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Un samedi soir aux championnats canadiens de « air guitar »

Un samedi soir aux championnats canadiens de « air guitar »

Oui, ça existe et ça se déroule à peu près comme vous vous l’imaginez.

Par
Benoît Lelièvre
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En posant le pied au Piranha Bar, les premiers accords de She Loves Me Not de Papa Roach m’accueillent avec leur fougue intemporelle. J’avais complètement oublié l’existence de cette chanson, mais ça fait tout le sens du monde de l’entendre ici.

Fier anachronisme de la rue Sainte-Catherine, le Piranha est l’un des derniers établissements du centre-ville entièrement voué à la diffusion de musique rock et métal. Il ne comprend pas une, mais bien deux salles de spectacle (une au sous-sol et une à l’étage) qui peuvent servir le même soir, sans anicroches.

Tout ça pour dire qu’aucun autre endroit en sol montréalais n’est plus apte à tenir les championnats canadiens de air guitar.

Vous avez bien lu. Les adeptes de air guitar ont leur propre championnat canadien, ainsi qu’un championnat mondial tenu annuellement à Oulu, en Finlande.

Dans ma tête, le air guitar, c’est un peu comme la masturbation.

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Tout le monde le fait à la maison, mais feint l’ignorance lorsque pris en flagrant délit. « Moi, ça? Ben non, j’étais en train d’épousseter. C’est toute une coïncidence que Thunderstruck d’AC/DC soit en train de jouer à la radio, mais tsé : CHOM, c’est de même. Ils jouent tout le temps les mêmes tounes. »

Mais pourquoi diable est-ce que quelqu’un voudrait se prêter à l’exercice sur scène? Pour le savoir, j’ai assisté à la ronde de qualification provinciale pour vous.

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Un party fraîchement sorti du coma

Maxi Mailloux et Geneviève « The Phoenix » Leblanc, les co-organisatrices de l’événement, me donnent rendez-vous au sous-sol du bar à environ 19h30. Elles m’expliquent que les championnats sont d’abord et avant tout un OBNL qui refile chaque année la majorité de ses profits à une œuvre de charité différente. Pour cette édition, les fonds seront versés à la Fondation Gord Downie & Chanie Wenjack, qui prône la réconciliation avec les Premières Nations.

Geneviève et Maxi
Geneviève et Maxi
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Pour ce qui est de la compétition, les règles sont simples : les participants devront performer durant deux rounds de soixante secondes. La première sur la chanson de leur choix et pour la finale, tout le monde devra shredder sur la même chanson qui ne sera dévoilée que quelques secondes avant qu’ils se mettent à l’œuvre. C’est le public qui vote pendant la soirée parmi une sélection de cinq chansons au coût d’un dollar par vote. Comme quoi, votre bon goût pourrait contribuer à la réconciliation. Si c’est pas beau, ça!

Les concurrents sont jugés sur trois critères: le mérite technique (avez-vous vraiment l’air de jouer de la guitare?), la présence scénique et le airness, soit la capacité à se laisser transporter par la musique.

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Afin que la soirée demeure imprévisible (et augmenter le nombre de participants), il y aura aussi « la ronde des âmes courageuses », durant laquelle des membres du public auront la chance de faire valoir leur talent sur la scène. Un peu comme dans une soirée karaoké, mais avec la chance de gagner un voyage tout inclus à Toronto en devenant un participant au même titre que les autres.

Oui, c’est déjà arrivé qu’une âme courageuse remporte la compétition. En 2008, Amy Blackmore (non, elle n’est pas parente avec Richie, le dieu de la guitare), aujourd’hui directrice exécutive du festival FringeMTL, avait suivi son nouveau chum Jamie (qu’elle fréquentait depuis un mois) aux championnats canadiens et avait conquis les juges avec son interprétation de Seven Nation Army des White Stripes. « Je sais pas trop pourquoi j’avais choisi cette chanson-là, y a presque pas de guitare dedans. Deux jours plus tard, je prenais le train vers Toronto. J’ai fini troisième, là-bas », partage-t-elle avec fierté.

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Le Jamie en question, c’est Jamie O’Meara, l’ancien rédacteur en chef du Mirror. Aujourd’hui, non seulement Amy et Jamie sont encore ensemble, mais ce soir, ils sont tous les deux juges aux côtés du drag king vedette Hercusleaze.

Vos juges : Amy, Jamie et Hercusleaze
Vos juges : Amy, Jamie et Hercusleaze

La co-organisatrice Geneviève est elle aussi une ex-championne nationale. En 2017, elle s’est classée cinquième aux championnats du monde avec une performance sur Bang Bang de Green Day, devenant ainsi la première Canadienne à percer le top 10.

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« J’étais une emo kid. C’était moi, la petite fille qui trippait sur My Chemical Romance et Evanescence et qui ne pouvait blairer Britney Spears », me raconte l’Ottavienne. Elle lancera d’ailleurs les hostilités quelques minutes plus tard avec une interprétation tout à fait à propos d’American Idiot. « J’essaie de créer un espace inclusif où les gens se sentent à l’aise d’être eux-mêmes et de lâcher leur fou. C’est ça, l’esprit de la soirée : avoir du fun sans jugement et ramasser des sous pour la charité. »

Un exercice pas si loin de la drag

La soirée s’amorce vers 20h45 devant une vingtaine de spectateurs. Oui, c’est un peu déprimant. Là-dedans, on compte trois personnes de l’organisation, les trois juges, le sympathique MC Gilles talonné de son caméraman Erick Saint-Hilaire venus tourner un topo pour Infoman, et moi.

Si on fait le calcul, ça ne fait pas beaucoup d’argent pour réconcilier les peuples. Ayant moi-même appris l’existence de l’événement grâce à une pub sur Instagram, à l’instar des quelques spectateurs croisés sur place, ça ne m’étonne pas tant.

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Pas facile, en 2025, de créer de l’engouement autour d’un phénomène aussi niché.

N’empêche, the show must go on et le premier courageux à se lancer est Christian Gaydos, alias Chris Sharvel*, un jeune étudiant en journalisme à Concordia âgé de 20 ans. Il s’élance sur l’excellente chanson Full Speed or No Speed du groupe canadien Striker. « J’ai choisi une chanson moins connue parce que je voulais me distinguer de mes compétiteurs », m’explique le jeune homme qui s’est inscrit à la compétition il y a moins de dix jours.

Christian Gaydos, alias Chris Sharvel
Christian Gaydos, alias Chris Sharvel
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La prestation de Christian est centrée autour de son jeu de pieds improvisé et d’un headbang tellement agressif qu’il en a perdu sa casquette. Ses verres fumés suivront et le reste de sa performance sera consacrée en partie à essayer de ne pas les écraser. L’incident a quelque peu handicapé son laisser-aller, mais son énergie contagieuse a réchauffé la foule pour le prochain participant.

Christian n’aurait peut-être pas dû trop réfléchir à sa chanson parce qu’il n’avait qu’un seul compétiteur dans cette ronde préliminaire : David, alias Rockstradamus, 43 ans, coordonnateur TI chez Moment Factory. Vêtu d’un legging aux couleurs criardes et d’un t-shirt à l’effigie du lutteur Razor Ramon, il offre une performance musclée sur Domination de Pantera, inspirée de la présence scénique de leur regretté guitariste Dimebag Darrell Abbott.

David, alias Rockstradamus
David, alias Rockstradamus
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« J’ai vu la pub passer et je me suis dit : “Air guitar? Pourquoi pas”. J’adore en faire chez moi, alors ce sera pas trop difficile, », raconte David pour justifier sa participation.

Une belle spontanéité règne chez les participants. Personne n’a trop réfléchi avant de se lancer, ce qui est conforme avec l’ADN de l’activité. Il ne faut pas trop y penser et simplement se lancer, comme si on plongeait dans l’eau froide. Même si on n’est pas exactement dans le même registre, il existe des parallèles entre l’univers du air guitar et celui de la drag : s’affranchir du réel, créer un personnage et performer pour un public complice, le temps d’une soirée. Ça me donne presque le goût de me lancer.

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« On devrait y aller. Je pense qu’on a des chances », badine MC Gilles à la fin du premier tour.

Il a raison. Surtout avec son uniforme de travail, je le verrais très bien prendre d’assaut la scène sur, mettons, Guitars, Cadillacs de Dwight Yoakam.

Si la caméra d’Infoman n’avait pas été là, je me serais peut-être prêté à l’exercice, mais je ne suis simplement pas prêt à ce que mes parents me voient shredder sur du Alice in Chains sur les ondes de Radio-Canada (oui, j’avais déjà choisi ma toune). Faut croire que je n’ai pas encore le air guitar libéré.

Au pays des âmes courageuses

Le clou du spectacle, c’est la ronde des âmes courageuses qui promet des souvenirs légendaires… et la chance de remporter un voyage tout inclus dans la Ville-Reine.

On a eu droit à cinq concurrents : le très photogénique Lumpy Crayon (sans farces, il avait une petite vibe à la David Usher), l’athlétique The Daffer, le très Britannique Bass Instinct qui s’est élancé sur Give it Away des Red Hot Chili Peppers, visiblement pas au courant qu’il s’agissait d’un concours de air guitar et non de air bass, et deux autres concurrents dont je n’ai malheureusement pas saisi le nom. Un jeune homme et une jeune femme qui a performé avec tellement de fougue qu’elle a failli tomber en bas de la scène.

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D’ailleurs, mention spéciale à Bass Instinct pour sa performance toute en épaules et en coudes. J’ai franchement eu peur qu’il finisse par se disloquer quelque chose et je l’imaginais se popper l’épaule en allant se chercher une bière entre deux rondes. Bref, beaucoup d’émotions fortes.

Lumpy Crayon et The Daffer sont des amis et se sont rendus ensemble à la soirée. Eric est menuisier et Daphne est musicienne de profession, donc l’exercice était assez nouveau pour elle. Habituée à la scène, performer sans instrument représentait tout un défi. « C’était la fête d’Eric, cette semaine, alors on s’est dit qu’il fallait le sortir », raconte Daphne en pointant son chum aussi présent du menton. Ce dernier a discrètement filmé l’entièreté des prestations d’Eric et Daphne avec son iPhone.

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« Quand j’ai vu qu’il y avait une compétition de air guitar, ce soir, j’me suis dit :”Fuck yeah”. J’voulais pas manquer ça », précise Eric.

Eric et Daphne
Eric et Daphne

La soirée se conclut avec la ronde finale. Les quatre guitaristes de l’imaginaire ayant obtenu les meilleures notes lors de la ronde préliminaire doivent se produire sur l’air de Zombie des Cranberries.

C’est Rockstradamus qui finira par l’emporter avec une autre performance puissante, axée sur une interprétation passionnée des power chords qui accompagnent le refrain de la chanson. Je suis content pour lui; il était de loin la personne la mieux préparée et là, il aura presque deux mois pour monter son jeu d’un cran (ou dix) pour épater la foule torontoise.

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À Montréal, la flamme du air guitar ne brûle peut-être pas fort, mais elle brûle encore. Ils n’étaient pas nombreux, mais les vétérans bienveillants, les recrues un peu trop intenses et les badauds participatifs pas-encore-certains-de-ce-qui-venait-de-leur-arriver ont fait bon ménage.

L’idée est peut-être saugrenue, mais elle mérite beaucoup plus d’amour.

Dans un monde où les spectacles de drag sont des événements courus, je ne vois pas pourquoi un événement annuel du genre ne ferait pas salle comble dans le climat anarcho-intimiste du Piranha Bar (on doit pouvoir y loger 150 personnes). C’est pas cher (20$)* et votre argent va directement à une bonne cause.

En plus, si vous décidez de vous reprendre l’année prochaine, votre mère ne devrait pas vous voir à Infoman.

* La Sharvel est un type de guitare légendaire pour avoir appartenu notamment à Eddie Van Halen. Je ne savais pas non plus. On va se coucher moins niaiseux à soir, comme dirait ma maman.

* 89,99$ si vous utilisez Ticketmaster. …. JE BLAGUEEEE!

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