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Un parcours trans, une carrière dans Noir Silence

« On jase de toi » avec la claviériste du groupe Michelle Lambert

Par
Hugo Meunier
Hugo Meunier
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« Veux-tu manger des hamburgers avec nous autres? », demande au bout du fil Michelle Lambert, pendant que je roule vers Saint-Côme-Linière, une bourgade d’environ 3000 âmes située en Beauce.

Ça fait longtemps que je souhaite rencontrer la claviériste (notamment) du groupe Noir Silence.

Je lui ai écrit à quelques reprises, via Messenger, mais je crois être tombé dans son filtre à pourriels.

Anyway, notre rencontre aura enfin lieu et le timing est on ne peut plus parfait.

Nous sommes en pleine semaine de la fierté et ça fait dix ans cette année que Michelle affiche sa transidentité sur la place publique.

Si le chemin semble heureusement un peu plus tapé aujourd’hui, Michelle a probablement vécu tout ça avec le vent dans la face, notamment parce qu’elle habite un des endroits réputé les plus conservateurs de la province.

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Si elle est flattée quand je l’aborde comme une «pionnière», elle m’avertit d’emblée ne pas se sentir investie d’une mission sacrée en lien avec sa transition. Bref, c’est de tout ça que je voulais lui parler. Ça et de musique bien sûr.

L’odeur des burgers me prend au nez dès que je pose le pied hors de la voiture devant la maison de Michelle, perchée au-dessus de la route du Président-Kennedy. Elle prépare la bouffe, pendant qu’Ane-Elsa, sa fille aînée (elle en a trois), pianote sur son ordi dans la salle à manger.

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En retrait, il y a un antique piano Howard datant de 1907 toujours fonctionnel, sur lequel traîne quelques photos de famille et un Félix.

La conversation s’amorce sur le temps qui passe trop vite.

On parle de sa cadette, âgée de 17 ans, qui s’apprête à partir en appartement pour étudier au cégep.

Le temps déboule à vive allure, mais la musicienne de 48 ans n’a pas peur de vieillir. « J’ai développé un mindset avec la vie. Elle m’apporte ce dont j’ai besoin au moment où j’en ai besoin, positif ou négatif. Par exemple, si tu vis une période d’oisiveté, c’est correct de manquer d’argent plus tard », raconte, ultra-zen, Michelle, pas du genre à s’accrocher les pieds dans les fleurs du tapis.

Elle affirme avoir d’ailleurs pas mal toujours suivi son cœur.

« La vie débarre des portes, mais ne les ouvre pas pour nous », illustre-t-elle.

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Michelle raconte avoir grandi dans une famille très religieuse, qui allait à la messe chaque semaine. Ce contact avec la spiritualité l’a aidé à forger sa personnalité. « J’étais révoltée contre ce concept d’espoir, cette idée de demander à Dieu que quelque chose arrive et d’attendre après, plutôt que d’être confiante que la vie va m’apporter ce dont j’ai besoin et prendre ses responsabilités », philosophe la Beauceronne d’origine, entre deux bouchées de hamburger.

Une fois le repas terminé, Ane-Elsa demeure assise à table avec nous, suspendue aux lèvres de son père. Michelle a beau être une femme, elle « demeure le père de ses trois filles » me dira-t-elle.

La femme-orchestre

La conversation bifurque vers la musique. Plus d’un quart de siècle après leur premier album et le succès On jase de toi, le quintette originaire de Saint-Georges de Beauce vient de lancer en juin son dixième album, intitulé 10. « Claviériste, c’est une petite partie de ce que je fais avec Noir Silence. Je réalise, je fais des arrangements, de la composition, le graphisme et de la mise en marché », énumère Michelle, dont les années passées dans une boîte de marketing ont ajouté plusieurs cordes à son arc.

« Claviériste, c’est une petite partie de ce que je fais avec Noir Silence. Je réalise, fait des arrangements, de la composition, le graphisme et la mise en marché. »

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Juste avant la pandémie, le spectacle «Légion» réunissant Noir Silence, Vilain Pingouin et les Frères à Ch’val faisait courir les foules aux quatre coins de la province.

Outre le groupe qui l’a mise sur la map, Michelle roule également sa bosse au sein de la formation country rock Les Ticky Jones, dont le troisième album Adorable est sorti il y a deux ans (incluant une reprise de Félix Leclerc). Sinon, elle réalise, coproduit, mixe et écrit pour quelques artistes de sa région, notamment pour le chansonnier-animateur beauceron Nick Cloutier et la chanteuse country-pop Émilie Bouchard.

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Elle a d’ailleurs continué de travailler avec ces artistes durant la pandémie, en plus d’avoir peint d’un rouge pétant ses armoires de cuisine au gun. « Ça a vraiment été quelque chose….», souligne-t-elle en souriant.

Elle s’est patentée une bulle dans sa maison avec son frère et sa nièce, qui venaient de perdre leur logement à cause d’une inondation une semaine avant le confinement. « Ma blonde venait aussi. Mes enfants étaient un peu en panique au début! », admet Michelle, pendant qu’Ane-Elsa opine silencieusement de l’autre côté de la table.

Entre fierté et humilité

Michelle semble un peu mal à l’aise lorsqu’on lui dit qu’elle a pu servir de modèle pour de jeunes personnes trans. En fait, elle explique n’avoir jamais fait de coming out à proprement parler, mais plutôt d’avoir assumé à chaque étape, à son rythme. Sa transition s’est d’ailleurs déroulée un peu sous le radar, sinon pour une entrevue ou deux accordées il y a dix ans, lorsqu’une claviériste en jupe s’est soudainement mise à grimper sur scène avec les boys. « J’ai toujours été un peu rebelle et à contresens là-dessus. Je suis à Saint-Côme, il y a plein de transphobes et d’homophobes ici, mais personne ne me fait chier », souligne avec franchise Michelle.

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Au sein de Noir Silence, rien n’a changé. La musique reste le dénominateur commun et le fait d’avoir une claviériste mieux dans sa peau et assumée a simplement amélioré les choses. En ce sens, elle admet avoir été une personne trans refoulée une bonne partie de sa vie. « Au cégep, il y avait un gars qui s’habillait en fille et ça me rendait super agressive, j’avais envie de lui mettre ma main sur la gueule. Je ne m’acceptais pas, et ça me le remettait en pleine face.»

Avec un pas de recul, Michelle est bien consciente des défis vécus par les femmes trans en région. « J’en connais une qui s’est suicidée, une autre qui a déménagé. Je suis fière d’être trans, mais je n’ai pas besoin de le crier sur les toits ou de convaincre des gens », explique Michelle, qui refuse de se définir par rapport à ça. « Le fait d’être trans est loin dans la liste pour résumer quelqu’un. »

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Si elle fait preuve de détachement, Michelle constate tout de même que le fait de s’assumer a eu un impact chez ses proches, à commencer par sa propre famille. « Au début, je m’habillais fuckée en plus. J’allais chercher Ane-Elsa à l’école et une petite fille avait passé un commentaire. Son père lui avait dit que c’est normal parce que j’étais une artiste », se remémore-t-elle en riant.

Son aînée se rappelle aussi bien sûr de cette période. « C’était plus dur pour moi au début, j’étais la plus vieille. La fois où elle est venue me chercher à l’école en kilt, des amis avaient ri et ça me gênait. Honnêtement, en grandissant, tout le monde le savait à l’école et je ne me suis jamais fait écœurer avec ça », explique Ane-Elsa, qui invitait même les gens à lui en parler s’ils avaient des questions à lui poser à ce sujet.

« Ici, le monde te regarde dans les yeux et tout le monde se parle. C’est peut-être plus tolérant à Montréal mais ici j’ai un lien authentique. »

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Michelle sait bien qu’elle a eu une chance inouïe d’être aussi bien entourée, ce qui a probablement fait toute la différence. « Mes parents étaient là, mon ex (la mère de ses enfants) a fait une démarche incroyable de son côté. Elle m’a quitté pour ça, mais les gens allaient quand même la voir pour avoir des réponses alors qu’elle n’était au départ pas du tout d’accord avec ça », confie Michelle, qui n’aurait pas survécu au rejet de ses proches.

Même si Montréal est souvent synonyme d’ouverture pour la communauté LGBTQ+, Michelle ne quitterait pas sa Beauce natale pour tout l’or du monde. « Ici, le monde te regarde dans les yeux et tout le monde se parle. C’est peut-être plus tolérant à Montréal mais ici j’ai un lien authentique », décrit-elle.

À son contact, les gens du coin ont même pu grandir un peu, suggère-t-elle, humblement. « Quand je faisais du laser pour ma barbe, je devais la laisser pousser entre les sessions. Un de mes amis m’a dit: toi tu me donnes une leçon de vie, je me plains de ma bedaine, pis toi tu t’assumes, t’es heureuse », se souvient Michelle. Ou encore cette personne qui lui avait dit : « Si c’était pas du monde comme toi, ça serait juste des rednecks avec des pick up icitte! »

« Un médecin a refusé de me donner des hormones parce qu’il disait que c’était de l’hédonisme…»

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Michelle ne vit pas dans un monde de licornes pour autant. Elle s’est aussi butée à quelques obstacles en se révélant à elle-même. D’abord avec le système médical, où elle avait l’impression qu’il fallait faire l’étalage de malheurs pour être éligible à des traitements d’hormonothérapie. « Il y a une trail dans le système de santé et ça prend un problème pour entrer dedans. Moi je ne souffrais pas, mais il aurait fallu que je n’aille pas bien pour convaincre les médecins de me donner accès aux hormones et aux chirurgies », se désole Michelle, solidaire avec les autres personnes trans qui doivent passer par là dans un système souvent froid et rigide. « Un médecin a refusé de me donner des hormones parce qu’il disait que c’était de l’hédonisme…»

Michelle rappelle que pour les personnes trans, ce désir d’affirmation est à des années-lumière d’un caprice. « Changer mon corps est une façon d’aimer l’image que le miroir renvoie de moi. »

Un employeur lui avait aussi demandé de s’habiller «normalement» au bureau, sous prétexte que sa façon de se vêtir rendait des gens mal à l’aise. « C’étaient de bonnes personnes et sur le coup, j’avais accepté », relate Michelle, qui a vite réalisé être incapable de se plier à cette requête. « J’ai finalement dit à mes boss: “Là, j’ai l’impression que ça va en avant et pas en arrière. Je me suis traitée comme une personne libre et non une victime. Les sourires sont revenus dans tous les visages le lendemain.»

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S’assumer, garder la tête haute, ne pas se sentir en combat, les choisir plutôt: c’est ainsi que Michelle traverse la vie. « Quand tu te bats, t’es pas dans la bonne approche. Reculer de deux pas pour ne pas se faire atteindre, c’est plus facile parfois », illustre l’artiste, qui estime qu’il faut une bonne dose de confiance pour en arriver là.

Elle s’identifie peu aux mouvements de revendication de tout acabit, qui ont selon elle pour effet de diviser au lieu d’unir.

Quant à ceux qui auraient du mal à accepter qui elle est, Michelle n’en a tout simplement rien à foutre. « Je me dis que si je me donne le droit d’être moi, eux ont droit d’être morons et de rire de ça », résume-t-elle, citant cette virée dans un McDo après un show, lorsqu’un groupe d’ados se payait sa gueule. « J’en ai regardé un directement dans les yeux avec un regard approbateur. Du genre, “ris de moi, je m’en fous.” Quelques secondes plus tard, ils ont changé de sujet », raconte Michelle, d’avis que pour être accepté, il faut accepter le monde, morons inclus.

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Aujourd’hui, Michelle mène sa barque à sa manière, avec sa famille et sa blonde Cathy. « Pour elle, je ne suis pas une trans, je suis la personne qu’elle aime », précise la musicienne, qui poursuit ses divers projets, dont une nouvelle lubie pour les sculptures de ballons avec sa conjointe.

Avant de reprendre la route, Michelle me donne un paquet de CD afin de tuer le temps pour abattre les 342 kilomètres qui me séparent de chez moi.

Je glisse le dernier des Ticky Jones dans le lecteur en premier.

Les premières notes de Notre bonheur se font entendre.

Je monte le son.

Le bonheur, c’pas tout le temps facile

Ça se fait attendre, surtout din moments difficiles

et pis quand t’attends faut que tu y gardes sa place

afin qu’aucun malheur s’immisce comme un rapace.