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Une « game de filles » de Donjons & Dragons

Par
Charles Beauchesne
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Il y a quelques semaines, je suis allé prendre un café à “cet endroit où les filles derrière le comptoir seraient beaucoup plus efficaces si elles arrêtaient de texter”, petit après-midi d’écriture, latte au lait d’amande en main, parce que ma blonde est végane et j’essaie d’éviter la merde aussi souvent qu’humainement possible.

Bref, je suis tombé sur un spectacle aussi inattendu que réjouissant à la table d’à côté : un gars et trois filles qui jouent à Donjons & Dragons. Comme ça, sans gêne, à l’air libre, devant tout le monde. Trois filles, qui jouent trois personnages féminins (deux elfes, une naine), dans un scénario classique “vous rencontrez un mage à la taverne qui a franchement besoin d’un coup de main parce que les hommes-rats ont volé son grimoire dans les égouts” mis en scène par leur chum de gars.

C’était beau à voir. Intéressant surtout, ayant rarement eu droit à “une game de filles” et la plupart du temps à “trois chums du cégep qui jouent des personnages avec des totons pour donner vie à des fantasmes sexuels de nerds”. Je m’inclus dans le lot, toute cette histoire ayant vite fait de me ramener à l’esprit l’armée de personnages de voleuses vampires lesbiennes que j’ai incarnés de façon outrageusement hétéropornographique au cours de ma longue carrière d’amateur de jeux de rôles sur table.

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— Ok, j’essaie de séduire la reine des elfes noirs pour lui voler la clef du coffre des cauchemars pendant qu’on baise.

— Fais-moi un jet de charisme, on va voir si tu réussis.

— Critic fail…

— La reine des elfes noirs te trouve vraiment pas son genre et appelle les gardes.

— Bon… Ben je la tue, j’imagine…

Ouais fut une période où “baiser ou tuer” synthétisait pas mal le spectre de mes interactions au Moyen-Âge fantastique. Un psy serait intéressé… Une féministe aussi j’imagine… Bref, j’ai décidé de prendre un peu de retard sur mon travail et de continuer de dévorer du coin de l’oreille les aventures de nos trois amies. C’est génial une game de filles.

À mon souvenir je n’ai jamais vu quelqu’un se monter un personnage de naine… J’imagine que les naines ne sont pas suffisamment sexy. Fouillez-moi, c’est important d’être sexy au Moyen-Âge fantastique, contrairement au Moyen-Âge standard où tout le monde a des maladies de gencives et des cicatrices de rubéole. Dans l’univers de Donjons & Dragons, les filles passent leur temps en “armure-kini”, peu pratique pour survivre à une flèche dans les boules ou aux avances d’un orc particulièrement ignare à la culture du viol, mais ça fait des miracles quand vient le temps de séduire des personnages pour avoir des affaires. Une féministe serait intéressée…

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Or, cette fois, tout était si diablement rafraichissant que je ne pus m’empêcher d’éprouver une forte envie de me “rouler un personnage” pour me joindre au parté. C’est génial une game de filles. Tout le monde travaille ensemble, fait front commun pour combattre (parfois même sans le savoir, je crois) le sexisme normatif profondément médiéval.

— L’auberge est pleine à craquer de pirates et de voleurs qui jouent aux dés, le propriétaire est à sa table au fond avec ses concubines…

— Ses concubines? Des prostituées?

— Euh… Oui?

— Je lui tire une flèche dans les gosses.

— Oui, mais, vous avez besoin de lui pour avoir un contact dans…

— J’ai eu 20!

— Confirme ton critic…

— Confirmé!

— Ben coudonc, tu lui tires une flèche dans les couilles et il meurt au bout de son sang la face dans son assiette de poulet.

— Ok, maintenant on libère toutes les filles et on met feu à la place!

— Est-ce que tout le monde veut faire ça?

— Oui!

— Oui!

— Ok…

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Wow! C’était comme écouter Inglorious Basterds dans les terres du milieu. J’avoue que moi aussi j’aurais été porté à simplement “accepter la quest” du tenancier de bordel, mais ne jamais sous-estimer l’infinité de possibilités narratives disponibles à qui sait adéquatement faire chier son maître de jeu. Seigneur que c’est le fun être contre-culture à Donjons & Dragons. Ne pas aller dans la crypte si tu n’as pas envie d’aller dans la criss de crypte. C’est certain que ça va être jampack de goules aux ordres d’une liche nécromancienne ENCORE!

J’en parle et j’ai automatiquement envie de ressortir du grenier Gavin Barbedenfer, mon capitaine nain pistolero homosexuel de Pathfinder (seigneur que j’en ai joué des personnages LGBTQ en y repensant… Un psy serait définitivement intéressé…). Une fois, on a passé la quasi-totalité d’une game de quatre heures à marchander de l’opium avec des sarrasins alors que l’option de retrouver le trésor englouti du fantôme des pirates nous avait été offerte sur un plateau d’argent à plus d’une reprise par un Game Master chaque fois un peu plus excédé.

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— Le vent se lève et les voiles déchirées d’un bateau fantomatique apparaissent à l’horizon!

— Shit! On retourne au port!

— Quoi? Sérieusement?

— Oui, le moment me semble bien choisi pour marchander tout cet opium avec la population locale en attendant que les choses se calment côté fantômes de pirates.

— Vous êtes les pires…

C’est génial une game de filles. Tant de temps alloué à avoir des interactions avec des personnages totalement inimportants au développement de la narrative.

— Le lutin vous remercie de l’avoir aidé à traverser la forêt maudite et vous offre un anneau d’invisibilité en vous indiquant le village le plus près.

— Est-ce qu’on peut aller passer du temps avec lui?

— Le lutin? Mais il vient de vous donner un anneau d’invisibilité et vous indiquer le village le plus près…

— On peut quand même en profiter pour aller visiter sa maison et jaser avec lui, non?

— Euh… C’est pas… Je sais pas si ça va être super intéressant.

— On peut pas?

— Ok j’imagine…

30 minutes plus tard…

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— Hoho! Merci, mesdames d’avoir pris le temps de me raccompagner chez moi pour écouter bout à bout l’intégrale de l’histoire de mon peuple, livrée maladroitement parce qu’inventée sur le fly! Par contre, je crois qu’il est maintenant temps pour vous de reprendre la route, car les vents du destin nous…

— Un instant, qu’est-il advenu de votre frère jumeau? Vous ne voulez pas obtenir rétribution pour la mort de votre épouse?

— Euh… Fuck it! Une flèche lui transperce le front, les orques attaquent la maison, roulez vos tabarnak d’initiatives!

Bon, au point où on en est ça a plus ou moins rapport avec le fait que ce soit “une game de filles” et beaucoup plus avec le phénomène que tout le monde semble en être à sa première game et comprend plus ou moins la mécanique d’un scénario de quest classique… Néanmoins, c’était brillantissime! Et le plus choquant dans tout ça, c’est que je sois obligé de qualifier ce spectacle de “game de filles”. Que je sois quasi forcé de mentionner entre guillemets que tout ceci est spécial, parce que ça n’arrive pas assez souvent.

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Ça fait presque dix ans que je joue à des jeux de rôles sur table et je n’ai jamais entendu parler d’une game où tous les joueurs sont des individus de sexe féminin qui jouent des personnages de sexe féminin. Pourquoi? Les filles, est-ce que c’est qu’une majorité d’entre vous n’a pas d’intérêt pour ce genre de choses? Est-ce qu’on vous a fait croire que vous n’auriez pas d’intérêt pour ce genre de choses? Est-ce que je vis dans la matrice et toutes les autres “games de filles” ont lieu à mon insu dans des back rooms de restaurants vietnamiens?

Éventuellement j’ai fini par regarder l’heure sur mon ordinateur. Ça faisait trois heures que “je regardais une game de D&D”, une étincelle dans les yeux, investi comme jamais, mon latte froid était plus buvable. Trois heures! C’est un Lord of the Rings au complet, et presque un Return of the King: Extented Edition aux trois quarts! J’ai eu le temps de tomber en amour avec le récit, me laisser séduire par les personnages, avoir envie de les voir réussir. Apprendre que Kara est une elfe élevée chez les humains et qu’elle n’a aucun sentiment d’appartenance face aux deux races. Réaliser que Wilhelmina était capitaine des Rangers (pas l’équipe de hockey) avant qu’elle ne démissionne après avoir tué accidentellement son partenaire dans le brouillard (bon, ça c’est clairement emprunté au personnage de Al Pacino dans Insomnia, mais c’est quand même cool) et que la fille qui joue Trapuera la naine est un peu “on the nose” quand vient le temps de donner un nom à son bonhomme.

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Puis, à un moment, tout le monde a fermé ses livres, l’univers du réel est revenu prendre sa place, les gens avaient des endroits où être. Le DM faisait du tutorat, Kara avait un shift au resto, Wilhelmina et Trapuera avaient une pratique d’ultimate frisbee, et pour moi, l’histoire de ces trois personnages restera inachevée pour toujours. En un après-midi de pure improductivité, j’ai été témoin de la désintégration de deux profonds préjugés du monde des jeux de rôles sur table: une game de filles + en public. C’est pas Rosa Parks qui refuse de s’assoir en arrière de l’autobus, mais ça fait quand même du bien à voir… Ma cage a été brassée. Coïncidemment, en rentrant à la maison j’ai reçu l’appel d’un ami avec qui je fais des grandeur nature l’été.

— Hey Beauchesne! J’ai retrouvé mes livres de Vampire: The Masquerade! Tu vas capoter!

— Eille, as-tu déjà monté ça toi une game de filles?

***

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