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Une virée dans le passé au Marché aux puces Saint-Michel

Salières en forme d'agrumes, anges en porcelaine joufflus, mais surtout une expérience inoubliable.

Par
François Breton-Champigny
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La morosité semble vouloir s’emparer de notre belle province, qui commence à être pas mal moins séduisante au fur et à mesure que cette damnée année avance.

Le moins qu’on puisse dire, c’est que les Québécois ont le caquet bien bas, après 8 mois à devoir dealer avec le virus qui n’en finit plus de se propager.

À trois semaines de l’anniversaire de naissance du petit Jésus, on s’est dit qu’il n’y avait qu’une seule manière de se mettre un sourire au visage, même si personne ne pourra l’admirer derrière notre masque : aller voir comment se sont passés les derniers mois pour les commerçants du temple du kitsch montréalais, le marché aux puces Saint-Michel.

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Pis accessoirement, on a magasiné quelques artéfacts d’une autre époque, où le mot «coronavirus» rappelait plutôt un jeu de mots douteux avec une marque de bière populaire qu’une bibitte microscopique qui a changé la face du monde.

Moins de clients, plus de gestion

L’écriteau à l’entrée du marché est clair: «Pas de masque, pas d’entrée. 160 clients max».

Quelques images montrant la bonne façon de porter le couvre-visage sont collées sur la porte western à l’entrée gardée par une «escouade anti COVID» composée en partie de Steve Mandel et son partenaire co-manager, qui n’a pas souhaité être identifié.

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«On s’assure que chaque personne qui entre se désinfecte les mains comme il faut. La dernière chose qu’on veut, c’est qu’il y ait une éclosion ici», explique Steve dans la langue de Shakespeare, entre deux salutations de clients habitués et de commerçants qui ouvrent leur kiosque pour la journée.

L’escouade anti COVID (à gauche) qui gère l’entrée du marché
L’escouade anti COVID (à gauche) qui gère l’entrée du marché

Même si l’escouade peut compter sur le soutien de quelques «agents» se promenant dans le labyrinthe du marché pour vérifier que chaque client agit conformément aux mesures sanitaires, le co-manager de l’établissement affirme qu’il est «impossible» de contrôler tous les faits et gestes des clients. «Ils ne sont pas supposés touchés aux items sans la permission du propriétaire du kiosque, mais évidemment, certains se laissent emporter et oublient les règles», se désole l’homme d’âge mûr à la jasette facile.

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Le plus dur à «gérer» selon lui, ce sont les clients qui portent leur masque n’importe comment. «En dessous du nez, sur les lèvres, parfois carrément enlevé, j’en ai vu de toutes sortes!», témoigne l’employé qui butine entre les commerçants qu’il appelle par leurs prénoms.

À droite du poste de contrôle de Steve, il y a Marie qui vend toutes sortes de choses, des raquettes en babouche, en passant par les vases à fleurs inspirés d’art oriental et des colliers de perles. «En termes d’achalandage, c’est pas si pire que ça. C’est sûr que ça a fait mal lorsque le marché a fermé pendant quelques mois au début de la pandémie, mais une bonne partie des clients sont revenus», témoigne la commerçante qui a son kiosque depuis plusieurs années.

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Ce qui a le plus changé selon elle, ce sont les habitudes de consommation des clients. «Avant, les gens arrivaient, flânaient, prenaient leur temps et touchaient à tout. Maintenant, ils arrivent avec une idée précise en tête. Ils entrent, ils achètent et s’en vont».

En continuant notre chemin vers les multiples avenues qui nous sont offertes, on remarque une affiche faite à la main collée sur une porte qui mène à une section un peu plus en retrait du labyrinthe du marché. «Entrée. Prix incroyable. Tout doit être vendu», peut-on y lire.

«Les gens achètent moins parce qu’ils ont peur d’attraper le virus pendant les transactions et c’est plus de trouble pour s’assurer que tout soit fait dans les normes sanitaires.»

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Un petit couloir nous mène vers un capharnaüm de meubles entreposés. Un homme d’un âge vénérable est affalé sur un gros La-Z-Boy brun, qui a l’air mauditement confortable. Une vieille télé canonique qui joue des vieilles pubs à tue-tête est installée non loin du maître des lieux. «J’suis tanné. Ça fait trente ans que je suis ici et il est temps que ça finisse», explique Michel un peu à boute lorsqu’on lui demande pourquoi tout son stock doit être écoulé prochainement.

L’homme de 74 ans explique qu’il s’est fracturé la hanche droite juste avant que la COVID frappe et que depuis l’accident, il n’a plus l’énergie pour s’occuper lui-même d’aller chercher les meubles chez les personnes qui souhaitent s’en départir ni d’entreposer le tout une fois que le camion arrive au marché avec la cargaison.

«Avant, je faisais tout tout seul. Mais là c’est devenu compliqué. Les gens achètent moins parce qu’ils ont peur d’attraper le virus pendant les transactions et c’est plus de trouble pour s’assurer que tout soit fait dans les normes sanitaires», explique-t-il.

Même s’il souhaite se diriger vers la retraite plus tôt que tard, Michel ne sait pas ce qu’il fera de ses dix doigts au moment venu. «Je dois faire 30 minutes d’exercices de physio par jour pour ma hanche. Donc ça va m’occuper un peu», confie le septuagénaire en riant.

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S’il concède que 2020 a été une année de «marde», il se considère chanceux de ne pas avoir attrapé la maladie. «Faut voir les bons côtés, hein!»

On souhaite prompt rétablissement à Michel pour sa hanche puis on s’engage vers le deuxième étage du marché.

Salières en forme d’agrumes et figurines de collection

En flânant autour des salières et poivrières aux formes toutes plus kitsch les unes que les autres, on croise Alain, le fier propriétaire de ces babioles culinaires. Au deuxième étage, c’est pas mal lui le boss de la place. «Je veille à ce que tout se passe bien. S’il y a des pépins, c’est moi qui dois contacter l’administration».

Alain, le «boss» du deuxième étage
Alain, le «boss» du deuxième étage
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Le costaud sympathique avoue que de faire respecter les mesures sanitaires n’est pas toujours facile. Surtout le port du masque. «C’est déjà arrivé que des gens enlèvent leur masque quand on ne les regardait pas trop. Dans ce temps-là, c’est moi qui doit leur dire de le remettre et ça peut créer des petites flammèches».

En plus de son rôle de doyen du deuxième étage, Alain a son propre espace pour vendre ses produits. «Mes affaires ont bien été et petit à petit, j’ai pris plus d’espace de kiosque», raconte le commerçant, qui vend des produits du terroir, une multitude d’articles de cuisine funky ainsi que des créations en laine tricotées par sa belle-mère.

Malgré le fait que le marché soit un peu moins occupé qu’en temps normal, Alain craint que la gestion des clients soit un peu plus «complexe» pour les prochaines fins de semaine avec les nouvelles règles décrétées par le gouvernement Legault concernant le magasinage.

Depuis vendredi dernier, les entreprises, comme les magasins dans les centres commerciaux, doivent opérer avec un nombre restreint de clients. «On va devoir rajouter des panneaux pour que le deux mètres soit respecté et vérifier que le nombre maximum de personnes soit cohérent avec l’espace qu’on a. Ça va ajouter un défi logistique de plus, mettons», prévoit-il.

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Avant de retourner au premier étage pour compléter la visite du labyrinthe, on saute sur l’aubaine d’avoir une salière et une poivrière en forme d’agrumes. Après une courte séance d’obstinage pour payer les artéfacts, Alain a finalement le dernier mot. «J’insiste! C’est mon cadeau de Noël!»

La source d’une escarmouche amicale avec Alain
La source d’une escarmouche amicale avec Alain

On descend finalement les marches menant au premier, assaillis du même coup par un amalgame d’odeurs de cigarette, de parfum cheap et de café du Tim Horton’s. On tourne un coin puis on arrive face à face avec André Dufresne, propriétaire du Déteclivre, la mecque des livres rares du marché aux puces (et possiblement de Montréal au complet).

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«Depuis le début de la pandémie, je dirais que mon chiffre d’affaires a diminué du tiers, estime André. J’ai perdu plusieurs clients fidèles au cours des derniers mois. Au moins, le loyer est pas mal moins cher ici que sur le Plateau disons», se console le libraire d’occasion, qui a soufflé ses 21 bougies en tant que commerçant du marché vendredi dernier.

La passion pour les livres chez le commerçant est palpable. Entre deux questions, il tient à nous montrer ses plus précieuses acquisitions, comme une bible datant de 1839 à 300$, une gravure en cuivre de l’artiste français Jean Cocteau à 5000$ et une carte de Noël à 500$ dessinée par Alfred Pellan lui-même.

La fameuse carte de Noël d’Alfred Pellan
La fameuse carte de Noël d’Alfred Pellan
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Après l’achat d’un livre judicieusement choisi avec l’aide d’André, on continue notre tour de la caverne d’Alibaba des bébelles usagées.

«Bonjour! Est-ce que je peux vous aider avec quelque chose?», nous apostrophe Chantale Pelletier lorsqu’on lorgne des petits anges en porcelaine joufflus.

Chantale Pelletier fidèle au poste
Chantale Pelletier fidèle au poste

«Les clients ont recommencé à venir pas mal plus depuis trois semaines. Je pense que c’est l’effet du temps des Fêtes», estime la commerçante. Justement, un client vient interrompre la discussion pour lui poser une question. «Ah oui! Excuse-moi Nicolas, j’avais oublié ta boîte!», s’exclame Chantale alors que le client s’asperge les mains de Purell. «C’est notre job de le faire le plus possible! Faut que je me lave les mains dix fois? OK! Je vais le faire!» lance Nicolas avant de disparaître avec sa boîte sous le bras dans l’un des nombreux dédales du marché aux puces.

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Les odeurs de McDo, de shish-taouk et autres délicatesses graisseuses emplissent le marché. L’heure du lunch, et de notre départ, approche.

Mais avant de partir, un dernier stop s’impose au stand de Denis Proulx, où les figurines de Star Trek encore emballées côtoient les cartes de collection et les toutous de Snoopie. «Mettons que ça a pas été l’année la plus facile sur le moral, confie d’emblée Denis sans quitter des yeux son cartable où des cartes de collection sont toutes identifiées à l’aide de numéros et mises dans des étuis en plastique.

Denis Proulx qui classe ses cartes de collection
Denis Proulx qui classe ses cartes de collection
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Avec sa femme, Denis a décidé de transformer sa passion pour les objets de collection en business. «Je travaillais pour la STM puis à la retraite, je me suis dit: pourquoi pas en profiter pour faire un peu de sous?».

Être coincé en arrière d’un comptoir au marché aux puces n’est cependant pas ce qui fait le plus vibrer le couple de collectionneurs. «On est habitués d’aller dans les Comiccon de Montréal et Toronto. C’est vraiment tripant, il y a de vrais collectionneurs qui viennent nous voir et on fait souvent du bel argent», explique le commerçant.

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Une autre raison qui vient assombrir le moral du duo: la récente annulation des rassemblements pendant le temps des Fêtes. «Notre fille est au Vermont et on ne l’a pas vue depuis le mois de mars. On avait un petit espoir de la voir pendant les Fêtes, mais là, c’est kaput, laisse tomber Denis.

Sa femme ajoute également qu’il est «très difficile» pour eux de ne pas pouvoir voir leur petite-fille qui habite à Laval. «On lui a amené du chocolat sur son perron à Pâques, mais là avec tout ce qui se passe, elle ne veut même pas qu’on lui amène de la nourriture sur le pas de sa porte pour Noël», se désole la grand-mère affublée d’un t-shirt de Star Wars: Un nouvel espoir, assurément le moins bon de la trilogie originelle.

«On a hâte que cette année-là soit finie et de tourner la page», conclut Denis en fermant son cartable.

Sur le chemin de la sortie, on aperçoit l’accessoire le plus kitsch au monde : un ouvre-bouteille aimant en forme de dauphin avec coquillages et sable bleu à l’intérieur sur lequel on peut lire «Florida» en lettres attachées.

Essayez de battre le niveau de kitsch de cet item-là, pour voir
Essayez de battre le niveau de kitsch de cet item-là, pour voir
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«Un dollar!» lance la dame du kiosque. Un maudit bon bargain pour avoir un souvenir du monde d’avant, où voyager au pays des snowbirds n’était pas un crime.

En attendant que ce monde-là revienne, on peut se rabattre sur le marché. C’est pas comme un billet pour le sud, mais une telle virée dans le passé, ça n’a pas prix.