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Une journée de scrutin (absurde) chez un candidat rhinocéros

Entre cynisme bon enfant et humour noir.

Par
Jean Bourbeau
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Au bout du fil, une responsable du Parti libéral du Canada d’une inexplicable gentillesse m’annonce que le rassemblement au Fairmont Reine Elizabeth affiche complet. Je la sens réellement peinée et elle termine même notre échange par un sincère : « Prenez soin de vous ». Malgré toute sa tendresse, il est midi, c’est soir d’élection fédérale et je n’ai toujours pas de sujet. J’erre au fond du gouffre quand ma poche vibre : « Venez-vous souper? Je suis à Shawinigan! », m’écrit Dji-Pé Frazer, candidat du Parti rhinocéros. « Vous pouvez même dormir ici! » Voilà une piste solide. En route.

Fondé par l’écrivain Jacques Ferron en 1963, le camp rhinocéros incarne depuis sa création un mouvement marginal qui s’affaire à éclabousser d’absurde le paysage politique de chaque campagne. En exagérant les promesses jusqu’à la satire, les Rhinos se sont taillé une place toute particulière dans l’imaginaire partisan. De leurs longues listes de promesses impossibles, on pense à la nationalisation des Tim Hortons, transformer le tunnel Louis-Hippolyte-Lafontaine en lave-auto gratuit et raser les Rocheuses pour les transporter dans les Grands Lacs afin d’aplanir les disparités régionales et obtenir un Canada uni. Carnaval d’idées saugrenues et de déguisements en hommage à la bouffonnerie, le fil conducteur demeure toujours guidé par un humour narquois au fond revendicateur.

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Profitant d’une magnifique journée d’automne, j’arrive à Shawinigan sans trop de repères. Stratos, rôtisserie Fusée, Tigre Géant. Je me sens à la maison. Deux affiches retiennent mon attention. Hugo Beaumont Tremblay du Parti marijuana et Alain Magnan, indépendant au chapeau de cowboy défendant un programme que j’apprends décousu, outre pour sa ferme intention de résoudre la crise climatique.

«Je vais demander un recomptage si je gagne!»

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Au cœur d’un coquet quartier résidentiel de Shawi-Sud, Dji-Pé Frazer m’ouvre et m’invite à rencontrer la future Première dame. Le retraité de 63 ans est chaleureux et frétille à l’idée de conclure sa campagne. « Je vais demander un recomptage si je gagne! », lance-t-il, le sourire jusqu’aux oreilles. Ses engagements vont de la création d’une usine de filtration à mensonges, d’une clôture géante pour empêcher l’évasion fiscale à des chèques pour nouveau-nés.

L’un des 29 Rhinocéros au pays affronte dans Saint-Maurice–Champlain le redoutable ministre libéral sortant François-Philippe Champagne. Des neufs candidats, Dji-Pé vise 500 votes et se classer en sixième position : « Ma campagne m’a coûté huit piastres. Mon unique pancarte est recyclée à partir d’une ancienne payée par mon adversaire. J’espère terminer au moins devant les licornes antivax du Parti libre Canada. »

«Notre parti existe pour ridiculiser toute cette patente qui n’a plus aucun sens. Nous, on disjoncte en disant clairement que c’est des mensonges»

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Sur ses motivations, il se fait plus sérieux : « M’amuser certes, mais je voulais vraiment conscientiser les citoyens par l’humour. La population est désabusée, le cynisme est frappant. 40 % de l’électorat n’ira pas aux urnes. Notre parti existe pour ridiculiser toute cette patente qui n’a plus aucun sens. Nous, on disjoncte en disant clairement que c’est des mensonges », répond-il.

Il m’offre une visite de la ville en décapotable. « J’ai ramassé 180 signatures sans trop de difficulté! T’sais, le gars du Parti conservateur, il vient de Blainville. La candidate du NPD, de Joliette. Moi j’suis né ici, j’ai travaillé ici, j’suis le seul imprégné dans mon comté. » On traverse les beaux coins, la promenade sur le bord de l’eau, comme les moins beaux avec ses longues rues maganées. « Anciennement, c’était très prospère, mais toutes les shops ont fermé. La région essaie encore de s’en remettre », lance le politicien qui est à sa première et dernière campagne.

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« Je suis le 14e d’une famille de 15, j’ai grandi en campagne sans eau chaude et avec à peine d’électricité. Tout ce que j’ai fait dans ma vie, je l’ai fait seul et jusqu’au bout. J’ai réalisé une vraie campagne avec beaucoup d’effort. J’ai peu dormi et lancé plein d’idées. Ça a été épuisant, mais j’suis content d’avoir ri d’eux autres », lance-t-il avec aplomb.

On s’arrête devant le bureau de vote du quartier. Dji-Pé en profite pour narguer le journaliste de Radio-Canada et rigoler avec quelques électeurs qui lui avouent à coup de clin d’œil avoir coché son nom.

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De retour au quartier général, je demande à la Première dame comment elle a vécu la campagne: « Je suis une femme assez discrète, alors c’était pas toujours facile, ça prend beaucoup de guts faire ce qu’il a fait, mais je l’ai appuyé comme j’ai pu et j’admire sa fougue. »

On partage un délicieux plat de poivron fourré en trinquant à la conclusion de la campagne. Les conversations à table tournent évidemment autour de la politique. L’heure est au bilan. « J’ai déconné en masse et j’ai scoré avec les médias sans me planter. À la radio, à la télévision, en voulez-vous des promesses de marde. Sur internet, j’ai créé des memes faute de moyens. J’ai passé une grande partie de la campagne en ligne. Sur Facebook, les gens aiment bien ma folie, mais dans la rue, il faut être capable de s’assumer. Tu fais klaxonner ceux qui embarquent dans le délire, mais c’est pas tout le monde. La société est rendue constipée. Moi j’accepte tout le monde : les drogués, les vaccinés, les frustrés. Dans l’ensemble presque personne ne m’a blasté. La police m’a interpellé trois fois pour mes actions, mais sans aucune conséquence. »

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En passant au salon, la soirée électorale débute accompagnée d’un peu de stress, quelques sacres et surtout beaucoup d’humour. « T’es à côté du premier candidat rhino élu de l’histoire », « STOP THE COUNT! », hurle-t-il alors qu’il vient de toucher son premier vote. « Tu dors pas ici si je gagne pas! »

Au fil du dépouillement, les bouteilles de vin s’accumulent. La lenteur des résultats aide à s’enivrer, mais l’issue de la soirée devient peu à peu une formalité. Dji-Pé exprime une légère déception. Ses 277 votes le rangent huitième, loin derrière les libéraux et surtout l’inquiétant Parti libre Canada. En échange par textos avec Hugo l’artisan du bong, également positionné à 0,6 % du scrutin, il s’esclaffe: « Formons une coalition! ».

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Malgré cette triste photocopie du pouvoir renouvelé, le moral est bon et son parti demeure toujours à ses yeux, le seul avenir légitime au pays.