.jpg)
Le regard happé, je fige au sommet de l’escalier. Devant moi, un vaste loft aux allures de sanctuaire shibari accueille une quarantaine de participants, majoritairement masculins. Vêtus de harnais et de masques de chien, ils se prélassent sur des divans et des matelas de sol. Certains se reniflent, d’autres se flattent ou aboient. Un peu partout, des jouets disséminés – cordes, laisses, os, bols d’eau – ajoutent une touche surréaliste à ce tableau déjà déroutant.
Bienvenue dans l’univers du puppy play.
.jpg)
« Pas de cellulaire ni de photos. On va faire ça incognito pour commencer », murmure en coulisse Okami, mon fixer dans la communauté.
La première fois qu’il a été exposé à la scène – ce que je vis en ce moment – s’est déroulée dans un bar où il a remarqué une personne arborant un masque avec un museau allongé. « Mais qu’est-ce que c’est que ça? », s’était-il demandé silencieusement. Cette rencontre l’avait profondément marqué avant qu’il ne soit invité à une première soirée puppy où il avoue s’être d’abord senti très mal à l’aise. Cependant, dès qu’il a enfilé le masque, son expérience a été transformée à jamais.
Dans ce dojo transformé en parc à chiens improvisé, je me sens voyeur, mais captivé par ce spectacle canin.
Mais qu’est-ce que cette sous-culture?
« Le puppy play est une pratique très vaste explorant les limites du plaisir, du jeu de rôle et de la soumission. Dans cet espace clos, poursuit Okami, les participants endossent des comportements inspirés du meilleur ami l’homme. Certains se comportent en chiots dociles, tandis que d’autres assument des rôles plus dominants. »
S’il y a un aspect résolument coquin, on m’explique que le consentement est essentiel. Toutefois, on précise que la pratique s’est éloignée, ces dernières années, de son aspect sexuel pour devenir une expérience plus autonome où la créativité, le jeu et l’expression de soi se rencontrent dans une atmosphère de divertissement.
Le puppy play se divise donc en deux grandes branches : l ’une est axée sur l’aspect ludique et socio-comportemental, tandis que l’autre explore un côté plus intime et kink. En ce samedi après-midi, on devine que c’est le premier volet qui est privilégié.
.jpg)
Alors qu’Okami me laisse pour participer à une course d’obstacles, l’un des organisateurs, Titan, m’aide à démystifier les grandes lignes de la puposphère, souvent mal comprise par un public non initié.
Pour l’ancien des scènes alternatives européennes, le puppy play incarne une sous-culture plus douce, loin des codes rigoureux du cuir old school. « Je préfère ses masques colorés, plus joyeux que l’univers sombre et nocturne du BDSM. C’est une culture axée sur la sécurité, dénuée de jugement, où l’attention est portée aux besoins de chacun. »
Les aboiements des chiots l’interrompent pour célébrer un concurrent ayant commis peu d’erreurs sur le parcours.
.jpg)
« Le masque de chien est trop souvent perçu comme pornographique, plus bestial qu’humain. Cependant, bien que ses origines s’enracinent dans une dynamique BDSM, on constate une évolution vers une sensibilité assumée. »
« Les puppies aiment se faire flatter! ajoute-t-il alors qu’un participant se colle à son torse. La majorité des participants aujourd’hui sont considérés comme des chiots, donc de nature plus soumise, mais il y a aussi des maîtres et des handlers, plus parentaux. Tu peux aussi être un alpha, comme moi, qui lead une meute avec plusieurs puppies », souligne Titan.
« C’est une communauté inclusive, où il n’y a que très peu de barrières à l’entrée : hommes, femmes, personnes transgenres, de différentes origines ethniques, hétérosexuelles, LGBTQIA+, de diverses classes sociales, tous sont les bienvenus. Il suffit juste d’être game! »
Une mentalité que l’on m’assure au goût du jour en termes de respect et d’inclusivité.
.jpg)
Mon périple continue vers le bar Le Stud, après un arrêt obligé devant la vitrine de la boutique MistR Bear où, justement, des masques canins sont en vente. Quelques mètres plus loin, je retrouve leur drapeau orné d’un os, symbole de la sous-culture, dominant la rue Papineau.
S’apprêtant à souffler ses dix bougies, l’organisation WoofMTL rassemble la plus grande communauté francophone de chiots au monde. Ils se réunissent une à deux fois par mois, et lors des festivités estivales, les rassemblements attirent des foules toujours plus nombreuses. Leur nombre ne cesse de croître.
.jpg)
Une foule compacte s’est rassemblée pour un 5 à 7 convivial. Je vous mentirais si je vous disais ne pas avoir trouvé la scène intimidante. Sans masque, je comprends l’inconfort initial partagé par Okami. Mais il faut peu de temps pour qu’on me mette à l’aise, bien accueilli par ces gentils chiots savourant bloody et bières à la paille à travers leurs masques.
.jpg)
Quelques vétérans du cuir et vieux bears grisonnants sont accoudés au bar et observent avec curiosité un Fido donnant la patte.
.jpg)
Atlas, un membre de la communauté depuis six ans, est reconnu pour sa nature altruiste. Son nom, emprunté au dieu Atlas qui portait le poids du monde sur ses épaules, lui va à merveille selon Démon, son partenaire. Il confie participer à ces rassemblements pour échapper à la monotonie quotidienne, tout en appréciant grandement la panoplie d’accessoires qui y sont associés. « Investir dans son masque et dans la confection de son outfit m’amuse, mais ça relève aussi d’un acte de courage, car c’est revêtir une deuxième peau et l’exposer au public. »
.jpg)
De nature plus espiègle, Démon trouve son bonheur au sein de la communauté pour sa remarquable ouverture d’esprit et son acceptation inconditionnelle. Il apprécie particulièrement les possibilités offertes par le kink, mais seulement en privé, où il peut pleinement explorer ses désirs.
On m’apprend qu’un masque coûte généralement environ une centaine de dollars, et qu’il n’y a aucune restriction concernant le code vestimentaire. Cependant, une ligne directrice semble assez respectée : des bas avec des motifs de pattes de chien, des gants, des protège-genoux, des shorts avec des queues, et pour ceux qui le désirent, il existe même des butt plugs auxquels une queue est attachée.
De l’ordre du bal masqué, juste un peu plus épicé.
.jpg)
Cerbère retire son voile pour me raconter cette rencontre qui l’a profondément marquée. Il y a dix ans, un homme croisé sur une application l’invite chez lui pour un moment intime. Rien de particulièrement inhabituel jusqu’à ce qu’il se retrouve dans la cuisine, à quatre pattes, à japper devant l’inconnu. Ça, il ne l’avait pas prévu.
Cette rencontre, dénuée de tout rapport sexuel, s’est reproduite à trois reprises. Ce n’est que bien plus tard que Cerbère découvrira l’existence d’une communauté canine et établira une véritable connexion avec celle-ci.
« En endossant une autre peau, on peut exprimer des parties de nous-mêmes qui sont habituellement en retrait, plus vulnérables, sans crainte ni gêne. C’est une extension plus poilue de soi-même! », admet-il en remettant son masque.
.jpg)
Autre point digne de mention, le nom de chacun marque son entrée dans le monde des chiots. Tous portent fièrement une plaque d’identification autour du cou, symbole de leur nouvelle identité. Horsey, Lépo, Samo, ou Gunther, un nom qui rappelle le célèbre berger allemand devenu l’héritier d’une fortune colossale de près d’un demi-milliard.
L’univers s’inspire souvent de la culture geek, empruntant des codes et des références à divers univers. On retrouve ainsi des noms comme Okami, clin d’œil au célèbre jeu vidéo mettant en scène une déesse loup, ou Ruvik, personnage énigmatique du jeu d’horreur The Evil Within.
À travers les récits partagés, une certaine opposition avec le monde élitiste du cuir revient fréquemment. « Si tu ne réponds pas aux critères de musculature, de beauté, voire même financiers pour arborer une belle tenue, tu es simplement ignoré », mentionne Titan.
.jpg)
Samo me confie que l’univers du cuir ou du latex est souvent perçu comme plus fermé et exclusif, tandis que celui des puppy est plus stigmatisé, car vu comme plus bizarre ou nerdy, en plus d’être souvent comparé à tort à leurs cousins, les furries.
Issue de l’ère des médias sociaux, cette sous-culture ne cherche pas à se cacher. Au contraire, elle affiche une volonté de se montrer au grand jour, de sortir du safe space du Village et d’affirmer sa visibilité avec une touche de provocation s’il le faut.
Le rôle d’ambassadeur d’Okami s’inscrit dans ce mouvement d’expansion, consolidé par l’obtention du titre de Pup Montréal en 2023. Il passera le flambeau cet été lors de la septième édition, prévue pendant les célébrations de la Fierté.
.jpg)
Dialogue entre le corps et l’esprit? Évasion du quotidien? Exploration profonde des désirs et des fantasmes?
Le puppy play est un univers complexe qui ne se livre pas facilement, mais plus on le découvre, plus sa familiarité grandit, dissipant l’impression d’étrangeté qui l’entourait au départ. Si cet univers aspire à se démocratiser, à briser les barrières et les préjugés, une part d’énigme subsiste, un je-ne-sais-quoi d’insaisissable qui enveloppe la sous-culture et, évidemment, nourrit son attractivité.
.jpg)
En se laissant guider par leurs sens, ses participants s’affranchissent des conventions de la société et explorent de nouvelles dimensions tant théâtrales que sensuelles.
Mais en ce samedi pluvieux, au-delà du mystère, j’ai surtout observé quelque chose qui ressemblait à une famille.
Wouf!