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Une ruche pour les victimes de violence conjugale qui affrontent le processus judiciaire

Incursion chez Côté Cour.

Par
Hugo Meunier
Hugo Meunier
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«On marche tout le temps sur des œufs avec des victimes de violence conjugale», raconte Nathalie Matteau du service Côté Cour, perché au sixième étage du palais de justice de Montréal. Au moindre faux pas, le lien de confiance avec celles qui défilent dans son bureau menace de s’effriter.

Au moment où un treizième féminicide secoue la province, URBANIA a obtenu un accès privilégié au quotidien de son équipe, qui épaule en première ligne les victimes de violence conjugale et intrafamiliale, en plus de les accompagner dans leur processus judiciaire.

À l’heure où l’on réfléchit à la création d’un tribunal spécialisé dans les causes d’agression sexuelles et de violence conjugale, cette ressource unique au Québec relevant du CIUSSS du Centre-Sud-de-l’Île-de-Montréal traite des milliers de dossiers chaque année, et ce depuis 35 ans. «On joue avec la notion de risque et la pression est très forte. On ne veut pas en échapper et on travaille fort en ce sens», affirme avec aplomb la spécialiste en activité clinique de Côté Cour, ajoutant que la mission de son équipe est de faire le pont entre les besoins des victimes et les procureurs spécialisés en violence conjugale, qui tiennent compte de leurs recommandations.

«On joue avec la notion de risque et la pression est très forte. On ne veut pas en échapper et on travaille fort en ce sens»

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Les statistiques font frémir. La douzaine d’intervenantes en poste cumule quelques 7000 rencontres annuellement pour environ 4000 victimes.

Oui, vous avez bien lu: 4000 victimes chaque année, seulement à Montréal.

On parle de cinq rencontres en moyenne, chaque jour. De quoi donner le vertige.

Devant l’ampleur de la tâche, pas étonnant que l’équipe se sent interpellée chaque fois qu’elle entend des gens dénoncer dans les médias ou ailleurs l’absence d’aide aux victimes dans l’appareil judiciaire. «Je me dis toujours: mon Dieu, mais qu’est-ce que je fais alors depuis 17 ans!», plaide Nathalie, toutefois bien loin de nier l’existence de failles dans le système. Elle offre une piste pour expliquer cette perception au sein du public. «Souvent — dans la majorité des cas même — les victimes refusent de témoigner contre leurs conjoints violents et souhaitent reprendre leur relation», souligne-t-elle. Une réalité complexe s’inscrivant dans la dynamique de violence bien connue des ressources d’aide aux victimes.

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URBANIA l’attestera plus tard, en assistant en direct à quelques rencontres entre des victimes et la sexologue Isabelle Gignac, une des douze intervenantes. Des témoignages difficiles à concevoir pour quiconque ne se trouve pas dans une situation conjugale violente, mais qui reflètent la vulnérabilité des victimes qui poussent la porte de Côté Cour.

Devant des histoires qui ne finissent pas toujours bien, l’équipe ne baisse jamais les bras et cultive l’espoir que les graines semées finiront par fleurir.

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La ruche

On se croirait dans une ruche. C’est la première chose qui nous saisit en débarquant dans le local de Côté Cour. Dès 9h le matin, des victimes font la file devant le local 6.10, dans les couloirs et dans une petite salle d’attente jouxtant les bureaux des intervenantes.

Le va-et-vient des procureurs est étourdissant aussi, puisque ces derniers ont des espaces réservés entre les murs de la ressource. De l’autre côté du couloir, se trouve la salle 6.11, dans laquelle 100% des dossiers entendus sont liés à la violence conjugale. Une des salles les plus occupées au palais, si on tient compte du fait que la violence conjugale est responsable de 30% des crimes contre la personne et 15% des meurtres recensés par le Service de police de la Ville de Montréal, forçant d’ailleurs la création d’un nouveau module d’enquête.

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Chez Côté Cour, le travail se décline en deux volets. Il y a d’abord une première intervention téléphonique, chaque fois qu’un dossier de violence conjugale atterrit sur le bureau d’un procureur. «Dès que les accusés comparaissent, on se fait acheminer le dossier. On appelle toutes les victimes, ça devient une porte d’entrée. On veut savoir si elles sont correctes. Ont-elles peur? Sont-elles en sécurité?», énumère Nathalie, précisant que la plupart des victimes habitent toujours avec le conjoint violent. «En appelant la police, elles ne mesurent pas toujours l’impact à long terme, notamment les conditions imposées par la Cour, telle l’interdiction d’entrer en contact avec la victime. Certaines d’entre elles sont totalement désorientées en apprenant que le conjoint doit partir de la maison, plusieurs n’ont pas d’argent, d’autonomie et n’ont même jamais fait l’épicerie», raconte la spécialiste.

Le mandat est d’essayer de remettre la responsabilité sur les épaules de l’agresseur

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Le deuxième volet consiste en une évaluation plus exhaustive. «On veut savoir si la victime est dans une situation à risque et faire le trait d’union avec le processus judiciaire. Tout un défi, puisque beaucoup de femmes minimisent les gestes posés, ça fait partie du cycle de la violence», explique Mme. Matteau, dont le mandat est d’essayer de remettre la responsabilité sur les épaules de l’agresseur.

Des recommandations sont ensuite émises à partir de ces entretiens, en plus d’orienter au besoin les victimes vers des ressources appropriées. «Ça arrive que la victime n’est pas d’accord avec nos recommandations, mais on cherche la balance avec les risques. Si j’évalue qu’il y a un risque d’homicide, je ne peux pas laisser l’agresseur retourner dans son milieu», résume-t-elle.

Chaque nouveau féminicide hante l’équipe de Côté Cour. D’autant plus que la plupart de ces drames surviennent à Montréal et impliquent des protagonistes dont les dossiers ont circulé entre les mains des intervenantes. «Ça nous trotte toujours dans la tête. On retourne voir nos rapports pour regarder les interventions posées et je m’efforce de déresponsabiliser l’intervenante concernée. Et même si on n’a jamais rien à se reprocher, ça nous marque et on se rappelle même des années plus tard de nos conversations avec la victime», confie Nathalie.

«On ne leur dit pas quoi dire, mais on leur explique en quoi consiste le processus judiciaire, qui n’est pas facile pour les victimes.»

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Dans les cas moins extrêmes, son service a le pouvoir de recommander certaines conditions (contacts avec la victime, thérapies pour les conjoints violents, filet de sécurité autour des victimes), en plus d’aider les victimes à préparer leurs témoignages à la Cour. «On ne leur dit pas quoi dire, mais on leur explique en quoi consiste le processus judiciaire, qui n’est pas facile pour les victimes. En le réalisant, ça arrive qu’elles veulent retirer toutes les accusations d’un coup», constate-t-elle.

Du sable dans l’engrenage

Si ce processus est ardu pour les victimes, les obstacles sont aussi nombreux pour l’équipe de Côté Cour. Outre le fait de composer avec des cas plus lourds en pandémie (à cause de l’isolement notamment) et des dossiers à traiter dans 35 langues (avec l’aide d’interprètes), les intervenantes doivent surtout respecter le rythme des victimes. Si ces dernières se sentent brusquées, elles peuvent se refermer comme des huîtres. «On prend ce qui est ouvert et on essaye de rester à l’intérieur en jetant du sable dans l’engrenage [de la violence]», illustre Nathalie.

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Au sein de l’équipe depuis neuf ans, Isabelle Gignac est toujours animée par ce désir d’aider ces femmes, tout en étant consciente que les succès sont hélas peu nombreux. «C’est sûr que c’est parfois heurtant et confrontant, mais on travaille beaucoup en réduction des méfaits», nuance l’intervenante, qui redoute présentement le déconfinement, risqué pour des femmes aux prises avec des conjoints contrôlants en train de perdre leur mainmise.

Pour nous plonger dans sa réalité, Isabelle a permis à URBANIA d’assister à quelques rencontres. Elle nous a donc installés dans un bureau voisin du sien, en nous donnant accès aux séances via l’application Teams. La caméra était braquée sur Isabelle pour préserver l’anonymat des victimes, toutes consentantes. Certains faits et tous les noms ont été modifiés pour les protéger.

« Tous les couples traversent des moments difficiles »

Le premier cas est hors du commun. Sabrina*, âgée dans la trentaine, se présente de son propre chef pour plaider en faveur de la libération de son conjoint incarcéré.

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Elle veut rencontrer les procureurs au dossier, ce qui n’est pas courant à ce stade-ci du processus (enquête caution). «Je n’apprécie pas de ne pas pouvoir témoigner. Il y a plusieurs choses avec lesquelles je ne suis pas d’accord», peste d’entrée de jeu la femme, qui accepte de s’asseoir avec Isabelle.

On apprend que Steven, son conjoint, est toujours détenu pour un incident remontant à la semaine précédente. Selon le rapport policier, Sabrina a été battue par l’homme, qui a de lourds antécédents en matière de violence, à commencer par un séjour de 15 ans derrière les barreaux.

Selon Sabrina, il ne s’agit que d’une engueulade qui a pris des proportions olympiques. «Tous les couples traversent des moments difficiles», souligne-t-elle.

Le couple a un fils et Steven partage son temps entre le Québec et une autre province.

Lorsque Isabelle lui demande ce qu’il s’est passé exactement le 10 juin, Sabrina y va de sa version. «Tout a commencé parce qu’il ne trouvait pas son t-shirt. On s’est mis à argumenter et je suis allée sur le balcon d’où j’ai accidentellement appelé une amie, qui a ensuite alerté la police en entendant des cris. Elle se sent mal aujourd’hui», raconte-t-elle, réitérant que les accrochages sont normaux après plusieurs années de relation.

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Sabrina ajoute que la prison serait la pire chose pour Steven, encore traumatisé par ses années de détention. «Il a des séquelles, fait des cauchemars, a de la misère à communiquer et ça aurait pour effet de lui nuire. Il a juste besoin d’aide », affirme-t-elle, au bord des larmes.

Isabelle lui demande ensuite si Steven est jaloux, contrôlant, la rabaisse, s’il consomme, a des idées suicidaires, des armes, si elle se sent en sécurité et si elle sent que son fils l’est aussi. L’intervenante l’interroge sur son passé criminel. «Ça lui appartient, mais il est toujours correct avec moi et notre fils. Tout allait bien, nous avions une belle vie, je ne veux pas qu’il aille en prison!», martèle Sabrina, maintenant en pleurs.

Isabelle assure ne vouloir agir que pour son bien et poursuit avec délicatesse : même si Steven est relâché, il pourrait ne pas pouvoir retourner habiter avec elle avant de recevoir de l’aide et de rassurer la Cour. «On n’a pas besoin d’aide, on a une belle vie, ma fille est confuse et pleure en disant: où est papa?», s’impatiente Sabrina.

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Isabelle lui tend son numéro en mentionnant à Sabrina qu’elle recommandera au procureur d’autoriser des contacts téléphoniques, pour commencer.

« Je l’ai peut-être mis dans une position inconfortable »

De retour à la Ruche le lendemain matin, après un passage obligatoire par le détecteur de métal au rez-de-chaussée du palais de justice.

Neuf heures à peine et plusieurs dossiers s’empilent déjà à la réception du local 6.10.

Isabelle amorce une autre longue journée avec Estelle, en marge d’une première rencontre dite pro-forma (étape entre la comparution et le procès de l’accusé).

Neuf heures à peine et plusieurs dossiers s’empilent déjà à la réception du local 6.10.

«Aujourd’hui ce qu’on fait, c’est qu’on évalue les risques», informe d’emblée l’intervenante.

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Estelle et son chum Fred — la jeune vingtaine — forment un couple depuis environ un an. Il se sont connus à travers des amis. La police est intervenue à leur logement en janvier dernier, après un appel 911 logé par Estelle pour une altercation violente avec son chum.

Estelle prend l’entière responsabilité de cette situation et s’autoflagelle allègrement. «J’ai recommencé à consommer [des drogues dures] à cause du confinement et il est venu s’occuper de moi. Comme il ne consomme pas, je l’ai peut-être mis dans une position inconfortable. C’est pas évident de regarder la personne qu’on aime consommer…», souligne Estelle, qui plaide aussi avoir appelé la police par accident. «J’avais le téléphone dans la main, j’ai pesé longtemps sur le bouton sur le côté et la police est arrivée trente minutes plus tard. Je leur ai dit que c’était pas mon intention et que je ne voulais pas rendre les choses plus compliquées pour [Fred]», explique la jeune femme, qui aimerait assouplir les conditions de remise en liberté de son chum, pour le fréquenter normalement.

La Cour lui empêche présentement d’entrer en contact avec Estelle.

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Isabelle, prudente, cite le rapport de police alléguant que Fred était en possession d’un couteau (ou d’une paire de ciseaux) ce jour-là, en plus d’avoir proféré de violentes menaces, notamment son intention de la défigurer avec ses poings.

Un malentendu, atténue Estelle, convaincue qu’il ne lui aurait jamais fait de mal. «J’ai juste l’impression que si on ne s’était pas connus, je serais dans une situation misérable!», plaide la jeune femme en pleurant.

Estelle jure ne plus consommer et avoir repris sa vie en main, ce qui améliorera selon elle sa relation avec Fred.

Isabelle apprend alors que son conjoint a survécu à un attentat il y a quelques années. «Au fond de lui, il est en colère parce que quelqu’un voulait le tuer», laisse tomber Estelle.

« Il s’excuse beaucoup et regrette »

«C’est beaucoup de travail juste pour le ravoir à la maison», soupire Linda, venue aussi rencontrer Isabelle pour discuter des trois dossiers concernant Alain, son chum des 25 dernières années.

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Ce dernier a un dossier criminel épais comme un bottin téléphonique, en plus d’avoir battu sévèrement Linda à plusieurs reprises dans le passé, ce que la principale intéressée ne nie pas. «Il a recommencé à consommer [du crack] après 22 ans de sobriété à cause d’une dépression. Là, il va mieux, il est allé en thérapie après sa deuxième arrestation», raconte Linda, qui l’a revue autour d’un café dans un resto récemment, pour lui donner des nouvelles de leur chien malade.

Une entorse aux conditions imposées par la Cour, interdisant toute forme de contact. C’est justement dans le but de les assouplir que Linda est ici.

Isabelle lui explique son rôle, qu’elle est là pour évaluer les risques et émettre des recommandations.

Les deux femmes passent ensuite en revue une vie de violence, marquée par les abus de toutes sortes.

La fois où Alain frappe Linda, la rabaisse, terrorise ses petits-enfants, lui extorque de l’argent pour consommer, lui tire les cheveux, l’insulte elle et sa famille. La liste est longue et troublante.

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Mais pour la principale intéressée, la seule responsable de tout ça, c’est la consommation, jamais Alain. «Sinon il est tranquille, discret et jamais violent», assure Linda, dont un des enfants a succombé à une surdose de drogue.

Malgré tout, elle est prête à donner une énième chance à Alain. Lorsque Isabelle lui demande pourquoi, elle répond simplement: «il a besoin d’un lit».

Des dossiers comme ceux-là, Côté Cour en traite des dizaines chaque jour. Trop souvent avec un vent de face.

Au terme d’un long échange, Isabelle lui suggère de prendre son temps. Elle ajoute qu’Alain doit faire ses preuves avant de pouvoir retourner vivre avec elle. En attendant, elle recommandera des visites, mais uniquement dans un lieu public.

Des restrictions exagérées pour Linda, qui jure ne pas avoir peur d’Alain.

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Son cousin, un géant de six pieds trois pouces, habite le logement au-dessus et son fils est aussi prêt à la défendre. Si jamais. «De toute façon, si quelqu’un le tue, ça sera moi», tranche enfin Linda.

Des dossiers comme ceux-là, Côté Cour en traite des dizaines chaque jour. Trop souvent avec un vent de face.

En quittant la ruche, on pense à Nathalie, Isabelle et les autres reines qui s’échinent à faire une différence. On pense aussi aux victimes, à toutes les graines semées. Et on espère un grand, un très grand jardin fleuri.

*Tous les prénoms ont été modifiés.

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SOS violence conjugale

1 800 363-9010