Depuis quelques semaines, un vent de panique souffle sur la communauté transmasculine. Après plusieurs pénuries de testostérone observées au pays ces dernières années, une nouvelle rupture touche cette fois la testostérone injectable, privant de nombreuses personnes de leur traitement habituel d’hormonothérapie de transition.
Autrefois, lorsque l’une des deux formes injectables, l’énanthate ou le cypionate, venait à manquer, il était possible de se rabattre sur l’autre. Mais cette fois, la situation est critique. Les deux formes sont touchées, et disponibles en quantités très limitées.
« C’est du jamais vu », s’inquiète Emmanuel Thibaudeau, pharmacien propriétaire dans le Village, à Montréal.
LA DERNIÈRE FIOLE
C’est au comptoir de la pharmacie qu’il fréquente qu’Alex Guay-Bastien, un homme trans de 31 ans, s’est buté à la pénurie, privé des doses nécessaires au maintien de sa transition hormonale.
« Je n’ai pas été averti en amont, ce qui fait en sorte que j’ai été un peu pris de panique. »
Alex a dû appeler lui-même plusieurs pharmacies, au-delà de la bannière à laquelle il était affilié. Malgré ses efforts, personne ne pouvait lui garantir de date de réapprovisionnement. Après de multiples demandes, il a réussi à en trouver une prête à lui laisser sa dernière fiole.
« C’est encore d’autres démarches qu’on nous demande de faire par nous-mêmes. Donc, c’est sûr que pour certaines personnes, c’est beaucoup, beaucoup d’obstacles », souligne-t-il.
LE GEL : UNE SOLUTION LOIN D’ÊTRE IDÉALE
Actuellement, la seule solution envisageable pour les patients qui n’ont pas accès à la testostérone injectable, c’est de passer au gel. Mais plusieurs jugent cette méthode d’administration trop contraignante et inadaptée à leur mode de vie.
Alors que l’injection ne doit être administrée qu’une seule fois par semaine, le gel, lui, doit être réappliqué quotidiennement sur le haut des bras, les épaules ou l’abdomen, après quoi la personne ne peut ni se laver, ni se baigner, ni suer abondamment, ni avoir de contacts physiques prolongés durant un certain délai. Pour ceux qui font du sport, ont un partenaire, des enfants, ou même un animal, c’est loin d’être idéal.
« Je suis vraiment quelqu’un de tête en l’air. […] Je vais manquer des jours, c’est presque sûr. Puis, je fais beaucoup de sport, et j’ai aussi des relations sexuelles, ce qui fait en sorte que le gel, je vais le suer beaucoup plus. Puis, il y a un potentiel contact du gel sur une autre personne », explique Alex Guay-Bastien.
Par ailleurs, selon Emmanuel Thibaudeau, pharmacien propriétaire, interchanger deux produits de testostérone injectable offre une bonne similarité, tant au niveau du prix que de l’effet. « Mais quand il faut passer au gel, c’est un peu plus hasardeux et difficile d’assurer que la personne ne verra pas de différence, vu que l’absorption cutanée peut changer d’une personne à l’autre. »
« Au moins, on est capable de leur donner une forme de testostérone pour éviter un arrêt complet », se console-t-il.
Un autre obstacle : le prix du gel, qui peut être deux fois plus élevé que celui des injections.
Selon le pharmacien, pour une personne assurée à la Régie de l’assurance maladie du Québec (RAMQ) qui ne prend aucun autre médicament, une fiole de 10 ml de testostérone cypionate, qui dure environ 35 jours, coûtera 25,50 $ après la part payée par l’assurance. Par contre, une boîte de 30 sachets de 5G de testostérone en gel, qui dure 30 jours, coûtera 48,66 $ après la part payée par l’assurance publique.
Pour toutes ces raisons, certains préfèrent se tourner vers des alternatives « maison » ou le marché noir, ce qui comporte son lot de risques.
DES SOLUTIONS RISQUÉES POUR PALLIER LE MANQUE
Lorsqu’il a fait une publication sur ses réseaux sociaux pour informer ses amis trans de l’actuelle pénurie, peu de temps s’est écoulé avant qu’on offre à Alex Guay-Bastien de la testostérone provenant du marché illicite. « Je serais allé jusque-là, je n’ai aucune gêne à le dire », affirme-t-il sans détour. « C’est mon médicament dont j’ai besoin chaque semaine. J’en ai besoin, point. Pour vivre, pour continuer à être heureux. »
« Si je n’avais pas trouvé, je serais probablement en train de prendre de la testostérone qui n’est pas régulée, ou qui ne vient pas de la pharmacie », dit-il.
Milan Roussy, secrétaire du conseil d’administration de l’organisme Aide aux trans du Québec (ATQ) et personne non binaire transmasculine, fait pour sa part des réserves, « comme un écureuil ». Dès qu’iel a commencé à utiliser de la testostérone par injection, ses amis de la communauté lui ont conseillé « d’allonger ses fioles ».
Dans une fiole, il peut y avoir plus de testostérone que nécessaire. Donc, plutôt que de jeter la fin de ces fioles, certains choisissent de les garder pour s’assurer de ne pas en manquer.
« Dans la communauté, la plupart des gens font ça. Moi, présentement, j’ai deux ou trois fioles “de secours” », explique Milan Roussy.
Mais la testostérone a une date de péremption. Et en ces temps incertains, beaucoup prennent le risque de s’injecter le contenu de fioles périmées. « Présentement, il y a des gens qui utilisent peut-être de vieilles fioles et qui ne devraient pas. Ça, on l’entend beaucoup », affirme-t-iel.
L’ANGOISSE DES PÉNURIES SANS FIN
Accablé par l’angoisse des pénuries fréquentes de testostérone ayant eu cours dans les dernières années, Charlie (nom fictif) est déjà passé, avant que la pénurie actuelle n’éclate, à un autre mode d’administration.
Les ruptures de stock récurrentes compliquaient l’accès à sa prescription, d’autant plus qu’il est allergique à un ingrédient présent dans l’une des formes de testostérone injectable. Il lui est même arrivé de faire plus d’une heure de route afin de trouver une pharmacie en mesure de lui en fournir.
« Ça me prenait des journées complètes pour appeler toutes les pharmacies pour leur demander s’ils en avaient. C’était hyper anxiogène pour moi parce que je ne savais jamais si j’allais en avoir ou pas », relate-t-il.
Charlie s’est donc résigné à revenir au gel, même s’il admet que « c’est très lourd ».
UN PROBLÈME PLUS VASTE
La pénurie de testostérone n’est toutefois que la pointe de l’iceberg d’un problème beaucoup plus vaste.
Selon Hugues Mousseau, directeur général de l’Association québécoise des distributeurs en pharmacie (AQDP), de nombreux médicaments ont été, au cours des dernières années, en rupture de stock, conséquence d’une série de facteurs combinés : rappels pour des raisons de qualité, pénurie d’ingrédients actifs, problèmes de fabrication, d’emballage ou de transport maritime, le tout aggravé par un modèle financier de distribution en difficulté.
« Le modèle financier de la distribution est en situation très problématique actuellement et les grossistes sont obligés de réduire le nombre de semaines d’inventaire des médicaments qu’ils tiennent en stock », affirme-t-il.
Alors que les grossistes – qui agissent comme intermédiaires dans la chaîne d’approvisionnement – pouvaient auparavant stocker jusqu’à environ huit semaines d’approvisionnement de médicaments, « on est maintenant plutôt dans une fourchette de trois à quatre semaines, parfois même moins que ça, parce que ça coûte très cher d’entreposer des médicaments », dit le directeur général de l’ADPQ.
Auparavant, si un fabricant faisait face à une rupture de stock, il était possible de continuer de distribuer pendant huit semaines — un délai souvent suffisant pour que la production revienne à la normale. « Mais là, on est vraiment dans un contexte où on n’a plus les moyens financiers de jouer ce rôle tampon », regrette-t-il. Une situation qui a eu pour effet d’exacerber la situation des pénuries de médicaments.
« Au moment où on se parle, le contexte n’est pas très favorable, donc on subit les conséquences, et malheureusement, ce sont les patients et les pharmaciens qui doivent composer avec ça au quotidien », déplore Hugues Mousseau.
Il se fait toutefois rassurant. « On travaille fort avec le gouvernement pour essayer de trouver des solutions puis pour revoir le modèle, et réinjecter du financement dans la distribution. »
Il précise que même s’il est encore trop tôt pour confirmer à quel moment le retour au point d’équilibre avec la testostérone injectable aura lieu, il est tout de même en mesure de confirmer que « la situation s’améliore graduellement » et que le pire de la pénurie est derrière nous.
Mais même si elle finit éventuellement par se résorber, la crainte d’une nouvelle pénurie continue de peser sur la communauté.
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