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Le Plateau m’a vu grandir. J’y ai passé la moitié de ma vie. Aussi, me sens-je aujourd’hui parfaitement autorisé à décrire un peu ce quartier comme le grand temple des péteux de broue. Et j’en suis.
Tout ce que les méchantes langues racontent à propos du Plateau, sans même le connaître, est vrai. Le Plateau n’est plus ce qu’il fut. Le Plateau est devenu un décor. Je connais ses ruelles et ses espaces publics, de Messier à Saint-Dominique, du Parc Lafontaine au Parc Laurier. Dans le Plateau, j’ai perdu ma virginité, beaucoup de mes illusions et, très souvent, mon bicycle. Ce quartier est maintenant l’équivalent municipal d’une victime de la mode, et je suis toujours content quand les gens de Québec évoquent cette «clique du Plateau.» Elle existe, ce n’est pas un mythe régional.
En vérité il ne s’agit pas d’une clique à proprement parler, mais plutôt d’un rassemblement de poseurs chiants, généralement jeunes et bien nantis, qui travaillent dans la pub, le design, le journalisme ou ce qu’on appelle «les communications.» Des gens comme moi, finalement, et je suis d’avis qu’il faut toujours se tenir éloigné de ses semblables.
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Depuis dix ans je vis dans Centre-Sud, et je ne vais plus régulièrement me promener dans ce Plateau embourgeoisé, ce Plateau qui se prend pour Soho. Vrai qu’on y trouve des boutiques branchées, des librairies spécialisées, des disquaires cool. Vrai qu’on y rencontre des personnes intéressantes dans les bars et les cafés. Vrai que la parade de jolies filles et de jolis garçons sur Saint-Denis et Mont-Royal est un régal pour l’œil.
Mais où sont passés les familles portugaises? Où sont passés les prolos ordinaires? Qu’est devenu ce «vrai monde» de mon enfance? Je ne vois plus d’enfants jouer avec des guns en plastique dans les ruelles. Je ne vois plus d’immigrants fraîchement arrivés. Il y a des terrasses, des lofts partout, des appartements rénovés et hors de prix (quatre pièces, mur de briques, planchers en bois franc, 1300$.) Et, surtout, d’où viennent ces clones de moi-même, portant MES lunettes, MA casquette et même MA barbe de six jours? Un soir, dans l’une de ces vieilles tavernes reconverties en pub chic, j’ai croisé une vingtaine de jeunes artistes au look «j’ai l’air pouilleux mais c’est voulu», tous des sous-produits usinés de MOI. J’ai eu peur et j’ai quitté pour retrouver quiétude et consolation dans mon quartier quétaine, rempli d’ouvriers à la retraite, de vieilles dames en bigoudis, de gais cheap en cuir et de lesbiennes malcommodes et pas maquillées.
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Depuis quelques années, les branchés émigrent vers le «pluriethnique et bigarré» Mile End. Les appartements sont relativement modiques, il y a des épiceries intéressantes et des restaurants sympathiques. Je n’irai pas vivre là-bas, de peur d’y retrouver un autre de mes clones. Je hais les miroirs. Et comme Woody Allen, citant Groucho Marx, je n’adhérerais jamais à un club qui accepte des gens comme moi.