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Un taudis ou la rue

Si vous deviez quitter le campement Notre-Dame, iriez-vous habiter là? C'est pourtant ce qu'on propose aux personnes itinérantes.

Par
Hugo Meunier
Hugo Meunier
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La coquerelle se déplace sur le vieux comptoir d’un bureau perché au deuxième étage du vieil immeuble du centre sud. Le propriétaire l’écrase « subtilement » avec la feuille blanche sur laquelle il griffonne ensuite mes coordonnées. J’entends clairement le «crouch». Bienvenue dans l’univers des maisons de chambres, une autre option pour les personnes en situation d’itinérance.

Le froid est revenu et une première couche de neige recouvre les tentes du campement Notre-Dame, où plus d’une centaine d’irréductibles sont installés depuis plusieurs mois. Plutôt que de démanteler le site, la Ville propose aux occupants de les conduire vers les ressources appropriées et d’entreposer leur stock gratuitement jusqu’au printemps.

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Mais plusieurs sans-abris refusent de plier bagage pour aller se soumettre aux règlements des refuges, qu’ils jugent souvent infantilisants et trop restrictifs.

Daniel est l’un deux. Pour lui, refuge rime avec restrictions.

« On n’ a pas d’options. Ce que la Ville nous offre, c’est de la marde, elle veut acheter la paix avec des lockers! J’ai de l’argent, mais je ne peux rien me louer avec ça. Les 2 et demi coûtent entre 700$ et 1000$ », peste l’homme, qui campe depuis le début sur Notre-Dame.

«J’ai de l’argent, mais je ne peux rien me louer avec ça. Les 2 et demi coûtent entre 700$ et 1000$»

À mon passage, la plupart des campeurs se protègent de la première neige à l’intérieur de leur tente. Quelques décorations de Noël sont suspendues ici et là. « Il y a des matins plus durs que d’autres, mais je chauffe à la chandelle pour enlever l’humidité », raconte Daniel, prêt à quitter le campement seulement pour aller dans un logement. « Sinon, ouvrez le stade, il sert à rien, pis crissez-nous là pendant l’hiver! », suggère-t-il.

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Comme les logements bon marché se font rares, les maisons de chambres deviennent pour plusieurs un autre scénario pour échapper à la rue.

Le hic, c’est que ces endroits – privés ou pas – sont souvent mal famés et hors de prix, a constaté URBANIA, après une tournée de maisons de chambres, grâce à une liste obtenue auprès d’un intervenant social. Des adresses – certifiées ou non – distribuées aux personnes en situation d’itinérance pour les encourager à sortir de la rue.

Mais à la lumière de l’expérience, le campement de la rue Notre-Dame n’est peut-être pas la pire des options, même avec l’hiver à nos portes.

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Retour dans la maison de chambres de la rue Sainte-Catherine, où le propriétaire vient d’écraser une coquerelle live devant moi.

Quelque chose d’assez banal ici on dirait. « C’est correct, il y a un peu de coquerelles, mais bon…», mentionne un locataire en m’ouvrant la porte de l’immeuble avec sa clé, ce qui semble prendre le propriétaire par surprise.

Du haut des escaliers, il me fait passer une entrevue on the spot pour savoir ce qui m’amène.

Je patine une explication: rupture récente, besoin urgent d’un toit pour quelques mois, référé par un organisme communautaire du coin, je cherche pas cher.

Le proprio – un homme frêle et âgé – discute avec son fils dans une langue étrangère, avant de me revenir. « Ça serait 600$ », lance-t-il, en m’invitant à visiter une chambre au 3e étage.

«Il n’y a maintenant plus de punaises ou de souris et le propriétaire traite régulièrement pour les coquerelles.»

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Il faut traverser une cour extérieure pour atteindre la chambre au fond d’un couloir. La pièce est minuscule, décrépite et le plancher est taché tellement il est sale. Le mini-frigo est dans un état déplorable, tout comme le placard. Une coquerelle se promène près du mur. Décidément. Une toilette et une douche commune sont disponibles un étage plus bas. « C’est le centre-ville », répond le jeune homme lorsque je lui demande si c’est bruyant. « Ce n’est pas dangereux », précise-t-il.

Je croise une locataire en sortant. Elle habite en couple dans une chambre pour 650$ par mois. Elle se dit satisfaite de son sort. « Il n’y a maintenant plus de punaises ou de souris et le propriétaire traite régulièrement pour les coquerelles », souligne-t-elle, précisant qu’il est au moins possible de fumer en dedans. « On est pas supposé pour le pot, mais tout le monde le fait pareil…»

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Chambre bordélique

Rue Ontario, un gars à l’air hagard me laisse entrer, après m’avoir longuement dévisagé. Les murs du vestibule de l’immeuble de trois étages sont fissurés. L’odeur de cigarette nous prend au nez. Le concierge se lamente dans le logement #1, sur le bord de la porte.

Je cogne, l’homme ouvre en caleçon. Son logement est sens dessus dessous. « C’est complet dans les deux immeubles, reviens le 1er décembre à 10h le matin », tranche l’homme en bobettes, ajoutant que le prix d’une chambre oscille autour de 500$ pour une chambre avec un lit et un mini-frigo. Je demande à voir une chambre, mais il refuse sous prétexte que tout est occupé. « Reviens le premier. Il y a un poêle pour tout le monde au 3e », ajoute-t-il, comme s’il m’annonçait que je venais de gagner à la loto.

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À un jet de pierre, sur Saint-André, plusieurs maisons de chambres se voisinent, dont une gérée par l’Office municipal d’habitation. La porte d’entrée est verrouillée. Soudain, un locataire s’amène avec ses sacs d’épicerie. Je lui demande s’il peut me faire visiter sa chambre, pour me faire une tête.

La petite pièce est dans un état bordélique. Impossible de s’y déplacer à travers la vaisselle qui traîne, les sacs de vêtements, les bibelots et l’immense télévision devant un lit minuscule, trop pour ce corpulent locataire. Ça sent le renfermé, rien pour empêcher notre homme d’y vivre depuis déjà un an à 450$ par mois. « C’est un peu bruyant, mais je suis bien ici », souligne-t-il.

À quelques portes, un chambreur pellette la neige devant une autre maison de chambres. « Le proprio est en bas », m’informe-t-il. Ce dernier se présente à la porte en boutonnant sa chemise. « C’est plein, jusqu’à ce que ma tête se vide », illustre-t-il. Je ne comprends pas l’expression, mais je l’encourage d’un rire niais.

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Ce qu’il faut retenir, c’est que la plupart des endroits visités affichent complet.

« On traite la chambre au début, mais après…»

« C’est qui?», beugle à travers la porte une voix de femme dans le bureau d’une maison de chambres du boulevard Rosemont. Les deux immeubles côte à côte sont bien connus dans le quartier, notamment pour héberger des personnes en situation d’itinérance et souffrant de problèmes de santé mentale, dont plusieurs passent leur journée à fumer devant les entrées.

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Il y a des chambres disponibles, mais la gestionnaire me donne un dépliant en m’invitant à contacter le propriétaire. Les couloirs sont déserts, menant à un petit salon au fond du bâtiment. Le plancher de la salle de bain commune à l’étage est sale et il y a un trou dans le mur près d’une chambre, comme si quelqu’un avait fessé dedans.

Une chambre privée coûte 800$ par mois, contre 700$ pour une partagée. « On offre trois repas par jour et une collation », explique la dame. L’établissement recommande aux chambreurs un minimum de trois douches par semaine et un lavage de vêtements. Un exterminateur vient traiter les deux adresses deux fois par mois.

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Dehors, le concierge m’explique que les chambres sont propres et n’ont pas de punaises lorsque le locataire en prend possession. « On traite la chambre au début, mais après, ça devient la responsabilité de la personne. Au moins on lave tout le linge des nouveaux arrivants », explique-t-il.

Sur Saint-Christophe, le hasard fait en sorte qu’un jeune gestionnaire me fait visiter à la place d’une personne qui ne s’est pas présentée à leur rendez-vous. Le bâtiment est rénové à neuf, explique mon guide en m’offrant une tournée des étages. Plusieurs chambres sont en chantier.

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La chambre qu’il m’offre est vraiment plus propre que les précédentes, avec un plancher en bois fraichement vernis, un lit simple, une télévision, un frigo, un micro-ondes et deux ronds de poêle. « C’est 650$ par mois et 700$ pour un lit double. J’ai quelques chambres dispos au sous-sol aussi », ajoute le jeune homme, qui a plusieurs chambres disponibles sur les dix-huit offertes.

Des guêpiers épouvantables

« Personnellement et professionnellement, je suis très sensible à la problématique des maisons de chambres », explique Gaétan Roberge, organisateur communautaire au Comité logement de Ville-Marie.

Depuis son arrivée en poste en 2001, il dit avoir vu le nombre d’adresses fondre drastiquement, notamment en raison de la conversion d’immeubles en condos. « Elles sont vieilles et en très mauvais état, mais si la Ville intervient, elle risque de les fermer. On est donc un peu coincé là-dedans puisque ça leur fait au moins un toit et c’est souvent tout ce qu’ils demandent », confesse M. Roberge, soulignant que les locataires se plaignent rarement. « Ils se considèrent eux-mêmes comme des citoyens de seconde zone. La plus grande qualité de l’humain est de s’adapter à tout, mais son plus grand défaut est qu’il ne devrait pas s’adapter à tout», philosophe-t-il.

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Roberge qualifie de «guêpier épouvantable » certains endroits où cohabitent insalubrité, toxicomanie, problèmes de santé mentale et concierges se prenant pour Dieu. « C’est un milieu rough. Je comprends les gens de ne pas vouloir aller là. Surtout aux femmes, à qui je conseille d’aller n’importe où sauf là, puisqu’elles se feront violenter de toutes les manières », déplore M. Roberge.

Il existe deux catégories de maisons de chambres: certifiées et non certifiées par l’OMHM. Mais en réalité, les conditions de vie sont difficiles dans les deux catégories. « Celles qui ont de l’allure ont été récupérées ou sont disparues. Au moins, l’arrondissement Ville-Marie protège depuis peu le statut des maisons de chambres en interdisant la conversion en condos. Mais on aurait dû faire ça il y a 20 ans », souligne l’organisateur communautaire.

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Il cite également les travaux du RAPSIM, qui a publié l’an dernier un rapport visant à faire un nouvel état des lieux des enjeux entourant la sauvegarde des maisons de chambres, dix ans après une première commission sur le sujet. Le rapport dégage quinze « pistes d’actions», notamment un moratoire sur la transformation des maisons de chambres en d’autres formes d’habitations en attendant de nouvelles actions. « En 2017, bien qu’il demeure difficile à évaluer de façon exacte, on estime à 2400 le nombre de chambres restantes sur le parc privé. Depuis une trentaine d’années, la socialisation de chambres par des OBNL d’habitation a permis d’atténuer en partie la perte d’unités sur le marché privé, sans toutefois permettre d’enrayer le phénomène », peut-on notamment lire dans le rapport.

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L’itinérance cachée, l’itinérance visible

Sur la scène politique, le porte-parole en itinérance de l’opposition officielle Benoit Langevin en connaît un rayon sur la vétusté des maisons de chambres, lui qui a été travailleur de rue durant 15 ans dans l’ouest de l’île. « Une fois, j’étais tombé sur onze gars qui partageaient un bail. Ils s’organisaient entre eux, vendaient du pot, c’était leur stratagème de survie », raconte le conseiller municipal de Pierrefonds-Roxboro, dans le district Bois-de-Liesse.

Si les gens se tournent au départ spontanément vers les refuges, le désenchantement vient rapidement, constate le conseiller. « La cohabitation est rough dans la rue. La crainte première n’est pas de ne pas manger, mais plutôt de se faire voler ou casser la gueule », souligne M. Langevin qui déplore aussi le côté « infantilisant» et « bureaucratique» des refuges proposés, par exemple l’hôtel qui leur est dédié depuis peu à la place Dupuis. « On demande de cadrer dans des réglementations à des gens qui ont justement choisi de sortir de cette société encadrante », nuance le conseiller d’Ensemble Montréal, qui déplore également les 24 000 personnes en attente d’accéder à un logement social.

«La cohabitation est rough dans la rue. La crainte première n’est pas de ne pas manger, mais plutôt de se faire voler ou casser la gueule.»

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Pour Benoit Langevin, les solutions passent par l’injection d’argent frais en itinérance de la part de la Ville de Montréal, qu’il accuse de compter sur Québec pour bonifier ses budgets. « Au final il n’y a pas plus d’argent neuf qui a été consacré à l’itinérance. Faudrait que Montréal ait un budget d’urgence pour répondre efficacement aux besoins, pour être “agile” comme le dit la mairesse », résume M. Langevin, d’avis que les itinérants n’en peuvent plus d’être «barouettés» et n’être pas pris au sérieux.

Pour les maisons de chambres, le conseiller déplore que les mauvais investissements des dernières années font en sorte que les budgets sont consacrés surtout à rénover le parc des logements sociaux au lieu de construire de nouvelles unités. M. Langevin salue donc la signature d’une entente provinciale-fédérale en octobre, et se croise les doigts pour qu’une enveloppe importante soit allouée à la construction.

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De son côté, la Ville n’avait pas donné suite à notre demande d’entrevue au moment d’envoyer ces lignes. Elle a finalement réagi lundi en soulignant que plusieurs organismes communautaires en itinérance, comme le Pas de la rue, la Maison du père, Chez Doris, la Rue des femmes, Projet autochtones Québec ou Mission Bon Accueil, offrent des programmes permettant aux personnes en situation d’itinérance d’accéder à des logements sociaux de transition.

La Ville prévoit aussi consacrer la totalité d’une enveloppe de 56,8 millions de dollars obtenue du gouvernement fédéral à la création rapide de logements pour cette clientèle. « Nous avions déjà une cible de création de 950 logements dédiés aux personnes en situation d’itinérance. Déjà 88% des logements sont construits ou en préparation », a fait savoir par écrit une porte-parole, citant le projet de l’Anonyme dans Hochelaga-Maisonneuve, visant l’achat et la rénovation d’une maison de chambres pour accueillir 14 personnes.

Et les hôtels cheap?

Outre les maisons de chambres, les hôtels bas de gamme proposent aussi des toits où il est possible de payer à la semaine ou au mois. Une visite dans quelques établissements démontre toutefois qu’il faut avoir de l’argent, souvent pour une chambre très rudimentaire.

Plusieurs adresses se voisinent sur la rue Saint-Hubert au centre-ville, près de la gare. On demande 1150$ par mois pour une chambre, la dernière disponible, incluant un… accès au micro-ondes.

C’est 2000$ par mois pour cette chambre (voir photo ci-haut) aussi modeste à quelques portes. C’est tranquille, mais le gérant me conseille de ne pas venir le 1er du mois sous prétexte que c’est complet durant trois jours. « Arrive le 31, sinon j’aurai pas de chambre pour toi. » Pas besoin d’explication, je sais que les hôtels bas de gamme du coin sont pris d’assaut par une clientèle itinérante après la réception de leur chèque d’aide sociale à chaque début de mois. « La rue, c’est un mois d’attente pour un jour de party », m’avait déjà raconté un sans-abri.

Un peu plus loin, la chambre tout aussi défraichie coûte 350$ par semaine. Comme en Asie, l’employée a son petit lit de camp derrière son comptoir. « Pas de visite et pas de partys », prévient la dame.

Dans ces conditions, pas étonnant de voir des dizaines de personnes s’entasser dans un campement en bordure de la rue Notre-Dame.

Des gens comme François, croisé en train de pelleter la neige devant sa tente. « J’ai pas les moyens pour un logement et je suis trop vieux pour les maisons de chambres », résume le quadragénaire, qui dit avoir au moins la paix ici.

Avec quelques compagnons d’infortune, il prévoit prochainement ériger un mur de neige antibruit pour camoufler un peu le son incessant de la circulation sur Notre-Dame. Il devrait aussi aller chez sa sœur pour célébrer Noël. « Ça ne sera pas triste, la SAQ est encore ouverte », laisse-t-il tomber en souriant.