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Une excursion au Cinéma L’amour
Ce reportage est tiré du magazine URBANIA spécial vice, paru au printemps 2004. Si vous regardez la couverture à l’envers, ça donne un cactus.
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Derrière la porte capitonnée, quelques hommes fument dans le noir. Sans être vieux, ils ne sont plus tout à fait jeunes. La tête penchée, ils ont l’air d’observer attentivement les défaillances du plancher centenaire. À la dérobée, les hommes jettent des œillades aux nouveaux venus, aux courageux qui, comme eux, ont osé franchir la frontière marquée de rouge. En arrière-plan du petit groupe, une vulve immense et ouverte envahit le grand écran tout au fond de la salle. Elle espère frémissante, prête à être envahie à son tour.
Des soupirs féminins évocateurs, assourdissants et caricaturaux résonnent dans le vieux cinéma. Dans le ventre de l’immense salle, à peine une vingtaine de silhouettes esseulées se dessine dans la pénombre. Elles ont toutes un pénis et forment une espèce en voie de disparition. Une génération d’hommes qui n’a jamais éjaculé devant un écran cathodique ou qui osent encore s’engouffrer dans une salle obscure pour se procurer les plaisirs troublants de l’onanisme dans un endroit public.
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Au guichet, un jeune couple semble s’être égaré. Ils sont vraisemblablement venus d’une contrée lointaine où les numéros de téléphone commencent par 450. La femme a l’air gênée, contrite, mais résignée à satisfaire les fantasmes de l’homme un peu banal qui l’accompagne. Le propriétaire des lieux les accueille avec enthousiasme. Comme s’il s’agissait de vieux amis! Pourtant, ils ne se connaissent ni d’Ève ni d’Adam. Mais, le « boss » est tellement content que son entreprise attire un nouveau type de clientèle! N’est-ce pas pour eux qu’il a fait aménager au balcon du vieux cinéma de belles alcôves confortables et modernes? Pour que de jeunes couples, comme celui-là, puissent s’en mettre plein la vue en toute intimité? Tout proche, on a même installé à leur intention une belle toilette bien propre.
C’est que les temps ont changé et il faut faire face à la concurrence : le plus gros club échangiste en ville ne se trouve qu’à quelques coins de rue.
Là-haut au balcon, un esprit fantasque pourrait entendre, s’il ferme les yeux le temps d’un intermède, l’écho des rires des spectateurs d’une autre époque venus voir des pièces de Vaudeville jouées sur les planches de cette vieille scène en bois. Car si le tramway ne s’arrête plus depuis longtemps devant le théâtre du boulevard Saint-Laurent, la salle, elle, semble être demeurée telle que l’ont vue nos ancêtres au début du siècle dernier. Un monument historique peuplé de fantômes, voilà comment résumer en quelques mots ce que constitue le Cinéma L’amour. Tant de fantômes y habitent qu’on y suffoque presque. Les râles d’actrices pornos suédoises qui semblent elles-mêmes éprouver de la difficulté à respirer y sont peut-être pour quelque chose.
Même si la masturbation, c’est bien connu, rend sourd.
C’est certainement pour cette raison qu’une grosse blonde d’Europe de l’Est, atterrie on ne sait comment en ce lieu, vend tendrement des kleenex à ses clients réguliers. Les kleenex, c’est bien connu, constituent une arme efficace contre les fantômes. Surtout les fantômes de ces âmes en peine qui, depuis plus de vingt ans, se sont fait jouir de la main droite pour aller se perdre ensuite dans le brouhaha du boulevard Saint-Laurent incognito. Derrière son comptoir, Eva vend aussi du pop-corn, du chocolat et du café. Elle aime bien son travail. Sinon elle ne serait pas là depuis 10 ans. Déjà ! Avec le temps, elle a appris à reconnaître la majorité de ses clients, des habitués pour la plupart. Ils viennent régulièrement au cinéma. Le jour ou le soir, c’est sans importance. Ils discutent avec elle du temps qu’il fait ou du scandale des commandites. Peu importe.
Elle leur vend un billet. Huit dollars pour deux films. Ils en ont pour trois heures de films de cul de répertoire. Le tout en langue originale s’il vous plaît ! Parce que Steven Koltai, le propriétaire des lieux, sélectionne avec soin tout ce qu’il diffuse et il a horreur des films doublés. « C’est tellement vulgaire », dit-il. Il faut dire que l’homme est un fin connaisseur. On ne grandit pas dans l’univers du film porno sans acquérir quelques préférences en matière de lubricité et, surtout, sans être affecté de quelques lubies. Les parents de Steven, des immigrants hongrois, ont fait l’acquisition du Cinéma L’amour au début des années quatre-vingt.
L’endroit se nommait alors le « PussyCat Erotic Cinema » et avait, comme son nom l’indique, la même vocation qu’on lui connaît aujourd’hui.
Être l’héritier d’une entreprise familiale comme le Cinéma L’amour, ce n’est pas tout à fait comme être le fils d’un cordonnier ou d’un entrepreneur en pompes funèbres. Non! Être l’héritier des propriétaires d’une salle où l’on présente des films de cul toute la journée, et ce, sept jours par semaine, ce n’est pas facile. D’abord à l’école : « Qu’est-ce qu’ils font tes parents Steven ? » Puis comme adulte. Comment répondre à une fille qui vous plaît dans un bar ? « Dans la vie, je visionne des films érotiques plusieurs fois par jour, tous les jours, depuis plusieurs années ? »
Steven Koltai avoue d’ailleurs candidement avoir démissionné. En fait, sa vie sociale serait plutôt… restreinte. N’empêche, il est tout de même fier de faire fonctionner le plus vieux, le plus beau, le plus propre, le seul cinéma érotique en ville parce qu’il y a belle lurette que la ville de Montréal n’accorde plus ce genre de permis. Le Cinéma L’amour fonctionne donc avec un droit acquis. Alimenter les rêveries des promeneurs solitaires, des vieux vicieux et des fantômes, telle est la quête de Steven Koltai.
Qui a dit qu’il n’y avait qu’Amélie Poulain pour avoir un fabuleux destin, il faut suivre l’étoile. Celle de David en particulier. Même si les activités des Koltai ne sont pas très kascher.