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Une journée dans les veines du bras de fer

Le tir au poignet québécois couronne ses nouveaux et nouvelles champion.ne.s.

Par
Jean Bourbeau
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« C’tait quoi ça, calisse? », lance un ferriste désemparé en tenant son coude comme s’il allait tomber. L’athlète, presque entièrement tatoué, peine à croire que sa journée vient de se terminer en moins d’une seconde, vaincu par un inconnu.

Samedi dernier avaient lieu, après deux longues années d’interruption, les très attendus Championnats provinciaux de bras de fer du Québec. Je suis allé à la rencontre d’une communauté fière d’honorer cette intemporelle tradition de force, bien plus populaire qu’on pourrait le croire, ici comme ailleurs.

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Les ferristes déambulent dans la salle de réception du Club de Golf Saint-Jean, situé sur la Rive-Sud de Montréal. Avec leurs maillots colorés, ils et elles forment des clans distincts brandissant le drapeau de leur région : DAWT 41 (Montérégie), SWAT (Estrie), TRAC (Mauricie), Montreal Titan Arms (Montréal).

Ma voisine de gauche a fait le trajet de la Côte-Nord. Celui de droite, du Bas-du-Fleuve. Tout habillée de rouge défile devant nous l’imposante délégation de l’Abitibi. Il y a des Bleuets, des femmes de l’Outaouais et des Cris d’Oujé-Bougoumou. Tout le Québec s’y est donné rendez-vous. On parle français, anglais, russe, espagnol, mais aujourd’hui, c’est la lingua franca du bras. Croyez-moi, les manches sont bien remplies.

Les tables sont prises d’assaut par des boîtes à lunch démesurées, des gourdes gigantesques et des pré-workout roses. J’y rencontre des gars de chantier, de jeunes powerlifters, des agriculteurs, un maçon, un policier, un bouncer. Des messieurs avec des airs de biker ou de comptable. Il y a bien quelques silhouettes sveltes ici et là, mais tous arborent les mêmes biceps que Arnold à son prime.

Les participant.e.s se réchauffent les poignets, se craquent les jointures, ferment des pinces de musculation. Malgré la nervosité qui plane, les blagues et les câlins fusent. C’est, après tout, la réunion d’une communauté plus en santé que jamais, parfumée pour l’occasion aux effluves de Robaxacet.

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Les futur.e.s champion.ne.s auront la chance d’aller tirer aux Nationaux présentés à Winnipeg au début juillet. Pour s’y rendre, les participant.e.s sont divisé.e.s selon leur genre, leur âge et leur poids.

Quatre arbitres. Deux tables. 326 inscriptions. Du jamais vu dans l’histoire de la compétition.

Le programme du tournoi éliminatoire se déroule ainsi; dans chaque catégorie, les ferristes affrontent des adversaires aléatoires. À deux défaites, c’est fini. Aussi simple que brutal.

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Les hostilités s’amorcent avec les juniors. On remarque au premier coup d’œil l’hérédité génétique et les ressemblances capillaires. « Une grosse famille de tireurs », s’entend au loin. Des matchs expéditifs où les espoirs de demain se battent sous les cris d’encouragement. Plus un combat perdure, plus le grondement augmente en décibel. Une ambiance électrique dans un local trop petit pour contenir la foule qui déborde de partout. Des golfeurs curieux, appelés par les hurlements, viennent jeter un regard amusé.

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Le tir au poignet peut sembler un sport de combat aux apparences rustres et dénuées de complexité, mais on m’explique rapidement que la discipline est pétrie de nuances. « 70 % technique, 30 % force », souligne Hugo Frappier du DAWT 41, l’équipe hôtesse. La pression, l’explosivité et l’endurance sont les facteurs les plus déterminants. Rien n’est laissé au hasard.

Le combat débute même avant le toucher de mains : on croque un mouthpiece en se regardant droit dans l’âme, frappe la table qui soulève des petits nuages de chalk, quelques-uns parlent. « Il faut toujours se méfier de ceux qui arrivent calmes avec un sourire et une poignée de main », me dit un jeune à l’accent slave.

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Les arbitres, des vétérans de la scène, jouent un rôle de premier plan. Ils m’apprennent que leur fonction première est d’orchestrer le set-up, une prise de main réglementaire afin d’assurer un départ le plus équitable possible. Aucune trace de la fameuse loi de taverne : pas le droit de casser. « Ici, tout est permis, en autant que ce soit légal », rigole un arbitre. La position des jambes sous la table, l’inclinaison de l’épaule, l’écrasement du pouce ennemi. On triche dans les règles de l’art.

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Plus le tireur ou la tireuse est expérimenté.e, plus le set-up est long. Les vieux loups semblent avoir plus d’un tour dans leur sac. Le bras de fer est une guerre psychologique de chaque instant. « Dès que tu touches sa main, tu la travailles », mentionne Pascal Gervais, recrue de l’année 2019 originaire de Hemmingford. « Ça fait partie de la game de lutter avant le “ready, go” des refs. Tu veux que ta main atterrisse le mieux possible au start. C’est beaucoup un combat de main et d’avant-bras. »

N’empêche, au départ, les deux épaules doivent être parallèles à la table, le coude en tout temps sur le coussin, la tête et la main centrées, les jointures du pouce apparentes. On surveille les faux départs. Si ça glisse, après deux slip, on passe à la courroie, un menottage qui enlève le jeu de main.

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Selon Mathieu Tessier, champion junior natif de Trois-Rivières qui couvre ma pince de son immense paluche, « il faut partir le plus haut possible et tirer vers soi. La direction du mouvement va beaucoup influencer la stratégie et le momentum du match ». Plusieurs portent d’ailleurs des caps d’aciers ou des bottes de cowboy pour aller chercher quelques centimètres supplémentaires.

Dans la préparation, les proches retiennent leur souffle en filmant l’apparence physique qui se métamorphose. La respiration saccadée fait exorbiter les regards en transe, des rivières de veines se répandent sur tout le corps, tandis que les deux arbitres manipulent la poignée pendant d’interminables secondes de tension. « Explooose! » S’ensuivent des cris gutturaux, d’outre-tombe, où l’on s’époumone jusqu’au derniers retranchements. De l’émotion pure sur quelques secondes qui offre tout un show. « Un ostie d’feeling dur à expliquer », murmure un participant barbu en massant sa main qui saigne.

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Les personnages hauts en couleur font partie de l’ADN du sport et en effet, les caractères bouillonnent. « Si t’arrives à la table en pensant que t’as la moindre chance de perdre, c’est déjà fini. Il faut que tu t’imposes avant », explique Pascal. Des propos éclairant le modus operandi, plutôt répandu, d’être pompé comme un train à vapeur.

Chez les perdant.e.s, la déception se lit dans les regards étourdis. La défaite vient parfois avec un soupçon de frustration, avec raison, mais les tapes dans le dos arrivent vite.

Grace au roulement incessant des deux tables, il n’y a aucun temps mort durant la journée. Un feu ardent d’action et de tendons poussés aux limites. Les affrontements défilent, gauchères poids plume, droitiers super-lourds. Un divertissement sous la mélodie des rugissements.

Au bar, la draft de Coors coule à flot. Le staff semble dépassé par l’événement. En milieu d’après-midi, la cuisine annonce qu’il ne reste plus rien à servir alors que nombre de partisan.e.s n’ont plus de voix.

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Entre deux combats, on m’explique les méthodes d’entraînement : des exercices ciblés avec des élastiques, des sangles de cuir ou même des mains imprimées 3D. Néanmoins, le vieil adage demeure : « Le meilleur entraînement reste le bras de fer. » Du temps de bras nécessaire pour perfectionner les nombreuses manœuvres : hook, top roll, side pressure. D’où l’importance d’une équipe.

Les ferristes rencontrés ont été attirés par le sport à la suite des victoires informelles entre camarades d’école, encouragés par des proches déjà dans la scène ou ayant attrapé la piqûre par des diffusions sur YouTube durant la pandémie. La majorité émet humblement qu’ils ont simplement toujours été forts.

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Si quelque chose détonne, et ne me surprend pas, c’est l’aspect collaboratif. Malgré les rivalités, la violence des affrontements, le tir au poignet québécois est une communauté où transpire l’entraide et l’esprit sportif. « On n’est pas au hockey, où ça se pogne. Ici on se supporte. On pratique dans des fonds de cour, des sous-sols mal éclairés, mais tout le monde est bienvenu et c’est toujours une bonne ambiance », me dit Hugo. Une collectivité faisant écho à l’intensité du métier.

Après neuf heures de compétitions enivrantes, les finales terminent la journée avec autant d’éclat qu’à ses débuts matinaux. Les médailles sont déposées sur les pectoraux bombés au grand soulagement des arbitres qui semblent brûlés. Plusieurs recrues se sont fait détruire, quittant la tête haute avec la promesse de revenir plus fort l’année prochaine.

Samedi, tout le monde s’est amusé. Moi le premier.

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Le bras de fer est une épreuve spectaculaire, exigeante, cruelle, mais pratiquée sans arrogance et dans un contexte des plus conviviaux. Si l’on peut appréhender un archaïsme à la discipline, elle se distille plutôt en une étonnante noblesse. À l’heure où l’on déboulonne certains grands mythes propres à l’hommerie, le tir au poignet rayonne d’inclusivité, primitif et splendide.