue avec les gens, mais toujours dans un climat de consentement.»
« Kink, c’est un spectacle entre théâtre et performance. Et c’est participatif : on joue avec les gens, mais toujours dans un climat de consentement », m’explique Frédéric. « C’est un show qui parle de nos expériences BDSM, mais on avait envie d’aller plus loin, poursuit Pascale. On a réalisé que ce qui nous intéressait tous les deux, c’est la relation de confiance qu’on a pu bâtir avec des personnes et comment tout ça a participé à notre éducation sexuelle. C’est ce dont on avait envie de parler. »
En 2016, les deux diplômés de l’École nationale de théâtre ont donc commencé à travailler une forme qu’ils appellent le « documentaire intime ». Leur première réflexion a dès lors été la suivante : « il faut que ça se passe dans le consentement », d’où l’idée d’inviter le public à participer au spectacle.
« Concrètement, on lui on offre la possibilité de regarder de plus près et d’aider à la mise en scène. Par exemple, pendant le show, un membre du public verse de la cire chaude sur le corps de Fred… avec notre support bien entendu, m’explique Pascale. » D’autres personnes pourraient pour leur part être transformées en table à maquillage, être appelées à devenir éclairagiste le temps d’une scène ou même détentrices d’une clef pouvant libérer la comédienne de ses menottes. Dans tous les cas, la collaboration se fait dans un rapport tendre et intime. Volontaire, surtout.
LE CONSENTEMENT, DU LIT À LA SCÈNE
Une décision est prise : pour rendre la scène encore plus forte, Frédéric caressera finalement Pascale avec un couteau. C’est son jeu préféré à elle, mais lui, il ne l’a jamais fait. Elle lui explique comment tenir l’arme pour éviter les coupures, comment travailler la pression mise contre la peau à l’aide de son pouce et quelles zones se révèlent sécuritaires pour un apprenti comme lui. Il pourra lui caresser les cuisses, le dos, la poitrine et le dessus du bras, mais pas le dessous ni le cou (« même si c’est la zone la plus le fun »).
Menottée, les yeux bandés et les bras pointés vers le ciel, Pascale commence à réciter son texte tandis que son collègue fait aller une lame sur son corps. Elle rit de plaisir et de surprise, malgré la dureté des lignes qu’elle dicte. La scène est magnifique, excitante et définitivement troublante (à mes yeux de fille vanille, du moins). Bientôt, on demandera à une personne du public de se joindre au jeu (simplement pour démenotter Pascale, ne craignez rien).
Menottée, les yeux bandés et les bras pointés vers le ciel, Pascale commence à réciter son texte tandis que son collègue fait aller une lame sur son corps. Elle rit de plaisir et de surprise, malgré la dureté des lignes qu’elle dicte. La scène est magnifique, excitante et définitivement troublante (à mes yeux de fille vanille, du moins).
Reste que dans un tel contexte, comment font les artistes pour s’assurer du consentement du spectateur? « On lui demande, répond tout simplement Pascale. Et on installe des règles : vous avez le droit de ne pas jouer, comme de sortir si vous n’êtes pas à l’aise. On a l’impression qu’en achetant un billet de théâtre, on donne notre consentement à n’importe quoi… En général, la majorité des gens n’oseront pas partir s’ils n’aiment pas ce qu’ils voient! Nous, on veut dire que c’est correct. Vous avez le droit de partir, de demander plus de détails, de nous dire non ou de nous dire oui. Et dans tous les cas, il n’y aura aucun jugement de notre part. »
Ce consentement, il est après tout au cœur même du monde sur lequel les deux artistes lèvent le voile avec Kink : « Grâce au BDSM, j’ai appris à nommer ce que je veux et ce que je ne veux pas, révèle Pascale. Si quelque chose ne va pas bien pendant une relation sexuelle, j’arrive à mettre un frein. Je peux nommer les choses, mettre des mots sur ce que je ressens. C’est ce qu’on nous apprend rapidement dans les jeux, pour s’assurer qu’une scène se déroule bien. Le BDSM a aussi eu un impact extrêmement positif sur mon estime, sur l’image que j’avais de mon corps et de mes désirs. Tout le monde est tellement respectueux des fantasmes de chacun… On n’est pas là pour convertir des gens, on veut juste qu’ils sortent de la pièce avec l’idée qu’on peut communiquer et se réapproprier notre sexualité… »
LE DON DE SOI
Et leur consentement à eux, les interprètes? On y pense aussi ?
Pascale me rassure : « Il y a des scènes plus difficiles pour nous, donc on se donne la possibilité qu’elles ne soient pas toujours faites de la même façon. Par exemple, je participe à une scène de kinbaku (un art traditionnel japonais qui consiste à ligoter des gens). C’est Sammy Bessette, une spécialiste réputée du genre, qui est alors avec moi sur scène. Avant chaque représentation, on discute pour établir comment on se sent. Et sa façon d’interagir avec moi change systématiquement avec notre état. »
«Il y a des scènes plus difficiles pour nous, donc on se donne la possibilité qu’elles ne soient pas toujours faites de la même façon.»
« Après une scène de cordes, Pascale a besoin de calme, de se coller un peu et d’une petite couverte. Alors, dans le spectacle, elle a aussi droit à son temps de repos », ajoute doucement Frédéric.
« C’est une réflexion qu’on a eue pour le spectacle, mais qu’on pose aussi sur notre domaine en général, reprend Pascale. Le nombre de discussions que j’ai eues avec des comédiennes à qui on demande de faire des trucs super intenses sans les laisser se reposer ensuite…! Le don de soi sur scène requiert beaucoup d’efforts et d’implication, et j’ai l’impression qu’on ne pense pas beaucoup à l’hygiène émotionnelle des artistes. »
***
Ils sont contents. La scène fonctionne vraiment bien, une fois réorganisée. Et ils ont enfin trouvé la finale qu’ils cherchaient. Demain, ils auront accès à la salle pour la première fois. Dès le 18 octobre, elle se remplira de curieux(ses) comme d’initié(e)s. De gens de tout âge qui ont à cœur l’art, comme le consentement.
« J’aimerais juste que personne n’ait peur de venir. Tout le monde est bienvenu… Et il n’y a même pas de nudité! »
Ok, Pascale. Je vais leur dire.