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Un tchador en peau de castor

Par
Émilie Dubreuil
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Mashteuiatsh, Betsiamites, Uashat, La Romaine, Pakuashipi, Manawan, Wémotaci, Wendake, Obeddjiwan… Des noms de lieux comme un poème de Miron, celui des réserves amérindiennes rarement visitées par des Blancs, mais aujourd’hui habitées par des immigrants singuliers : des musulmans. Voyage au coeur d’un Québec autochtone post-moderne.

Lorsque le gouvernement fédéral branche les réserves autochtones au début des années 2000, les femmes qui y vivent, problèmes de loisirs aidant, découvrent des sites de rencontres internationaux.

Ceux-ci sont très fréquentés par des maghrébins à la pêche aux occidentales. Prisonniers du chômage et d’une situation sans issue, ces derniers cherchent sur la toile la bonne pâte qui les tirera de leur marasme, en acceptant de les épouser et les parrainer.

Ces Marocains, pour la plupart, sont romantiques, charmeurs, convaincants et insistants. pas étonnant que les femmes autochtones, peu habituées à se faire chanter la pomme avec autant de verve, s’énamourent.
Ainsi, dans un bon nombre de réserves francophones du Québec, on trouve des femmes qui vivent, ont vécu ou sont en relation épistolaire avec des Marocains. Certaines se sont même converties à l’islam.

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C’est une de mes amies autochtones, vivant dans la réserve du Plateau Mont-Royal, qui a été la première à me parler de ces histoires, qui la faisaient rigoler. Avec ses copines demeurées sur la Côte-Nord, elle échangeait des potins du genre: « Savais-tu qu’une telle est allée au Maroc rencontrer son fiancé? » Nous étions en plein cœur de la « crise » sur les accommodements raisonnables et j’ai décidé d’emblée qu’il me fallait faire un reportage sur cette immigration en région plus qu’éloignée.

Avant de réaliser ce reportage, je croyais connaître le Québec. J’avais fait la Côte-Nord, l’Abitibi, la Gaspésie, l’Estrie, la Mauricie… Mais quand je suis arrivée au bout d’un pont de bois suspendu, à une centaine de pieds au-dessus de la tumultueuse rivière Saint-Maurice, dans un désert d’épinettes noires, je me suis rendu compte que j’ignorais tout des réserves autochtones, de la misère noire des Montagnais, des Algonquins ou des Attikameks. Quand on pénètre dans une réserve, on pénètre dans un monde à la fois onirique et trash. C’est un choc. Un vrai. Celui qui pogne dans le ventre, celui qui transporte dans sa tête, dans son histoire, dans les tripes de notre inconscient collectif de coureurs des bois.

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Quand je suis arrivée à Wemotaci, il était à peine midi. Quelques gaillards, avec casquettes et chemises de chasse, titubaient autour de leurs gros pick-ups et des femmes buvaient au goulot des bouteilles de rouge dans des sacs de papier brun. J’ai fait le tour de la réserve, de ses rues de poussière, où jappaient des hordes de chiens errants.
Partout, des gamins conduisaient des quatre roues. En face de l’auberge en fausses brique, se trouvait la station de train, un lien avec le monde. Un tas de pierres jonchait un abri de béton défoncé et bariolé de graffitis avec une affiche marquée d’une seule lettre: « W » pour Wemotaci. Un arrêt au milieu de nulle part dans le territoire immense de cette nation qui est demeurée nomade, jusque dans les années ’60.

Sur la galerie de l’auberge, un indien paraplégique et tatoué mangeait une poutine. À l’intérieur, la gérante, une femme dans la cinquantaine, la croix dans le cou, les yeux bleus, d’une bonté toute chrétienne, m’a expliqué que les Indiens étaient « ben fins, mais pas ben vaillants ». Elle a souri avec indulgence. Je lui ai coupé la parole pour lui parler du sujet qui m’amenait là: les Marocains. Elle en avait entendu parler. Du doigt, elle m’a montré une Indienne attablée dans la salle à manger: « Elle, elle pourrait t’en dire plus », me dit-elle.
Elle, c’est une représentante de l’Association des femmes attikameks. Ça faisait des semaines que j’essayais de lui parler, mais elle ne retournait pas mes appels. Je me suis approchée, puis présentée. J’ai été reçue avec une brique et un fanal: « Je ne vous ai pas rappelée parce que je sais que vous allez encore parler en mal des femmes autochtones. Je ne fais pas confiance aux journalistes blancs. De toute façon, qu’est-ce que ça peut vous faire que nos filles se marient avec des Marocains et qu’elles se convertissent à l’Islam? » Ce qui m’a frappé dans son discours n’était pas son hostilité ouverte, mais l’accent avec lequel elle s’exprimait. Elle traînait sur les voyelles, lancinait sur les consonnes, roulait chaque mot doucement dans sa bouche.

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Deux désespoirs qui se rencontrent
Assise sur la terrasse de l’auberge, j’ai observé les allées et venues des pick-up. Dans la nuit odorante de la forêt boréale, les Indiens venaient acheter de la bière. J’attendais Suzanne Chilton et son mari Azziz.

Suzanne est la première femme amérindienne à avoir accepté de me raconter son histoire. Pourtant, j’ai téléphoné dans toutes les communautés, j’ai parlé avec des dizaines de personnes, mais en vain. Le sujet est délicat, tabou même. Surtout depuis la crise d’Oka. Les journalistes blancs n’ont pas bonne presse dans les communautés. Or, Suzanne s’assume. C’est une femme libérée et ouverte. Policière sur la réserve, elle et ses amours sont connues de tous. Elle m’a invitée spontanément à venir la rencontrer à Ouémon.

Le couple improbable est arrivé à notre rendez-vous. C’est une femme joufflue, rieuse, volontaire. Elle m’a dit qu’elle allait régulièrement à la chasse au castor et à l’orignal avec sa famille et ne s’offusquait pas de la présence insistante des maringouins.
Lui était maigre. Il venait de là où poussent les nectarines et coule le thé à la menthe. Il m’a avoué qu’il avait froid dans son petit manteau de nylon et s’étonnait encore du Canada qu’il avait gagné à la loterie. Que son beau-frère voulait l’amener faire du canot sur la rivière, mais qu’il avait peur des rapides. Que les jeunes de la communauté se suicidaient et qu’il ne comprenait pas pourquoi. Qu’il ne buvait pas et qu’il devait être un des seuls ici. Et qu’il mangeait hallal.

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Suzanne et Azziz m’ont raconté leur histoire candidement. Il m’a expliqué qu’il avait simplement décidé d’envoyer une bouteille à la mer. « Mon seul espoir, c’était de trouver une femme à l’étranger pour me sortir de là », m’a-t-il dit simplement. Suzanne était inscrite sur un site et il est tombé sur elle. Elle, elle est tombée dans le panneau. Alcoolique et suicidaire, elle était aussi désespérée que lui.

Au bout d’un échange épistolaire soutenu, elle s’est rendue au Maroc passer quelque temps avec lui. Ils se sont mariés, il y a deux ans. Aujourd’hui, ils ont un enfant, une fille magnifique. Elle s’est convertie à l’islam et a cessé de boire.

En regardant Azziz, je ne pouvais faire autrement que de penser au dicton: « Tel est pris qui croyait prendre. » Tous ces efforts, tous ces rêves d’Amérique pour se retrouver dans un autre tiers-monde, car il s’agit bien de cela. La couleur de la misère y est ici différente, mais aussi vive et tenace. Une réalité relayée par les médias quand elle vire au tragique, mais ignorée au quotidien. Combien de Blancs ont déjà franchi le pont de Wemotaci et celui des préjugés sur les Indiens? Peut-être plus de Marocains que de purs laine.

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Avant de quitter la réserve, j’ai rencontré Marcia, une des voisines de Suzanne, qui en est à sa deuxième histoire d’amour avec un Marocain. Pendant sa première idylle, elle aussi s’est convertie à l’islam. Aujourd’hui, dans son petit logement en plein cœur du village, elle s’installe plusieurs fois par jour pour faire sa prière. Elle se branche d’abord sur un site musulman où on entend en direct un imam chanter et puis s’agenouille sur un tapis orienté vers La Mecque. En plus d’avoir cessé de boire et de ne plus vouloir mettre fin à ses jours, Marcia porte aussi le foulard islamique. « Ça protège des mouches noires », me dit-elle.

* * *

Je garde un souvenir impérissable de cette image: l’image d’un Québec qui a définitivement tourné une page de son histoire, même dans le bois, même chez ces autochtones que l’on ne connaît pas.

À quand un tchador en peau de castor?

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