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Veillée improvisée : Montréal rend hommage à Karl Tremblay
« Toune d’automne en sol », lance le claviériste à ses acolytes qu’il ne semble pas connaître.
Un aîné distribue des lampions pendant qu’une femme aux cheveux en dreadlocks s’en sert pour s’allumer un joint. La foule autour du groupe improvisé ne cesse de croître. On tente de repérer le pic du guitariste à l’aide des bougies. Un père entame un solo d’harmonica, tout en tenant son enfant avec sa main libre.
Entre les morceaux, la foule réclame ses préférées : « Les étoiles filantes! Ti-Cul!»
Alors qu’un violon émet ses premiers accords, l’homme à mes côtés me confie avoir fait le chemin de Varennes : « J’ai ben dû les voir au moins vingt fois! Dans des campings, des centres communautaires, mais aussi au Métropolis, au Centre Bell, aux Plaines », partage Sébastien, 36 ans, pour qui la nouvelle a une résonance profonde : « C’est un peu ma jeunesse, qui s’est éteinte avec lui. »
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On le savait malade depuis plus d’un an, mais la nouvelle a retenti comme un coup de tonnerre, instaurant partout au Québec un bref moment de silence, le temps d’assimiler le choc : Karl Tremblay est décédé. Les Cowboys fringants perdent leur voix, et le Québec, son groupe emblématique. Dans les rues, le silence finit par céder la place à leurs succès. Jeudi soir, l’hommage se poursuit, cette fois-ci au parc du Mont-Royal, à Montréal.
Dès 19h, à chaque signal vert sur l’avenue du Parc, des vagues de nouveaux arrivants rejoignent les participants munis parfois de bougies, parfois d’instruments de musique. Des jeunes, des plus âgés arborant des chapeaux de cowboys, des parents expliquant à leurs enfants ce qui vient de se passer. Bien que l’émotion imprègne la veillée, aucun signe de larme n’apparaît sur les visages.
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Plongé dans l’obscurité sous la statue ailée, la foule de plus en plus dense reprend les mots du chanteur le plus populaire de Repentigny. Avec sa voix qui ne se distinguait pourtant pas particulièrement, il a symbolisé ce que Dédé Fortin représentait pour toute une génération post-référendaire, en portant les aspirations et les contradictions de celle-ci. « Break Syndical est le Dehors Novembre de ma génération », affirme Sébastien, manœuvre de profession.
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L’engouement de l’été dernier pour la tournée des Cowboys attestait de la vague de sympathie que le groupe et le chanteur suscitaient dans l’imaginaire collectif. Peu importe le lieu du spectacle, la soirée prenait des airs d’événement majeur, la foule consciente que cela pourrait bien être la dernière fois.
Jadis un band un peu ringard qui faisait tripper les hippies au Cégep, il a depuis été adopté par tous, séduisant autant les truckers que les matantes, et résonnant même outre-mer, même si ces derniers ne doivent pas comprendre grand chose des premiers records.
« On va tu en virer une calisse au Shack à Hector? », hurle un homme aux cheveux poivre et sel, la canette brandie dans les airs. Il n’en fallait pas plus pour galvaniser les troupes.
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Au cours d’une carrière qui s’est étendue sur plus d’un quart de siècle au sein d’un groupe émergeant d’un petit sous-sol, bravant d’innombrables foules et kilomètres, les textes portés par la voix de Karl auront laissé une empreinte majeure sur la bande sonore québécoise. Certains de leurs titres sont entrés au panthéon des hymnes intemporels.
La figure des Cowboys s’est inscrite dans la digne lignée des chansonniers de taverne et des violoneux des veillées d’antan. Conteur d’histoires et de légendes populaires avec une modernité radiophonique, le groupe réactualisait notre patrimoine musical.
Ils auront exploré un vaste éventail de thèmes, de l’amour à la dépression, de la révolution à la dystopie, en passant bien sûr par la connerie. Des récits engagés incarnés à la fois par le magnifique de l’ordinaire et des héros médiocres toujours profondément touchants.
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Une formation étoile mettant de l’avant des instruments sortis tout droit d’une époque révolue, comme le violon, l’harmonica, l’accordéon, entre autres. Une palette musicale variée allant de balades sensibles à des hymnes clownesques, des envolées patriotiques et des chansons profondément mélancoliques. Entre François Pérusse et Richard Desjardins, une nation sur plusieurs générations s’est reconnue dans leurs paroles et a été entraînée par leur énergie punk-folklorique.
Le souvenir de leur tout premier concert restera à jamais gravé en chacun de nous. Je me rappelle avoir nagé au cœur d’un mosh pit aussi gros qu’un village pendant Awikatchikaën sur les Plaines infinies. L’été chaud de mon adolescence.
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« La première fois que je les ai vus, c’était dans l’temps de Break Syndical, à Lavaltrie. Crisse qu’il savait faire lever une foule! », me raconte Ghyslain, en m’offrant une cigarette. « Ma toune, ça va toujours être En Berne, pas l’choix! », dit-il en expirant une bouffée de sa McDo « J’en ai fumé une couple depuis hier soir, j’te mentirai pas. J’trouve ça tough. »
Marie-Andrée, 37 ans, de Montréal, me révèle que Heavy Métal est sa toune préférée. « À chaque fois que je croise des Adidas Gazelle, je pense à eux. La première fois que je les ai vus sur scène, c’était en 2002, au parc Jarry avec Plume. C’était magique. »
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À leur tour, des ados se faufilent dans la foule, enveloppés de drapeaux fleurdelisés. Au cœur de cette masse humaine, on lit les paroles sur son cell pendant Mon chum Rémi, et on bafoue quelques passages de La Manifestation sans gêne. La cérémonie est dépourvue de prétention, reflétant l’essence-même du groupe. Authentique et un peu brouillon, comme nous tous, au fond.
« Les Cowboys, c’est des histoires et des expressions auxquelles les gens s’identifiaient, trouvaient une résonance. Ils ont su créer un profond sentiment d’appartenance. », lance la mère de deux jeunes.
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Un homme entame un solo à l’aide d’un gazou en plastique, déclenchant un éclat de rire collectif. Il faut l’admettre, l’atmosphère est plus joyeuse que tristounette. Rien de l’ampleur d’un de leurs spectacles, mais un baume dans une nuit chaude de novembre. Tandis que la chorale revient aux morceaux du début, encore plus de jeunes débarquent, les bras chargés de canettes. Un paquet de feux de Bengale est allumé pour parfaire le tableau.
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Peu de groupes peuvent se vanter d’être aussi rassembleurs que les Cowboys fringants. Avec le décès de leur chanteur, c’est aussi tout un party qui s’éteint.
L’image d’un Karl Tremblay fougueux, avec ses cheveux longs, ses sideburns et une grosse cravate laitte flottant au vent, demeurera. Ce soir, c’est le souvenir de sa voix qui résonnait dans l’unité, fidèle à l’intention du groupe de créer une expérience collective. Une communion à la fois poétique et politique.
Ce soir, sur la montagne, on peut affirmer qu’ils ont réussi.