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Une journée dans un club de tir pour comprendre la passion pour les armes à feu

« C’est une activité très calme, une activité de détente. »

Par
Julien Lamoureux
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« C’est la station la plus technique ici aujourd’hui. Elle n’est pas si difficile, mais c’est la plus technique. »

D’où l’importance d’écouter attentivement le crash course donné par notre instructeur et de ne pas se laisser déconcentrer par la pétarade des carabines qui nous entourent, dont les détentes sont tirées par d’autres débutant.e.s qui découvrent les plaisirs du tir au pigeon d’argile.

*Boum!*

« Pendant que le pigeon se déplace, t’es épaulé, tes jambes sont un peu fléchies, et c’est les hanches qui tournent. Comme ça, tu peux savoir si le pigeon est lent ou rapide, et s’il monte ou descend. »

*Bang!*

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Ne pas suivre cette technique rudimentaire, ça serait comme être « une montre pas de batterie : tu donnes la bonne heure deux fois par jour. De temps en temps, tu l’as, mais tu sais pas pourquoi tu l’as. »

*Pow!*

Ces judicieux conseils nous permettent d’obtenir un score satisfaisant, pour une première : autant mon collègue Jacob que moi faisons éclater le disque d’argile orangé deux fois sur cinq, une petite fierté justifiant à elle seule les trois heures de route qui séparent Montréal du Club de tir Beauséjour à Saint-Jean-Chrysostome, tout près de Lévis.

Si l’homme qui nous a aidés à atteindre l’objectif n’est pas nommé ni photographié dans le cadre de ce reportage, c’est parce qu’il préfère ne pas être montré « sur Internet », même si l’activité d’aujourd’hui est encadrée et légale.

« J’ai mauvaise réputation. J’ai des armes, je fais de la chasse, je tire des petites bêtes. En plus, je suis blanc, chauve et gros. »

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Devant notre regard mêlé, il ajoute qu’il sait ce que « les wokes » penseraient de lui.

Les deux journalistes d’URBANIA qui sont devant lui cadrent peut-être avec sa définition de « woke ». Pour l’instant, ceux-ci apprécient ses conseils plus qu’ils ne désapprouvent son divertissement de fins de semaine. Mais on peut comprendre d’où vient son sentiment.

Une fois par année

L’association des chasseurs et pêcheurs lévisiens, à laquelle le Club de tir Beauséjour est rattaché, existe depuis 1953. Le club, dont toutes les activités se passent à l’extérieur, est ouvert hiver comme été. « C’est plus agréable une journée comme aujourd’hui que pendant une tempête de neige, mais il peut quand même y avoir facilement 30 ou 40 personnes ici en plein hiver », assure Pierre Brodeur, le vice-président. Au moins, il n’y a pas de moustiques par temps froid.

L’accès est normalement réservé aux membres, mais une journée portes ouvertes a lieu annuellement. Celle de ce samedi de la fin mai est la première après un arrêt de trois ans causé par vous-savez-quoi.

Pierre Brodeur
Pierre Brodeur
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Pierre Brodeur, le vice-président, indique que des personnes qui n’ont pas leurs « papiers » – comprendre ici leur permis d’arme à feu – peuvent légalement participer aux activités sous la supervision de personnes qui les ont. Des membres du club sont donc installés à chaque station pour permettre aux non-initiés de tirer et aux plus expérimentés d’essayer les fusils mis à la disposition du public par les divers manufacturiers qui ont été invités.

« [Les bénévoles doivent] faire respecter les règles de sécurité comme on les respecterait nous-mêmes, explique Pierre Brodeur. Je ne peux pas dire : “installe-toi là, je m’installe ici, pis on tire en même temps”. Il faut que je te surveille, que je reste toujours à portée de main. On appelle ça la supervision immédiate. »

Une pause est observée pendant que des bénévoles changent les cibles.
Une pause est observée pendant que des bénévoles changent les cibles.
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Nous voilà rassurés. Jacob et moi, en bons citadins que nous sommes, n’avons jamais utilisé une arme à feu de notre vie. En route, Jacob m’a même dit qu’il n’avait jamais vu « en personne » une arme chargée. Il blague que ça le stresse un peu, mais je sens qu’il y a du vrai dans le gag.

*Boum! Bang! Pow!*

On se demandait aussi quel accueil serait fait à des journalistes, mais nos premières interactions sont assez chaleureuses. On sent quand même que notre guide garde un œil sur nous.

Un peu avant 9h, on sursaute en entendant les premiers coups de feu; c’est encore plus fort que ce à quoi on s’attendait. Pierre, lui, ne bronche même pas.

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La journée portes ouvertes nous semblait l’occasion parfaite pour essayer cette activité qui nous semble fort divertissante, mais aussi pour jaser avec des habitué.e.s des raisons derrière leur passion pour les revolvers, carabines, arbalètes et autres armes vintage datant des Guerres mondiales.

Luc Boucher, président du club (et enseignant au secondaire le reste du temps), fait partie de ces personnes qui ont une fascination pour l’histoire militaire.

Luc Boucher en train de superviser un tireur
Luc Boucher en train de superviser un tireur

« J’ai un grand-oncle qui a combattu à la Deuxième Guerre, qui était dans les Royal Rifles of Canada, qui a combattu à Hong-Kong contre les Japonais et qui a été tué au combat », nous raconte-t-il. Ça a fait naître chez lui une passion qui se traduit par une envie de collectionner des objets de cette époque : des sacs militaires, des ustensiles… et éventuellement, puisqu’il est détenteur d’un permis, des armes à feu.

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Il a des étoiles dans les yeux en nous présentant les quatre fusils achetés au fil du temps qu’il a décidé de mettre à la disposition du public aujourd’hui : une M1 Garand développée par un Québécois et qu’on a vue dans Il faut sauver le soldat Ryan; une Mauser K98k, « la méchante nazie » des fantassins allemands pendant la Deuxième Guerre mondiale; une Lee Enfield No1 MkIII qui a notamment armé les Canadiens pendant la première moitié du 20e siècle; et une Mosin-Nagant, un fusil qu’on retrouve encore à ce jour sur les champs de bataille de la guerre en Ukraine.

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Après cette leçon d’histoire éclair, où le combo prof au secondaire/amateur d’armes est flagrant chez notre interlocuteur, Jacob et moi essayons chacun des fusils. Nos tentatives d’atteindre la cible sont plutôt mitigées. À ce sentiment d’échec s’ajoute celui de se sentir mal de gaspiller les précieuses munitions de ces armes qui sont de plus en plus difficiles à trouver.

Mais Luc garde sa bonne humeur; il a une autre surprise pour nous. Il ouvre avec précaution un étui et en sort un Arisaka Type99 qui est, selon ses dires, très dure à trouver; peu d’entre elles ont survécu à la reddition du Japon en 1945. Pour Jacob et moi, différencier ce fusil des quatre autres, c’est un peu comme tenter de savoir à l’aveugle la couleur d’un poivron, mais l’enthousiasme de Joshua, qui arrive sur les entrefaites, nous force à donner une certaine révérence à l’Arisaka.

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Joshua, qui n’a pas encore l’âge pour voter, a hâte de pouvoir se procurer une arme similaire lorsqu’il aura les fonds. (Ajoutons à cela qu’il ne peut légalement pas en posséder avant d’avoir 18 ans, mais qu’il peut tout de même tirer, sous la supervision d’un adulte avec un permis.)

Le jeune homme aux cheveux longs et frisés est surpris lorsqu’on lui indique que c’est la première fois qu’on tire; c’est la rencontre de deux univers. Mais il se réjouit de notre intérêt pour le sien.

« C’est une relation amour-haine, dit Luc Boucher. Il y a toujours une arme de plus qu’on aimerait avoir. »

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Ambiance festive

Aujourd’hui, c’est vraiment l’amour des armes qui est mis en évidence. L’ambiance est bonne, les gens ont l’air de s’amuser. Dès 9h, les files commencent à se former devant les pas de tirs. On remarque rapidement des hommes tout droit sortis du Far West, qui s’adonnent au « Cowboy Action Shooting », une discipline de vitesse avec des revolvers et fusils d’époque.

Des fabricants d’armes ont installé leur tente pour la journée.
Des fabricants d’armes ont installé leur tente pour la journée.

Les symboles militants sont rares, mais ceux qu’on voit sont associés au conservatisme politique. Un homme porte un chandail s’opposant au registre des armes à feu. On voit un blason de la CCFR, la Canadian Coalition for Firearm Rights.

Une casquette de la National Firearms Association
Une casquette de la National Firearms Association
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Au tir au pigeon d’argile, le trio devant nous se débrouille plutôt bien. On apprendra qu’il s’agit de chercheur.euse.s de l’Université Laval venu.e.s se pratiquer au cas où un ours polaire les attaquerait pendant un futur voyage en Arctique.

Sébastien, un des directeurs du club, nous parle de la camaraderie qui règne entre les membres présents. Il aimerait aussi que sa passion soit mieux reconnue dans la culture populaire; pourquoi Radio-Canada montre-t-elle autant de patinage artistique et de natation pendant les Jeux olympiques, alors que le biathlon et le skeet (ou le tir au pigeon d’argile) ont si peu de temps d’antenne?

Sa tirade est interrompue par l’arrivée d’une femme avec un gilet orange de sécurité qui lui rappelle les règles de sécurité dans le maniement des armes à l’extérieur des pas de tir. C’est en fait sa conjointe, elle aussi membre du club, qui est venue le taquiner.

Une Mauser K98k, l’arme des soldats allemands pendant la Deuxième Guerre mondiale.
Une Mauser K98k, l’arme des soldats allemands pendant la Deuxième Guerre mondiale.
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Ce sentiment que la communauté des propriétaires d’armes est ignorée ou du moins incomprise par le grand public est bien ancré, ici. Pierre Brodeur, après nous avoir fait visiter les lieux, déplore que, selon lui, les « propriétaires d’armes [soient] vus comme des personnes violentes, que les armes servent pour la violence. Mais moi, j’ai jamais acheté une arme pour la violence. C’est pour faire du tir ».

« Nous autres, notre loisir, notre sport, c’est le tir. On vient au club, on prend notre temps, on essaie de s’améliorer, de toujours être meilleurs. Puis il y a le côté social aussi. » Son amour profond pour ce sport, qu’il pratique depuis qu’il y a été initié à l’âge de huit ans dans un camp de vacances, est palpable. « J’ai eu la piqûre. »

https://streamable.com/6lin1w

Pour Pierre, c’est une activité relaxante, ce qui a de quoi surprendre les néophytes. Luc blague que c’est pour lui de l’aromathérapie. L’odeur de la poudre noire ne me semble pas particulièrement agréable, mais ça doit être un goût acquis.

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Un débat émotif

Ceci étant dit, on ne peut nier que ce hobby se démarque d’autres loisirs par le potentiel destructeur de l’objet en son centre. « Toute arme à feu est dangereuse, peu importe le calibre », rappelle Luc Boucher. La voie à emprunter pour que le tout demeure sécuritaire et que les tragédies soient évitées, c’est là que ça se corse entre la communauté qu’on visite aujourd’hui et les tenant.e.s d’un contrôle plus serré des armes à feu au Canada.

Au pays, après un long déclin, le taux de meurtre impliquant une arme à feu a recommencé à monter depuis 2013, selon les chiffres de Statistique Canada. Et des tragédies, comme la tuerie de Portapique, en Nouvelle-Écosse, en avril 2020, ont ramené le débat sur le contrôle des armes sur la place publique.

Depuis, le gouvernement fédéral a introduit le projet de loi C-21 qui a été adopté le 18 mai par la Chambre des communes et qui doit maintenant passer par le Sénat. Une des mesures proposées est de mettre fin à la vente et au transfert d’armes de poing et d’armes dites « de style assaut ».

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Le groupe Polysesouvient a assez bien accueilli C-21. Dans un communiqué publié le jour de l’adoption par la Chambre, on se réjouit « des mesures solides pour améliorer la protection des victimes de violence conjugale contre la violence armée ». Mais on déplore aussi que certaines règles pourraient être contournées.

Luc Boucher voit les choses différemment. Pour lui, « tous les paramètres, tous les mécanismes, toutes les lois et règlements sont déjà en place ». Il estime que C-21 n’ajoutera rien en termes de sécurité publique, mais imposera de nouvelles limites aux tireur.se.s sportif.ive.s, aux collectionneur.euse.s et aux chasseur.euse.s. Pour lui, la montée de la violence armée dans les grands centres urbains comme Montréal et Toronto est causée par des armes acquises illégalement, qui viennent souvent du sud de la frontière.

Luc Boucher
Luc Boucher
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Le débat est chargé émotionnellement. Ce qui est parfois difficile, c’est d’y voir clair entre les arguments et l’interprétation des statistiques de ceux qui prennent part à ce débat.

Le flou vient peut-être de la disponibilité des informations. Statistique Canada admet, dans un rapport publié en 2022, que « peu de renseignements sont actuellement disponibles […] pour établir si une arme à feu utilisée lors de la perpétration d’un crime a été volée, achetée illégalement ou introduite illégalement au Canada. [Ce] renseignement n’est parfois pas consigné par les services de police […] ou, dans certains cas, il n’est tout simplement pas accessible ».

Quoiqu’il en soit, le sentiment du président du Club Beauséjour est que la politisation du débat sur les armes rend les choses ardues. « Nous, on veut faire partie de la solution et malheureusement, lorsqu’on tend la main à des politiciens, ils doivent suivre une ligne de parti. »

L’ambition de notre visite au club n’était pas de régler ce débat on ne peut plus clivant, mais de sonder l’esprit de propriétaires d’armes eux-mêmes, plutôt que de s’arrêter aux sorties publiques d’organisations comme la CCFR.

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D’armes et d’humains

« Je te donne un exemple, cite Pierre Brodeur. Il y a des gens avec qui je travaillais depuis 10 ou 15 ans, pis à un moment donné, quelqu’un apprend que j’ai des armes à feu et on me dit : “je ne savais pas que t’étais dangereux”. Mais je suis la même personne, je suis le même humain que tu connais depuis 10 ans, 15 ans. »

Est-ce que cette communauté a raison de se sentir ainsi stigmatisée? Impossible d’en juger en se basant uniquement sur cette journée. Mais cette idée est bien présente.

Pendant le dîner (hot dogs, hamburgers, chips et melon d’eau, pour celle et ceux que ça intéresse), trois hommes de la table d’à côté y vont de leurs pensées du moment. Ils vantent le Parti conservateur du Canada qui s’oppose à C-21. La conversation déambule jusqu’à aboutir sur l’occupation du centre-ville d’Ottawa par les camionneurs et leurs supporteurs, l’an dernier.

À leur avis, la police a fait preuve d’une intransigeance beaucoup plus forte que pendant les blocages de chemin de fer en soutien aux Wet’suwet’en, deux ans plus tôt. L’un deux finit par soupirer : « Au Canada, on est tous égaux… mais certains sont plus égaux que d’autres ».

Des amateurs d’une discipline appelée « Cowboy Action Shooting »
Des amateurs d’une discipline appelée « Cowboy Action Shooting »

Malgré tout, cette journée portes ouvertes n’est pas assombrie par le négativisme. Petit.e.s et grand.e.s se réunissent autour d’une passion commune, celle du tir pour le loisir, et dès le début de l’après-midi, il commence à manquer de munitions. Il n’y a aucun accident à déplorer, ce qui est presque surprenant considérant le nombre d’allées et venues autour des pas de tirs (et l’avertissement d’une dame, en début de journée, qui nous a dit que des ricochets sur certaines cibles de métal avaient causé des blessures par le passé, ce qu’on a pas été en mesure de confirmer).

Des munitions vidées aux abords des pas de tir au pigeon d’argile.
Des munitions vidées aux abords des pas de tir au pigeon d’argile.

Avant de reprendre la route de Montréal, Jacob et moi remettons à Pierre les casques antibruit – qui nous ont certainement sauvé quelques années d’ouïe pour nos vieux jours – et les lunettes de protection remis en début de journée.

Cette première expérience de tir m’a à la fois grandement diverti et a aussi rendu tangible la puissance de cet arsenal. C’est une chose de tirer du gun à plombs sur une terre reculée dans le bois ou d’accumuler les kills à Call of Duty; c’en est une autre de manipuler la version utilisée dans les compétitions de tir – et parfois dans des crimes violents, malheureusement.

Jacob a lui aussi aimé son expérience. Il ajoute toutefois que, pendant la journée, il sentait qu’il n’était pas dans son univers habituel et qu’il peut comprendre que quelqu’un se définissant par sa passion pour les armes à feu puisse se sentir à l’écart dans la situation inverse.

Tandis que les détonations se font de moins en moins entendre à mesure qu’on avance sur le chemin Beauséjour, je repense aux propos de Luc Boucher, plus tôt dans la journée, qui utilisait l’image des « deux solitudes » avec des « positions cristallisées » pour illustrer, d’un côté, des groupes qui veulent un contrôle plus strict des armes et de l’autre, ceux qui veulent des règlements plus lousses.

Le président affirme vouloir tendre la perche à tout le monde pour trouver le meilleur compromis. « Mais ce n’est pas toujours facile… »; ça tient de l’euphémisme.