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Une soirée sur un plateau avec une coordonnatrice d’intimité
« Ah ouais, il y a un bec? », s’enquiert la comédienne Érika Suarez, visiblement inquiète après la relecture de la description de la scène qu’elle s’apprête à tourner.
Roxane Néron, coordonnatrice d’intimité sur le plateau, se tourne vers moi : « Tu vois, ça, c’est le genre de chose qu’on va aller établir avec la réalisatrice tantôt. Est-ce qu’elle veut un baiser? Si oui, qui va l’initier? Combien de temps elle veut que ça dure? Avec langue ou pas de langue? »
Ça ne fait pas longtemps qu’on se pose ce genre de questions sur les plateaux de tournage, au Québec comme ailleurs. La nouvelle fonction de coordonnateur ou coordonnatrice d’intimité, qui consiste, grosso modo, à s’assurer que les scènes d’intimité soient tournées dans le respect des acteurs et actrices, a fait son apparition chez nous il a quelques années, et seule une poignée de personnes – principalement des femmes – exercent pour l’instant ce métier inusité.
L’Union des artistes (UDA) est d’ailleurs en négociation avec l’Association québécoise de la production médiatique (AQPM) pour faire reconnaître la profession.
«Est-ce qu’elle veut un baiser? Si oui, qui va l’initier? Combien de temps elle veut que ça dure? Avec langue ou pas de langue?»
Mais concrètement, qu’est-ce que ça fait, une coordonnatrice d’intimité? Quels sont les rouages qui s’opèrent derrière les ébats sexuels mis en scène dans nos séries favorites? Par quels genres de trucages évite-t-on que les comédien.ne.s se retrouvent en tenue d’Adam ou d’Ève devant un groupe de technicien.ne.s ne sachant où poser les yeux?
C’est ce que j’ai voulu savoir en me faisant l’ombre de Roxane Néron, une pionnière du domaine, le temps d’une soirée sur un plateau.
Des expertises conjuguées
« As-tu faim? J’irais me chercher un smoothie. »
Roxane apparaît à la sortie du métro Lionel-Groulx, où nous nous sommes donné rendez-vous à 16 h. Elle est attendue sur le plateau de la nouvelle fiction Après le déluge à 17 h, mais je souhaitais prendre le temps de discuter avec elle avant de plonger dans l’action. (J’apprendrai plus tard que nous aurions eu AMPLEMENT le temps de jaser sur le plateau…)
Nous marchons ensemble jusqu’au marché Atwater pour prendre une bouchée – ou plutôt une gorgée – puisque le tournage devrait se terminer vers 20 h. Smoothie vert en main, nous nous installons à une table à pique-nique.
Celle qui cumule une douzaine d’années d’expérience dans le milieu télévisuel à titre d’assistante-réalisatrice et de recherchiste m’explique que c’est en 2018 qu’elle a entendu parler pour la première fois de la coordination d’intimité, en lisant le témoignage d’Éléonore Loiselle dans La Presse. La jeune comédienne y racontait avoir été traumatisée par un tournage de scènes de nudité, de masturbation et de viol, sans préavis ni le moindre encadrement.
« En lisant ça, j’ai vraiment fait comme : “Oh my god!”, relate Roxane Néron. L’article expliquait qu’aux États-Unis, il y avait des coordonnatrices d’intimité qui, comme des coordonnateurs de cascade, chorégraphient et encadrent les scènes de sexualité sur les plateaux. »
Détentrice d’un baccalauréat en sexologie, Roxane voit en cette nouvelle profession la combinaison parfaite de ses deux expertises. Fin 2020, elle fonde INTImédia, une entreprise de consultation en coordination d’intimité, avec son amie Laurence Desjardins, elle-même sexologue.
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« Je m’occupe de faire le pont entre la production et les acteurs et actrices », résume la femme de 40 ans qui a notamment travaillé sur les plateaux de Nous, L’homme qui aimait trop, Plan B et L’Empereur. « Je m’assure que tout le monde sache exactement ce qui va se passer, et que la scène soit réalisée dans le respect et la sécurité, tout en respectant les intentions de réalisation. »
«Je m’assure que tout le monde sache exactement ce qui va se passer.»
Lorsqu’on l’embauche, elle lit le scénario puis rencontre le réalisateur ou la réalisatrice pour comprendre sa vision et le rôle que jouent la ou les scènes d’intimité dans le récit. Elle participe généralement à la rédaction de l’annexe de nudité, un document qui spécifie la nature exacte des scènes d’intimité, le degré de nudité exigé des artistes et la nature des accessoires et des habillements utilisés.
« Parfois, je participe carrément à la construction des scènes d’intimité avec le réalisateur ou la réalisatrice, pour le challenger ou lui donner des idées; pour que ce soit le plus réaliste possible aussi », précise Roxane.
Elle rencontre ensuite les artistes concerné.e.s pour discuter de leurs attentes, de leurs inquiétudes et de leurs limites. Une répétition est parfois prévue, mais les délais le permettent rarement.
Pour ce qui est de son travail le jour J, j’en serai témoin dans quelques minutes puisque nous nous dirigeons maintenant vers le camp de base du tournage, situé dans un édifice de la rue Saint-Jacques.
Attendre, attendre et… encore attendre
Je l’ignore encore, mais les prochaines heures de ma soirée consisteront principalement à… attendre. Il faut dire que les délais sont chose courante sur les plateaux.
17 h. Roxane et moi arrivons au camp de base, où se trouve une partie de l’équipe de production, les costumes et les loges des comédien.ne.s. La directrice de production nous indique que le tournage a du retard : il reste encore plusieurs scènes à filmer avant celle à laquelle je dois assister. Nous décidons tout de même de nous rendre sur le lieu du tournage, un appartement de la rue Bourget.
17 h 15. Nous nous installons sur des chaises à l’extérieur de l’immeuble à logements en attendant notre tour. Roxane me montre les accessoires qu’elle traîne dans son sac.
Une «poche de thé», un tissu de couleur chair, permet aux acteurs qui doivent se dénuder entièrement de cacher leurs organes génitaux.
Un petit ballon que l’on gonfle à la bouche sert à séparer les pubis des comédien.ne.s lorsqu’ils font semblant de faire l’amour, pour éviter le contact tout en laissant place aux mouvements. Une « poche de thé », un tissu de couleur chair, permet aux acteurs qui doivent se dénuder entièrement de cacher leurs organes génitaux. Roxane a également toujours sur elle rince-bouche, parfum, déodorant et autres produits pour assurer la fraîcheur des rapprochements.
17 h 50. Roxane me propose de retourner au camp de base pour discuter avec Érika Suarez, qui jouera dans la scène d’intimité que je suis venue observer.
Vêtue d’un peignoir blanc, ses paupières fardées de rose, Érika patiente dans sa loge depuis midi. C’est la première fois que l’humoriste de la relève, qui interprète le rôle d’Eva dans la série, travaille sur un projet comme actrice. Au stress de cette nouvelle expérience s’ajoute celui de prendre part à deux scènes de sexualité (dont l’une est déjà tournée).
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Quand je lui demande ce que la présence d’une coordonnatrice d’intimité change pour elle, la jeune femme s’exclame : « TOUTE! Seigneur, sans elle, ça aurait été stress level 1000! »
« Il y a tellement d’affaires que j’avais pas pensé qui pourraient me déranger, et que je n’aurais peut-être pas osé mentionner si Roxane n’avait pas été là, poursuit-elle. Par exemple, pendant la première scène, quand Roxane a dit à tout le monde de se retourner [pour ne pas la voir alors qu’elle était en petite tenue], j’ai fait : “C’est ben trop vrai!” Je n’aurais pas pensé à ça sans elle, mais ça aurait pu teinter l’expérience négativement pour moi. »
Érika compare la coordonnatrice d’intimité à un filet de sécurité. « Parce que t’sais, Pascal [le comédien avec qui elle partage des scènes d’intimité], il est super cool, mais tu peux tomber sur un dude weird aussi, dit-elle. Comment tu gères ça? À qui tu parles? Quand Roxane est là, je sais que personne ne va donner un bec de plus ou faire un move de trop, tu comprends? »
«Quand Roxane est là, je sais que personne ne va donner un bec de plus ou faire un move de trop.»
Roxane et Érika se mettent à discuter de la scène de ce soir. La coordonnatrice d’intimité rappelle le contexte à l’actrice et lui lit l’annexe de nudité décrivant la scène : « Joker [joué par Pascal Tshilambo] fait l’amour passionnément avec Eva sur le sofa. Il reçoit un appel. Joker enlève le condom. La scène commence et on les voit déjà dans l’action. On ne voit pas les préliminaires, c’est une relation plus passionnée que la 338. Missionnaire sur le sofa. Ils vont s’embrasser. »
Érika s’inquiète du baiser, mais Roxane la rassure et lui promet de s’informer à ce sujet auprès de la réalisatrice à notre arrivée sur le plateau.
Silence, on tourne
18 h 20. Nous quittons Érika et retournons à l’extérieur de l’appartement de la rue Bourget pour… attendre.
Grâce à des walkies-talkies, les technicien.ne.s à l’intérieur du logement, qui sont loin de chômer, tiennent ceux à l’extérieur au courant de l’avancée du tournage.
20 h. Je connais à présent le nom de tous les membres de la famille de Roxane, la destination de ses prochaines vacances et ce qui l’empêche de dormir la nuit. J’exagère, mais nous commençons à avoir épluché les sujets de conversation. La nuit est tombée et il fait de plus en plus froid.
20 h 30. Lueur d’espoir : des applaudissements retentissent à l’intérieur. « La scène est complétée? », demande Roxane à une technicienne. « Non, il reste deux plans et trois inserts. »
Congelées, nous nous immisçons dans l’immeuble par la porte qui mène au sous-sol. Nous nous réchauffons entre des étagères débordantes de livres et des piles de vinyles.
20 h 50. « Coupez! » Enfin, la scène qui précède la nôtre est bouclée. Pascal Tshilambo, l’interprète du personnage de Joker, descend au sous-sol afin que Roxane lui montre comment enfiler la « poche de thé ».
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Pendant qu’il se change, la coordonnatrice d’intimité m’avertit : « Tu vas voir, en haut, ça va aller très vite. Le stress va être palpable. »
« Ok, tu me diras où me placer, gêne-toi pas pour me donner des ordres! », que je lui réponds.
21 h. C’est notre tour! Roxane avait raison : après quatre heures d’attente, tout s’enchaîne maintenant à une vitesse folle. Dans le petit quatre et demie à l’étage, une fourmilière d’une vingtaine de personnes s’active pour la mise en place de la prochaine scène. Entre un technicien qui déplace des meubles et un autre qui ajuste l’éclairage, je tente de me faire la plus discrète possible, mais je semble être constamment dans les jambes de quelqu’un.
21 h 20. Roxane demande à tous les membres de l’équipe dont la présence n’est pas absolument nécessaire de sortir pour une courte répétition à plateau fermé (close set). Il ne reste que les deux acteur.trice.s – Érika et Pascal –, la réalisatrice Mara Joly, le directeur photo, la script-éditrice, Roxane et moi.
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L’équipe revoit le déroulement de la scène. Toujours en peignoir, Érika s’allonge sur le sofa du salon pendant que Pascal, habillé, se tient au-dessus d’elle. La réalisatrice leur rappelle la chorégraphie : quelques secondes de faux va-et-vient passionnés, le cellulaire de Pascal sonne, il répond en se retirant et les deux se rhabillent.
Roxane demande à Mara Joly si le duo devra s’embrasser. La réalisatrice hésite, puis déclare que ce ne sera pas nécessaire. Je devine le soulagement d’Érika.
Roxane demande à Mara Joly si le duo devra s’embrasser. La réalisatrice hésite, puis déclare que ce ne sera pas nécessaire.
Au terme de la répétition, pendant que l’équipe technique fait les derniers ajustements, Roxane consulte tour à tour Mara, Érika et Pascal pour vérifier que tout le monde est sur la même longueur d’onde et à l’aise avec ce qui s’en vient. Érika demande si on peut lui trouver des caleçons plus longs pour la couvrir davantage, comme seul le haut de son corps et ses jambes apparaîtront à la caméra. Le costumier lui en apporte.
21 h 30. Tout est prêt. L’assistant-réalisateur émet le même avertissement qu’a donné Roxane avant la répétition : seules les personnes essentielles peuvent rester (elles sont plus nombreuses que lors de la répétition), et celles qui le peuvent doivent adopter la position de courtoisie, soit se tourner dos à la scène.
La coordonnatrice d’intimité tient le peignoir d’Érika ouvert devant elle pendant que la comédienne remonte sa jupe et s’installe à nouveau sur le divan, un soutien-gorge rose recouvrant sa poitrine. Même chose pour Pascal, qui retire son chandail et baisse ses pantalons.
Lors de la première prise, Roxane filme le moniteur dans la cuisine avec son cellulaire, pour pouvoir ensuite montrer le résultat à Érika. « C’est quelque chose dont j’avais discuté avec elle avant, me précise la coordonnatrice d’intimité. Pouvoir voir la scène avant que ça sorte à la télé, ça la rassurait beaucoup. Il y a plein d’actrices pour qui c’est le contraire, qui me disent : “Je ne veux absolument pas me voir!” »
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Une technicienne doit s’ajouter au plateau pour ajuster le cadrage. Roxane demande le consentement des acteur.trice.s, qui acquiescent.
22 h 15. Quatre prises plus tard, l’assistant-réalisateur crie « reverse! », ce qui signifie que le premier plan est terminé et qu’on doit maintenant refaire la scène d’un autre angle. Encore une fois, Roxane va voir Érika et Pascal pour leur expliquer la nature du cadrage et quelles parties de leurs corps seront visibles.
22 h 40. It’s a wrap! (Oui, je maîtrise désormais le vocabulaire de tournage.) L’équipe remballe ses affaires, soulagée.
Mara Joly semble satisfaite. Je n’ose pas la déranger (et j’ai hâte d’aller me coucher), mais au téléphone quelques jours plus tard, la réalisatrice me confie que la présence de la coordonnatrice d’intimité était tout aussi sécurisante pour elle que pour les acteur.trice.s.
«Comme actrice, j’ai déjà eu de mauvaises expériences, et j’aurais adoré que ce ne soit pas la costumière qui me protège.»
« Je trouvais ça rassurant de savoir que si les acteurs ressentaient un malaise quelconque, ils pouvaient l’expliciter sans que ce soit à moi directement, et que ça allait être pris en considération et géré, mentionne-t-elle. Que Roxane soit là pour transmettre le même message à tout le monde qui est impliqué dans les scènes d’intimité, ça m’enlève un gros fardeau. »
« Comme actrice, j’ai déjà eu de mauvaises expériences, et j’aurais adoré que ce ne soit pas la costumière qui me protège, alors que ce n’est pas son département. Alors je trouve que ce métier-là est extraordinaire et nécessaire. »
Avant que je quitte le plateau en remerciant Roxane, Érika passe près de moi et me glisse au sujet de la coordonnatrice : « Tu comprends maintenant pourquoi elle est indispensable? »
Je ne peux qu’être d’accord avec elle.