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The Velvet Sundown

Un musicien (créé par l’IA) parmi tant d’autres

The Velvet Sundown, le groupe rock qui n’existe pas.

Par
Benoît Lelièvre
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Si vous avez l’impression que l’intelligence artificielle progresse plus vite que votre capacité à comprendre de quoi elle est capable, vous êtes loin d’être seul.

Ça va vite en ti-pépère.

Le 21 mars 2024, Suno, un logiciel d’IA permettant de composer des chansons sans aucune connaissance musicale préalable était mis à la disposition du public. Là-dessus, on peut faire n’importe quoi, dont une toune de contestation sur la gestion de la crise du logement produite avec 22 mots et 30 secondes de mon temps.

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En deux semaines à peine, tout le monde s’est mis à créer des p’tites chansons niaiseuses pour tester les capacités de cette bébelle comme il est désormais coutume lorsqu’on découvre une nouvelle fonction à l’intelligence artificielle.

Et ça n’était bien sûr qu’une question de temps avant qu’une personne démunie de toute forme de talent artistique utilise Suno pour « faire de la musique » tout en se prenant très au sérieux.

Quinze mois après la commercialisation du logiciel, les créations musicales de l’IA se retrouvent désormais partout sur Spotify et ont déjà généré une première méga vedette : The Velvet Sundown. Au moment d’écrire ces lignes, le « groupe » a amassé plus de 1,1 million d’adeptes sur la plateforme en trois semaines d’existence.

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L’argent est dans les playlists

L’arrivée de l’IA sur Spotify a attiré mon attention pour la première fois l’été dernier. Le groupe métal américain Thou (que j’affectionne particulièrement) venait de lancer son excellent album Umbilical sur les plateformes d’écoute et récoltait une pluie d’éloges tant de la part des critiques que du public.

Puis, à peine quelques semaines plus tard, un AUTRE album apparaissait sur le fil Spotify du groupe louisianais :

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Loin du métal lourd de Thou, on avait plutôt droit à une artiste K-pop aux mélodies simplistes et à la voix numériquement altérée.

Curieux, j’avais contacté Bryan Funck, le chanteur de la formation, à ce sujet et ce dernier s’était contenté de balayer l’incident du revers de la main : « On part en tournée cette semaine et j’ai pas le temps de m’occuper de ça. On l’a signalé à Spotify et ils vont l’enlever à un moment donné, je suppose », m’avait-il simplement répondu.

Malheureusement, ça n’a pas été aussi simple que ça. Si Spotify a fini par créer un compte pour l’énigmatique chanteuse, l’idée même qu’il s’agissait d’une erreur d’attribution ne résiste pas à une vérification d’usage. À part sur Spotify et quelques forums de métal nichés, cette itération de Thou n’existe nulle part ailleurs sur Internet.

Plus près de chez nous, la même chose est arrivée à la chanteuse québécoise Billie du Page. Par chance, dans son cas, le faux album a été retiré en quelques jours.

Mais comment est-ce possible? Et surtout, à quoi ça sert de faire ça?

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À l’époque, j’en avais parlé avec Cynthia Rousselle Blanchette, directrice de label et des opérations chez bonbonbon. Je lui avais alors soumis l’hypothèse que les fraudeurs essayaient de s’emparer d’auditoires déjà existants. Elle n’était toutefois pas d’accord : « Sur Spotify, ce qui est payant, ce sont les playlists. S’il y a une quelconque raison de faire une telle chose, c’est pour se donner du momentum avec des écoutes de fans confus pour se retrouver dans quelques playlists et faire un coup d’argent rapide. »

Dans le cas de la fausse Thou, ça avait fonctionné ; au cours de l’été, celle-ci avait grimpé à près de 3 000 auditeurs mensuels avant de laisser son compte à l’abandon. Aujourd’hui, on ne sait toujours pas qui ou quoi se cachait derrière ce mystérieux compte ni si cette même personne en alimente plusieurs.

Ça, c’est un aspect de la fraude créative sur Spotify.

The Velvet Sundown, c’est une autre sorte de bibitte.

L’argent de The Velvet Sundown est effectivement dans les playlists

Techniquement parlant, The Velvet Sundown est un groupe folk nostalgique évoquant la musique de groupes tels que Kansas et Creedence Clearwater Revival, comme le très réel groupe américain Greta Van Fleet évoque le souvenir de Led Zeppelin. C’est beige, opportuniste, et ça s’écoute tragiquement bien.

Votre ami qui n’écoute que CHOM aimera probablement ça.

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Il n’y a pas que leur son qui évoque d’autres groupes ; leurs titres eux-mêmes s’apparentent à des parodies de chansons rock bien connues : Dust on the Wind (Dust in the Wind de Kansas), Rebel Shout (Rebel Yell de Billy Idol), Mirrors in the Smoke (pris du champ lexical de Smoke on the Water de Deep Purple), le tout fait dans l’optique d’établir un sentiment de confort et de familiarité auprès d’un public spécifique.

Le plus fou dans cette histoire, c’est que le succès du groupe se limite entièrement à Spotify. Leur page Facebook ne compte actuellement que 79 likes et sur Instagram, 1 275 adeptes seulement les suivent. Si l’identité de la personne derrière The Velvet Sundown est à ce jour inconnue, samedi dernier elle admettait, via une publication Instagram, la nature synthétique du groupe, affirmant qu’il s’agissait d’une « provocation artistique visant à défier les limites du droit d’auteur, de l’identité et du futur de la musique à l’âge de l’IA ».

J’entends déjà mes amis musiciens grincer des dents.

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Comment sont-ils devenus si populaires sans présence en dehors de Spotify? La réponse est simple : les playlists. Ils ont carrément colonisé le système de playlists de l’entreprise. On les retrouve sur des playlists de toute sorte allant de Vietnam War Music à Good MorningsHappy Positive Music, en passant par Gym Motivation et Musique inspirée de la bande sonore de la série « Lucifer ».

En ce moment, The Velvet Sundown tourne sur 42 playlists et ce chiffre ne fait qu’augmenter : vendredi dernier, le groupe en était à 29.

Mais comment accède-t-on aux playlists Spotify, au juste? C’est pas très clair, mais la réponse courte, c’est qu’il faut connaître les bonnes personnes ou engager des personnes qui connaissent les bonnes personnes et, visiblement, la personne derrière The Velvet Sundown connaît beaucoup de monde parce que son « groupe » multiplie les apparences sur les playlists avec la rapidité d’une ITS à Osheaga.

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Toutes ces écoutes, ça équivaut à un pas pire pactole pour quelqu’un qui n’écrit pas de chansons, ne fait pas de tournées et ne fait peut-être même pas partie de l’industrie musicale. J’ai fait le calcul : The Velvet Sundown a récolté environ 2 803 336 écoutes depuis sa création, ce qui équivaut, selon le calculateur de royautés Spotify, à 6 672,01 $ et le compteur continue de rouler.

Je sais pas ce qui m’écœure le plus : que près de trois millions d’écoutes ne paient même pas 7 000 $ ou que l’argent n’aille même pas à un « vrai » artiste.

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Spotify s’est fait extrêmement discret sur ce phénomène qui se déroule en marge de l’annonce du controversé investissement de 600 millions d’euros du PDG de la compagnie Daniel Ek dans le projet d’intelligence artificielle Helsing. L’IA n’a donc pas l’air d’être un immense souci pour M. Ek. Le bien-être des artistes non plus.

Ça ne fait que quinze mois que tout le monde peut désormais faire de la musique grâce à l’intelligence artificielle et déjà, ces créations détournent l’attention et les profits des artistes qui en arrachaient déjà pas mal.

Il y a vingt-cinq ans, on accusait Nickelback de n’être que de pâles copies de groupes rock établis qui tournaient à la radio. Mais, on dira ce qu’on voudra à propos de Chad Kroeger, de son mépris pour les critiques à ses cheveux grotesques, au moins, il écrit et joue ses propres chansons.

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