Logo

Une étape du Tour de France chez Elio

Prendre l’espresso avec un pilier du cyclisme québécois.

Par
Jean Bourbeau
Publicité

« J’ai du café spécial qu’on ne trouve pas partout », murmure Elio Fratangelo avec un clin d’œil. En toute discrétion, il verse quelques gouttes de sambuca dans un espresso fumant. « Ce n’est pas une simple boutique de vélos, ici, c’est un bar à vélos », ajoute-t-il, en ouvrant un pot métallique rempli de biscuits au beurre.

Sur l’écran de télévision du Centre du Vélo 82, un grand sous-sol dans l’est de Rosemont, les coureurs du Tour de France avancent en peloton serré, avec encore 141 kilomètres à parcourir avant d’atteindre la ligne d’arrivée à Dijon. Une étape dédiée aux sprinteurs qui ne promet un spectacle qu’à ses derniers kilomètres. Nous avons quelques heures devant nous.

Publicité

Avant l’avènement de Strava, Zwift et des roues en carbone, il y avait Elio, une figure emblématique du monde du vélo au Québec. Bien qu’il n’ait peut-être jamais porté le maillot jaune, son influence sur le cyclisme dans la région est immense, grâce à sa contribution et à son dévouement.

Et le destin d’Elio n’aurait pas été scellé au Québec s’il n’avait pas rencontré l’amour de sa vie dans une discothèque du Vieux-Port lors d’une chaude soirée d’été. Comme quoi, parfois, les choses roulent bien d’elles-mêmes.

Mais qui est-il?

Publicité

À 71 ans, avec ses cheveux grisonnants, son regard bleu perçant et son bagout inépuisable, Elio est une véritable mine d’histoires. Les murs de sa boutique sont ornés de maillots signés, d’affiches dédicacées, de trophées et de photos jaunies. Un petit musée peuplé de souvenirs d’une longue carrière. Ses souvenirs déambulent des jeunes poulains qu’il a entraînés aux légendes qu’il a rencontrées comme Gino Bartali, Mario Cipollini et son gilet zébré ou Chiappucci, en passant par son vieil ami Marinoni ou le journaliste Foglia, d’autres fous de vélo avec qui il partage une passion commune.

Publicité

Alors, par où commencer? Peut-être par Guglionesi, cette petite commune en Italie, non loin de la mer Adriatique, où il est né en 1953. Dernier d’une modeste famille de onze enfants, il commence à travailler dès l’âge de neuf ans dans le garage familial, qui compte un lave-auto et un magasin de vélos et de scooters, aidant ses frères avec les réparations.

« On faisait avec ce qu’on avait, c’est-à-dire pas grand-chose. Un marteau et un punch. Une place à la dure qui marchait aux coups de pied. On faisait nos patins à freins avec des pneus de voiture. »

À 22 ans, après un service militaire obligatoire qu’il a détesté, Elio rejoint son frère Domenico à Montréal pour des vacances de deux semaines. C’était en 1975. « Je ne comprenais pas pourquoi il y avait autant de lumière, la nuit, » se souvient-il. La ville éveillée, auréolée du centre-ville, vue depuis le belvédère du Mont-Royal, lui paraît électrisante.

« J’en ai profité pour fêter la vie et le beau temps. Quand j’ai rencontré Chiarina, je me suis dit : “Jamais je ne retournerai dans mon village.” »

Publicité

Mais pour cela, il faut un boulot. À l’intersection des rues Ontario et Saint-Denis, Domenico présente Elio à Louis Quilicot, fondateur de Bicycles Quilicot, la plus ancienne boutique de vélo à Montréal et considéré comme le père du cyclisme québécois.

En entrant, Elio demande à son frère pourquoi des Vespa sont suspendues au plafond. Le patron explique qu’il attend des pièces d’Europe qui ne sont jamais arrivées. Elio, confiant, promet au patron de tout réparer d’ici la fin de la semaine.

Face au manque de moyens, naît souvent la débrouillardise. Après avoir réparé toutes les mobylettes de la boutique, Monsieur Quillicot, émerveillé par son ingéniosité, décide d’engager ce jeune Italien qui ne parle ni français ni anglais.

Elio reste 11 mois à Montréal, retourne en Italie pour régler ses affaires, puis revient s’installer définitivement.

Publicité

Son frère lui enseigne le métier et l’aide à peaufiner ses techniques. En quelques années, Elio devient un mécano hors pair, travaillant aussi bien sur les vélos que les petites motos.

Pendant ses temps morts à l’atelier, il expérimente avec la construction de tricycles équipés d’un panier pour faire les courses. Ses créations se vendent rapidement, jusqu’au jour où il découvre que Norco vient de mettre en marché le même modèle dans une palette de couleurs différentes. Il ne se laisse pas abattre et continue d’innover. Un jour, il répond à la demande d’un homme en situation de handicap en concevant un vélo révolutionnaire pédalé par les mains. « C’était son idée et il a financé le projet, mais quand j’ai vu le prototype commercialisé l’année suivante au Salon du vélo, j’ai eu les poils des bras qui se sont dressés. J’en garde un sentiment amer, partagé entre le fait d’avoir été exploité pour mes compétences et le regret de ne pas avoir breveté mes créations assez rapidement », raconte-t-il, le cœur encore lourd.

Publicité

Le 24 décembre 1981, un Noël sans neige marque un tournant décisif dans la vie d’Elio Fratangelo. Lors d’une promenade suivant le réveillon avec son beau-frère, ils découvrent un magasin de vélos à vendre sur Beaubien, près de Langelier. Après quelques démarches et un peu d’argent rassemblé ici et là auprès de la famille et des amis, Elio, qui ne parle que quelques mots de français, saisit l’opportunité.

Il ouvre en 1982 ce qui deviendra son entreprise et son terrain de jeu ; le Centre du Vélo. Importateur des grandes marques italiennes – Colnago, Bianchi, Pinarello, Benotto – il fait venir des conteneurs de ces merveilles. « J’avais encore tous les contacts du pays, c’était facile », se souvient-il. Finis les vieux vélos, place à la qualité. Elio démocratise une vieille expertise nouvelle au Québec.

Publicité

À l’époque, la scène du cyclisme québécois est dominée par les Italiens, dont la culture sportive est profondément enracinée. Elio se lie avec tout le milieu, participe à l’organisation de nombreux événements, et fonde un club de course qui rencontre un succès enviable, le CVM (Centre du Vélo Montréal).

Elio répond au téléphone, coule un espresso-sambuca pour un cycliste venu prendre des nouvelles. Derrière son comptoir, une présence imposante, chaleureuse. « Il est plus gentil qu’avant », lance avec moquerie Chiarina, son épouse qui tient le comptoir à ses côtés depuis plusieurs années.

Publicité

Le genre d’hôte à qui l’on n’a pas besoin de poser beaucoup de questions. Des anecdotes de Québec-Montréal aux chutes spectaculaires du Giro, ses paroles tissent le récit de grands destins et de petites victoires. Il est particulièrement fier d’avoir été le premier à faire fermer la rue Sainte-Catherine pour un événement cycliste.

S’il est aujourd’hui retiré de l’écosystème organisationnel, six jours par semaine, il demeure celui qui ouvre et ferme sa boutique. « Le dimanche, c’est pour l’église et les amis », dit-il en jetant un coup d’œil au téléviseur.

Publicité

Il roule encore tous les matins une soixantaine de kilomètres sur son Trek électrique avec des anciens du CVM. La passion du bitume brûle toujours. « Je suis dix vélos derrière tout le monde, mais je suis là. »

Malgré la concurrence et la montée des commerces en ligne, Elio continue de se battre. « Vendre de beaux vélos en période d’inflation, c’est compliqué », confie-t-il. En effet, le succès a légèrement diminué, malgré l’actuelle popularité du cyclisme. « La vente, c’est rendu difficile. Les gens n’ont plus autant d’argent. L’année dernière était difficile, cette année aussi et la prochaine s’annonce encore pire. On doit se fier sur la réparation. »

Publicité

Il déplore que le cyclisme soit devenu un sport de luxe, inaccessible pour la plupart des parents, et critique la fétichisation excessive du matériel. « On accorde trop d’importance à la technologie et pas assez aux jambes qui les propulsent. Ce sont elles, le véritable moteur! »

« Lui, c’est mon gars, Tadej Pogačar », dit-il en pointant le prodige slovène, véritable phénomène de la discipline et grand favori du Tour 2024.

En regardant l’étape, quelques vieux sacres bien sentis échappent çà et là. « Si le climat était meilleur, j’ai toujours dit que j’aurais ouvert ma boutique au Lac-Saint-Jean. Là-bas, c’est mon monde », déclare-t-il, lui qui fut longtemps un chasseur d’orignal, sans pour autant abandonner le réflexe de rassembler les doigts en les bougeant de haut en bas. « Cosa fai? », siffle-t-il entre ses lèvres.

Publicité

« Ils sont tous dopés. Mais tu sais, ce n’est rien de nouveau. » Il se souvient avec nostalgie : « J’aidais ma mère à cueillir des marguerites pour en faire du sirop qui faisait pomper le cœur. Il y avait aussi l’astuce de prendre sept espressos avant une course. »

Père de trois filles et grand-père de quatre petits-enfants, Elio pense-t-il à la retraite? « Je ne sais pas combien de fois je me suis dit : “Là, je ferme.” Mais qu’est-ce que je ferais? », se demande-t-il.

Et comment aimerait-il qu’on se souvienne de lui et de sa boutique? « Pour le savoir-faire. J’ai travaillé fort, mais je suis très reconnaissant envers ma clientèle, dont beaucoup ne m’ont jamais abandonné au fil des années. »

Publicité

Derrière son humilité, l’idée de bâtir une communauté a toujours été centrale pour lui.

Lors des fêtes de Noël annuelles du club, Elio partageait son vin maison avec une boutique pleine à craquer. « L’amour de se tenir le monde », dit-il avec un accent qu’il n’a jamais perdu.

Lui qui porte encore chaque jour depuis l’enfance son pendentif en forme de vélo, cette vie dédiée à l’amour sur deux roues n’aura pas été un sprint, contrairement aux coureurs à la télévision qui se lancent à pleine vitesse, mais un long parcours aux dénivelés imprévisibles.

Publicité

Malgré les défis, derrière le comptoir de son bar à vélo, Elio Fratangelo incarne l’esprit du cyclisme. « C’est plus qu’un travail, c’est une passion », lance-t-il en servant un autre espresso-sambuca.

Son petit royaume sur Beaubien continue d’être un havre pour les amateurs du sport, 42 ans après son ouverture, un lieu où les kilomètres et les souvenirs s’entrelacent irrésistiblement avec les odeurs de café et de graisse de vélo.