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Il s’appelait Michel. Petit, nerveux, étrange et mystérieux. Il avait la particularité de sourire avec ses très grands yeux clairs et étonnés. Il portait tous les jours un sac à dos énorme comme si, tous les jours après son cours de math ou de philo, il devait partir en expédition dans le Grand Nord.
Nous étions ensemble au Cégep et chaque fois que je voyais passer Michel dans un corridor, je me passais la réflexion absurde que dans ce sac à dos démesuré, il devait transporter son énorme nom de famille. Trudeau. Comme dans Pierre Elliott. Un hostie de fardeau pour un petit jeune homme que ce patronyme en forme de politique, d’histoire, de controverse, de haine ou d’admiration puérile. Il trimbalait partout papa sur ses épaules. C’est pénible un père perché sur ses épaules. Michel est mort dans une avalanche. Ça n’a rien à voir.
Dans ma famille, nous avons aussi un nom à porter. Drapeau. Comme dans Jean Drapeau, mon grand-oncle. Ses enfants sont un peu fuckés; bousillés par un nom de famille énorme dans une société aussi petite que la nôtre, dans une ville où le paternel a fait la pluie et le beau temps pendant près de 30 ans. La notoriété est sémantique et se transmet par le père. Se promener dans la vie avec un stade Olympique et une Expo sur le dos rendrait n’importe qui fou. Un de mes cousins, l’est, passablement. Il a terminé ses études en droit puis, ne sachant trop que faire de sa vie, il s’est réfugié dans une certaine démence, un pays où il n’y a plus de nom de famille.
Récemment, le fils d’un homme politique connu et controversé me confiait qu’à un certain moment de sa vie et de la vie politique du Québec, il avait dû s’exiler en Afrique pour survivre à son nom de famille. Survivre. Au Congo, on ne connaissait pas son papa, donc personne ne lui en parlait. Personne ne lui reprochait les idées du père, mort à présent.
Heureusement. Je déteste ce que cet homme représentait politiquement et j’en ai fait part au fils. J’incarne ici l’enfer. Car, le problème, ce n’est pas d’avoir un père connu. Le problème, c’est les autres. Les autres qui se sont appropriés le personnage public, qui ont vécu avec ses décisions, qui l’ont vu à la télévision, qui l’aiment ou le détestent et se sentent autorisé à en parler à celui qui a hérité du nom selon la coutume, ou à celle qui a hérité de ces gènes.
Il est grand le mystère de filiation. Un oeuf, un spermatozoïde, un nom de famille, du talent, des névroses. La musique. Il y a quelque temps, j’ai réuni Jérôme, Marie Marine, Jessica et Alexis autour d’une bière. La progéniture de Louise Forestier, Robert Charlebois, Raymond Lévesque et Gilles Vigneault pour un reportage à la radio sur les enfants qui ont décidé de marcher dans les traces de leur parent, malgré un patronyme imposant. Bien souvent, leur nom de famille, ils ont fini par l’accepter et l’utiliser. Parfois pour faire mousser leur prénom, parfois pour essayer de vendre des disques et, par la bande, être aimé. Difficile, voire impossible, de supporter la comparaison quand on se nomme Charlebois ou Reno. Toute sa vie, Marie Marine est condamnée à se demander Quand exactement les hommes vivront d’amour… Si on était cynique, on leur conseillerait de se faire dentistes, mais l’âme remplie d’empathie, on compatit vraiment.
En 1994, l’année du référendum de Charlottetown, quelqu’un avait dessiné un graffiti énorme sur le mur du collège : «À mort Trudeau… maudit vendu!» Michel fumait tranquillement dehors et observait avec amusement l’immense inscription. Il portait, encore, son sac à dos trop grand. À ses funérailles, assise bien droite dans l’église, alors que le prêtre parlait du paradis, alors que les badauds se pressaient sans discrétion pour voir l’ancien premier ministre de près, alors que Michel nous quittait, je ne pouvais m’empêcher de me repasser ce moment comme une séquence de film. Michel, quand je pense à toi, encore aujourd’hui, je revois encore ton christ de nom de famille écrit en gros sur le mur de briques, celui qui faisait partie de toi comme de ton destin. Était-ce trop lourd à porter de t’appeler Trudeau? Je n’ai jamais pu te poser la question. Tu es parti trop tôt pour y répondre, pour te faire un prénom et pour tous ceux qui l’aimait. Salut Michel.