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Une bière avec la communauté espéranto de Montrealo

La langue universelle est bien en vie dans le Quartier latin.

Par
Jean Bourbeau
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« Tu te rends vraiment à un souper où l’on parle espéranto? Je croyais que ce projet de ramassis de langues avait échoué. »

Sans broncher devant le manque d’enthousiasme d’un ami, je lui réponds qu’au contraire, je suis impatient de découvrir le parcours des espérantophones de Montrealo.

Et ma curiosité est rapidement satisfaite, car dès que j’entre dans le restaurant Végo, sur la rue Saint-Denis, une quinzaine de membres de la Société québécoise d’espéranto m’accueillent chaleureusement. Tous ici ont une petite histoire à raconter sur leur relation avec la langue universelle et c’est avec cette prémisse que je m’invite dans les conversations.

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Nicolas a découvert l’espéranto dès son plus jeune âge, en tombant par hasard sur le sujet dans une encyclopédie.

Aidé par l’internet, il acquiert les notions fondamentales avant de faire connaissance avec la communauté montréalaise qui gravite autour de cette langue sans frontières.

En 2013, il prend part à son premier grand événement espérantiste, en Slovaquie, où il rencontre cette fois des espérantophones du monde entier. « J’ai assisté à des conférences, des concerts et surtout noué des amitiés avec des participants que je considère aujourd’hui comme mes meilleurs amis. »

Alors que plusieurs sont initialement attirés par l’imaginaire romantique étroitement lié aux grands mouvements sociopolitiques du XXe siècle, Nicolas a été avant tout séduit par les opportunités de rencontres et de camaraderies. « L’espéranto est une langue minoritaire, mais internationale, répandue sur tous les continents plutôt que concentrée en un seul lieu. Elle ouvre un monde de possibilités. »

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L’espéranto a été créé à la fin du XIXe siècle par Ludwik Lejzer Zamenhof, un médecin juif originaire de l’est de la Pologne, inspiré par les tensions ethniques et linguistiques dans sa ville natale de Bialystok. Pendant que cette région du continent européen était secouée par des pogroms et une montée de l’antisémitisme, Zamenhof souhaitait élaborer une langue commune facile à apprendre et à utiliser pour simplifier la communication entre les différentes cultures séparées les unes des autres.

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Il y a seulement deux mois, Irène a commencé son apprentissage de l’espéranto pour pouvoir comprendre le contenu d’une quarantaine de carnets laissés par son père, Henri Ellenberger, un éminent psychiatre suisse. « Personne ne connaissait l’existence de ces livrets entièrement rédigés en espéranto qui datent de l’après-guerre. C’est très excitant ! », s’exclame-t-elle en me tendant l’un d’eux.

L’intérêt d’Irène pour l’espéranto témoigne de son attachement à l’héritage familial, mais également d’un engagement politique. « L’espéranto défie, du moins symboliquement, l’hégémonie de l’anglais, la lingua franca de notre époque qui risque de cannibaliser toutes les cultures ».

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« Et c’est aussi une excellente gymnastique intellectuelle », ajoute-t-elle, pétillante.

Ugo, anciennement connu comme le « kid de la gang », maîtrise l’espéranto avec une aisance déconcertante.

« J’ai la réputation de parler très rapidement! Je réfléchis beaucoup en espéranto et j’ai l’habitude de coller une longue phrase en un seul mot. Ça choque tout le monde! », lance-t-il d’un rire contagieux.

Effectivement, bien que la plupart des mots en espéranto possèdent des racines latines, germaniques ou slaves, la langue utilise un vocabulaire agglutinant, c’est-à-dire formé d’assemblages de plusieurs éléments. Ce principe se retrouve également dans certaines langues non européennes, telles que le turc ou le tamoul.

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Après avoir conclu ses études universitaires, Ugo a pris la direction du Japon pour y travailler pendant trois ans. Malgré qu’il manie fluidement la langue du pays, il a éprouvé quelques difficultés à s’intégrer.

« Le vent a tourné lorsque j’ai fait la rencontre des espérantistes japonais sur internet. J’ai ensuite assisté à mes premières réunions, jusqu’à devenir un membre impliqué dans l’organisation. Ça a vraiment sauvé ma vie sociale! », admet-il en riant à nouveau.

Comme quoi, chaque maillon de cette chaîne humaine ajoute à la promesse de communion entre les peuples.

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Martin a commencé à apprendre l’espéranto en 2001 et c’est d’ailleurs en parcourant un forum qu’il a pris connaissance de l’attaque des tours du World Trade Center. « Avant même de voir les images à la télévision, j’essayais de traduire l’événement dont tout le monde parlait sur la page. J’ai utilisé un dictionnaire pour réaliser qu’un avion venait de s’écraser dans une tour à New York. »

Martin s’est plus tard envolé vers différents pays pour assister aux congrès mondiaux annuels, notamment à Copenhague, Reykjavik, Lille et Séoul.

Il se souvient particulièrement d’une excursion dans les paysages lunaires d’Islande, au cours de laquelle lui et quelques visiteurs ont profité d’un bain thermal en plein air. « Nous étions sept-huit de nationalités différentes avec des langues éloignées, mais détendus dans la chaleur de la source, nous communiquions en espéranto comme une belle grande famille. »

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La Société québécoise d’espéranto a récemment organisé l’événement espérantiste le plus important au pays en accueillant le Congrès mondial de l’espéranto durant l’été 2022. Malgré de nombreux défis liés à la pandémie, l’édition a été couronnée de succès.

En date d’aujourd’hui, le nombre d’espérantophones sur la planète demeure difficile à estimer. « Entre 100 000 et quelques millions en contact de près ou de loin avec la langue, selon Nicolas, le président de la Société. Au Québec, on ne le sait vraiment pas. C’est un chiffre impossible à estimer. Quelques centaines peut-être? »

Par son vaste rayonnement et sa pérennité, l’espéranto se distingue nettement des autres langues construites telles que l’interlingua, le pandunia, le volapük ou le loglan, qui ont connu une activité limitée depuis leur création.

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Sylvain l’a, quant à lui, appris à l’adolescence, en dévorant un seul livre intitulé Nous parlons espéranto qu’il empruntait à la bibliothèque d’Ahuntsic.

« Elle n’apparaît pas très simple au premier regard, mais c’est très régulier du point de vue grammatical et sa conjugaison ne comporte pas d’exception. C’est une langue logique. Mais pour la parler, c’est comme le vélo, c’est plus facile lorsqu’on le fait souvent! »

La soirée est animée par les arrivées successives. Les sourires s’affichent naturellement, les verres s’entrechoquent. Tout le monde semble ravi de se retrouver. On dit souvent au Québec qu’après quelques bières, on devient bilingue; ce vieil adage semble également s’appliquer à l’espéranto.

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« Je me rappelle comme si c’était hier de ma participation au séminaire pour jeunes espérantistes en Bulgarie. Ce fut une expérience merveilleuse », raconte Yevgeniya, Ukrainienne d’origine.

La journaliste de formation a par après appliqué pour un poste de rédactrice dans un magazine espérantophone, le Kontakto. « J’ai obtenu le boulot, mais j’avais besoin d’aide pour la révision. »

Bien qu’il vivait au Japon, Joel, un prêtre anglican américain qui avait également soumis sa candidature, a été affecté à la tâche de correction.

« Je savais que Joel visitait un rassemblement en Suède, alors je l’ai invité en Ukraine en lui disant que les deux pays étaient très proches! Lorsqu’il est arrivé, on est tombé amoureux », lance-t-elle en croisant le regard de son mari.

Le couple a ensuite déménagé à Atlanta, une ville abritant un noyau espérantophone très actif. Se sentant toutefois de plus en plus inconfortables avec la politique du pays, ils entament les procédures pour immigrer au Québec, connaissant déjà quelques membres de la communauté montréalaise.

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« Nous avons rejoint notre deuxième famille en 2010. Elle nous a aidés énormément à nous installer et à avoir une vie sociale dans un pays rempli d’inconnus. Le mobilier de notre premier appartement a été offert par un espérantophone. »

La langue nomade incarne souvent un réseau d’entraide. Après tout, « espéranto »signifie bien « espoir ».

Dennis a passé deux ans à étudier l’espéranto en solo, s’aidant de livres accompagnés de cassettes. Le Floridien a ensuite participé à une première réunion nord-américaine à Montréal où il a brisé la glace et fait ses premiers pas dans la communauté espérantiste.

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Ainsi, ce qui commence souvent comme une simple initiative personnelle peut grandir et s’épanouir en un véritable réseau mondial.

C’est toutefois dans une boîte de nuit au Texas que Dennis a fait la rencontre de son amoureux, Carlos.

« J’ai eu mon premier contact avec l’espéranto au secondaire, dans les années 1980, poursuit celui-ci. À l’époque, il y avait une effervescence espérantiste à Mexico, mais je n’ai pas adhéré au mouvement. C’est ma relation avec Dennis qui a ranimé la flamme. »

L’un parle anglais, l’autre espagnol, mais tous deux se retrouvent avec l’espéranto. La langue permet de construire un pont plutôt qu’un mur entre les deux cultures.

Alors que la plupart des membres du groupe utilisent l’espéranto pour des activités sociales, pour le couple, c’est une langue qu’ils utilisent dans leur vie quotidienne à la maison et qui est intimement liée à leur relation amoureuse.

« Nous avons même eu deux chiens et un chat qui le comprenait », avoue Dennis tout sourire.

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« Tu vois, les couples espérantophones ne sont pas si rares! », me lance Nicolas avant de me présenter à Normand.

En effet, Normand a rencontré son épouse, Zdravka, lors d’un Congrès international de la jeunesse en Finlande en 1980. Bien que Normand soit Québécois et Zdravka, Croate, ils ont trouvé un terrain d’entente grâce à leur intérêt commun pour l’espéranto.

Normand travaillait depuis quelques années en Europe en tant que technicien en horticulture lorsqu’il a réalisé que malgré sa maîtrise du français, de l’anglais, de l’espagnol et son apprentissage de l’italien, il lui serait impossible d’apprendre toutes les langues du continent. C’est à ce moment-là qu’il a découvert l’espéranto, une solution idéale. « C’était la fin des années 70, une période faste pour la langue où de nombreux voyageurs arboraient leur petite étoile verte épinglée à leur sac à dos », explique-t-il.

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« Quand j’ai commencé à bien parler l’espéranto, j’ai réalisé que je pouvais être accueilli partout en Europe, que ce soit en Grèce ou en Norvège, lance Normand avec entrain. Ça m’a vraiment accroché, j’ai fait tout le tour du continent, mais ça m’a aussi servi au Brésil, en Corée, en Chine. C’est toujours fascinant de découvrir la diaspora de chaque pays. »

Normand m’explique les rudiments du réseau d’hébergement Pasporta Servo qui permet aux locuteurs d’espéranto d’être accueillis gratuitement par d’autres membres de la communauté. « C’est une mise en pratique concrète du concept de la langue pont, permettant de faire le tour du monde et de rencontrer la communauté. »

Il rebondit sur l’application Amikumu, un nouvel outil technologique fort utile pour découvrir les espérantistes de la région grâce à la géolocalisation. « Partout où tu vas, tu peux rencontrer de nouveaux espérantistes. »

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Bien que l’espéranto ne soit pas largement connu, il prospère grâce à la passion de ses communautés et aux nombreuses méthodes d’apprentissage en ligne qui ont largement amélioré son accessibilité.

Rafael, un Brésilien d’origine, m’indique avoir profité du confinement pour apprendre la langue de Zamenhof sur Duolingo. L’émergence de cybercommunautés très investies sur des plateformes comme Telegram et Reddit assure un bourgeonnement continuel. Même Chat GPT possède une maîtrise impressionnante de l’espéranto.

Et il ne faut qu’un bref coup à l’agenda centralisé, Eventa Servo, pour constater le dynamisme de la scène mondiale.

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Les chaises autour de la table sont constamment occupées par de nouvelles personnes. Je me retrouve à côté de Zdravka. « Mon père faisait de la gymnastique dans les années 1930. Durant une compétition en Bulgarie, on lui a dit : “Tu dois parler l’espéranto” », raconte-t-elle, les yeux illuminés.

« Nos deux enfants ont grandi autour d’une table où nous parlions uniquement l’espéranto. Dès leur jeune âge, ils ont été en mesure de voyager et de communiquer avec des enfants d’Europe ou d’Asie comme s’il s’agissait d’une chose tout à fait normale », souligne l’autrice de plusieurs fictions en espéranto.

Normand rebondit : « L’espéranto est un outil à l’humanité pour se comprendre et éviter les conflits. Je crois que son objectif est atteint. La langue est vivante, elle a une culture, une histoire et elle est diffusée dans plus de 120 pays ».

Avant de quitter le restaurant dont le nom me paraît maintenant écrit dans la création de Zamenhof, on me remet un tote bag pour y ranger tous les cadeaux que j’ai reçu : un CD, un recueil de nouvelles, des tatouages temporaires, des cartes postales et des pin’s.

« Dankon! Dankon! », les remerciais-je en abusant à profusion du seul mot que je connais.

L’espéranto est donc bien plus qu’un simple moyen de communication : c’est une aventure humaine. En son sein, on trouve des voyageurs, des rêveurs, des amoureux des mots et des cultures. De génération en génération, cette expérience unique continue de fasciner et d’aimanter toute une communauté.

Cette soirée l’a prouvé.