Logo

Vendre son image pour vendre des maisons

Bande-annonce, branding, réseaux sociaux et pancartes géantes: quand le marché immobilier ressemble à «Selling Sunset».

Par
Hugo Meunier
Publicité

« Geneviève Langevin, c’est l’histoire d’un arbre qui a grandi et qui a puisé ses forces dans les intempéries de la vie pour finalement se tailler une place de choix au sommet de la réussite », résume d’une voix pleine d’assurance la narratrice, pendant que défilent des images d’une femme épanouie assise en bordure d’un étang, fixant l’horizon, le regard nourri d’espoir.

Vous avez peut-être vu passer récemment la bande-annonce de cette courtière immobilière montréalaise.

Peu importe la manière, la courtière Geneviève Langevin a beaucoup fait parler d’elle. Et elle n’est pas la seule.

Dans une vidéo promotionnelle d’à peine deux minutes (qui avait visiblement passé dans le beurre lors de sa sortie il y a deux ans), Geneviève Langevin s’exerce à la boxe, s’amuse avec son fils, gère son équipe avec brio, prend un selfie avec des copines dans une soirée-événement, rencontre des clients avec aplomb, magasine des vêtements à la mode et se balade en jumpsuit fleuri dans un environnement bucolique.

Rien que ça.

Publicité

La bande-annonce s’est répandue comme une traînée de poudre sur les réseaux, attirant quelques railleries à la principale intéressée, entre autres sur le populaire site satirique La Clique du plateau.

Mais peu importe la manière, la courtière Geneviève Langevin a beaucoup fait parler d’elle.

Et elle n’est pas la seule.

Si les bandes-annonces se font rares, les courtiers et courtières en immobilier doivent rivaliser d’ingéniosité pour attirer l’attention des clients à grand renfort de capsules vidéos, publications sur les réseaux sociaux et pancartes géantes pour se démarquer dans un marché où la compétition est plus féroce que jamais.

Publicité

La queen de Villeray

D’emblée j’ai l’impression de connaître Geneviève Langevin, puisque je croise une de ses pancartes géantes chaque matin en vélo sur la rue Bellechasse pour me rendre au travail. « L’art de la confiance », peut-on lire en gros caractères à côté d’une photo de la courtière tout sourire dans une robe cocktail rouge. « 165 vendues en 2020 », précise-t-on.

«La compétition est ultra-féroce. Plus on est vue, plus on se fait appeler. Je ne passe plus de flyers pour des raisons écologiques, mais il faut faire beaucoup d’efforts pour rester visible.»

Oui, Geneviève Langevin transpire le succès et c’est exactement ça l’idée. « Je ne suis pas en quête d’argent, mais plutôt en quête de réussite », résume au bout du fil Geneviève Langevin, à la tête depuis 11 ans de Langevin Immobilier, une équipe de sept courtiers/ères et huit adjoint(e)s affiliée à Remax (elle se joindra à l’équipe Royal LePage en décembre).

Publicité

Pour cette ancienne directrice de casting (elle faisait surtout de la pub), chercher des façons de se faire remarquer est tout à fait naturel. « Ça montre les côtés plus entrepreneurial et artistique en moi », affirme cette maman d’un garçon de six ans, qui a fait appel à un stratège en marketing pour l’aider à se positionner.

En plus de la bande-annonce et des pancartes, Geneviève Langevin alimente aussi ses réseaux sociaux avec des capsules et même des interviews sur la réussite en général, avec des gens de tous les horizons. « C’est fait à la bonne franquette, j’aime ça et ça me change de ma routine », justifie la courtière de 44 ans au rire contagieux.

Mais est-ce nécessaire d’en faire autant pour vendre des maisons?

Oui, tranche sans ambages la principale intéressée. « La compétition est ultra-féroce. Plus on est vue, plus on se fait appeler. Je ne passe plus de flyers pour des raisons écologiques, mais il faut faire beaucoup d’efforts pour rester visible », explique la courtière, qui consacre un budget publicitaire important en plus d’embaucher une employée en marketing à temps complet pour mousser son image et celle de sa boîte.

Publicité

Même si sa bande-annonce ne lui a pas apporté que des clients (elle a aussi reçu des messages peu flatteurs), la recette semble fonctionner. Pour Geneviève Langevin en tout cas, qui se fait reconnaître dans certains quartiers de Montréal, dont Villeray, où elle habite. « On m’appelle la queen de Villeray, les gens reconnaissent mon visage. Un policier m’a arrêté l’autre jour en me disant: “c’est pas parce que tu fais de la boxe que t’auras pas de ticket” », raconte Geneviève Langevin, qui assure faire réellement de la boxe, au-delà de la bande-annonce.

Courtière et influenceuse

Avec 68K abonnés sur Instagram et près de 9000 sur Facebook, la courtière immobilière/influenceuse Tatiana Londono qualifie « d’indispensable » l’apport des réseaux sociaux dans son travail. « Surtout Instagram! Pourquoi? Parce que c’est la première chose que les gens font en se levant et en se couchant. On a maintenant plus que jamais l’opportunité de se mettre dans la face du monde! », s’exclame avec aplomb la courtière montréalaise d’expérience. Elle est à la tête d’une agence immobilière regroupant 90 agents et sa photo se retrouve sur des pancartes géantes éparpillées aux quatre coins de la ville.

«On a maintenant plus que jamais l’opportunité de se mettre dans la face du monde!», s’exclame avec aplomb la courtière montréalaise d’expérience.

Publicité

La façon de se vendre a bien changé, reconnaît la principale intéressée, qui payait à ses débuts jusqu’à 10 000$ pour une pleine page de publicité en couleur dans l’édition du samedi du quotidien The Gazette. « Pour 10% du prix, je peux être dans la face du monde matin, midi et soir. On peut être notre propre vedette, mais il faut savoir où investir », explique Tatiana Londono, qui s’est aussi fait connaître en animant The property shop, une émission autobiographique sur sa vie de courtière. Elle alimente aussi frénétiquement son compte Instagram, en plus d’accorder régulièrement des entrevues sur son métier.

Le secret de sa réussite: porter plusieurs chapeaux. « Pour être courtier en immobilier en 2020, il faut être spécialiste en réseaux sociaux, en création de contenu, en photographie (avec de vrais professionnels), travailler sans arrêt et mettre son nom partout. Londono! Londono! Londono! », martèle l’énergique courtière au bout du fil.

Publicité

Une fois cette méthode en place, le succès est alors à portée de mains.

La preuve, Tatiana Londono calcule avoir fait plus de 100 000$ en commission durant la pandémie, même si ses activités étaient sur la glace pendant quelques mois. « J’ai vendu six maisons dès la reprise des activités », se targue la courtière de 47 ans.

« 90% des gens échouent dans l’immobilier. Il y a beaucoup de talents, de compétition et la principale, c’est DuProprio [un service de vente sans intermédiaire]. Mon conseil aux courtiers qui sortent de l’école: prenez-vous un coach pour vous aider dans le branding et travaillez sans arrêt. Il n’y a pas de recette magique », résume la magnat de l’immobilier.

Se vendre d’abord

Comme Tatiana Londono, le président de Groupe Solutions, marketing immobilier inc. observe aussi que la forte majorité des courtiers demeurent dans l’ombre, loin des panneaux géants et de l’exposure. « Sur 100, il y en a 80 qui ne réussissent pas, 15 qui réussissent très bien et cinq qui sortent du lot », calcule Gilles Ouellet, 78 ans, un vieux routier spécialisé en marketing immobilier résidentiel qui en a vu d’autres.

Publicité

Avec quatre décennies d’expérience derrière la cravate, il est bien placé pour observer cette tendance au branding et en comprendre les rouages. « Le marché immobilier est en ébullition, ce qui attire de nouveaux joueurs. Ensuite, comme le marché est fort, c’est le temps d’ouvrir les vannes en augmentant notre notoriété pour augmenter nos ventes », constate Gilles Ouellet, qui précise que le phénomène n’est pas nouveau, mais qu’il a pris de l’ampleur. « Si tu veux vendre, c’est normal de contacter la personne qu’on voit partout et qui a l’air prospère », résume-t-il.

Publicité

Même constat du côté du professeur agrégé au département d’entrepreneuriat et d’innovation des HEC Jean-François Ouellet (aucun lien de parenté avec Gilles). « Les gens veulent se vendre eux-mêmes. Avec les réseaux sociaux, les gens peuvent prendre les choses en main », explique l’enseignant, d’avis que cette tendance répond à un but bien précis. « En réalité, quand tu veux vendre ou acheter une maison, tu vas penser aux deux-trois personnes qui te viennent en tête. C’est juste une façon de se faire voir, tout simplement », résume-t-il.

«C’est une promesse que tu fais en te brandant, alors il faut que l’expérience soit à la hauteur.»

Si des émissions comme Vendeurs de rêve ou Selling Sunset ont contribué à la promotion du personal branding dans l’immobilier, Jean-François Ouellet souligne que ce phénomène s’observe aussi dans plusieurs d’autres domaines. « On n’a qu’à penser aux chefs de restaurants qui ont commencé de la même façon, à se brander eux-mêmes. Même chose pour les entraîneurs, massothérapeutes et autres métiers connexes de la santé et du bien-être, sans oublier les chaînes YouTube qui se multiplient », résume le professeur.

Publicité

Il met toutefois en garde tous ces adeptes du personal branding contre un ennemi commun : eux-mêmes. « C’est une promesse que tu fais en te brandant, alors il faut que l’expérience soit à la hauteur. »

Bon point.

Parce qu’au-delà du bling bling, des pancartes géantes, des sourires aux dents immaculés, des vidéos autopromotionnelles et des voitures de luxe, les gens veulent au final juste acheter une maison abordable qui n’est pas remplie de vices cachés.

Et ça, c’est de plus en plus difficile.