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Un matin dans la (nouvelle) vie de Patrick Lagacé
2h15. L’alarme me tire du sommeil. Une loi devrait exister pour empêcher le monde de régler un cadran à cette heure.
Dans la salle de bain, je croise mon ado qui se brosse les dents avant d’aller se coucher.
-Kesstufailà?, marmonne-t-il, zombifié par son cell.
-Je vais chez Patrick Lagacé. Imagine, c’est à cette heure-là qu’il se lève chaque jour!
Bruit de criquets.
Au volant de son taxi me conduisant chez le nouveau timonier du 98,5 FM, Lubin, inconditionnel de Paul Arcand, est toutefois prêt à donner la chance au coureur. « Ça doit être stressant, de remplacer Arcand! Il tapait sur la tête des autres, mais pour le bien du peuple! », louange l’auditeur fidèle, jusqu’ici satisfait du baptême de son successeur, qui a brisé la glace une semaine plus tôt.
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2h50. Ce dernier m’ouvre la porte de chez lui, les cheveux pêle-mêle.
TW : Je connais Pat depuis deux décennies (ciboire!), ce reportage sera dégoulinant de complaisance.
Après tout, je lui dois la découverte de l’Internet. J’exagère, mais comme il alimentait un blogue populaire au tournant du nouveau millénaire, c’est lui qui m’a démontré l’importance de livrer de l’information sur le web.
C’était avant-gardiste, à une époque où la profession ne jurait que par une manchette dans le journal.
« Laisse faire les nouvelles sur des arbres morts », illustrait-il, en m’encourageant à produire sur feu Cyberpresse un compte-rendu sur notre arrivée sur le campus de Virginia Tech, où on nous avait dépêchés pour couvrir une tuerie.
Sa machine à café est programmée en avance, et il sirote le sien en parcourant La Presse+.
Sur les ondes matinales, la compétition s’annonce corsée avec Patrick Masbourian à Radio-Canada et l’arrivée de Mario Dumont au 99,5, dont l’annonce a fait ombrage à la rentrée de Cogeco.
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« Masbou, c’est un gentleman. Quand j’ai été nommé, il m’a écrit pour me souhaiter bonne chance. Ça devient une sorte de petite communauté où tout le monde est dans le même bateau », résume Lagacé entre deux bouchées de toasts aux avocats. Ce dernier m’apprend aussi avoir mis ses chroniques pour La Presse sur la glace, le temps de se familiariser avec sa nouvelle job.
La bataille des BBM n’intéresse pas Pat, pas à l’heure de la fermeture des bars, en tout cas. Bien conscient que Cogeco (propriétaire de la station) est une entreprise commerciale souhaitant faire de l’argent, l’animateur n’a pas le temps de faire des crises d’urticaire avec ses cotes d’écoute. « T’es tellement dans un vortex de préparation, pis de livraison. Je suis en ondes, je ne peux pas non plus commencer à écouter les autres. Je peux au moins essayer de contrôler ce que moi je fais », analyse-t-il, tout en préparant son lunch. « Ma job, c’est d’avoir le meilleur tour d’horizon de l’actualité, les meilleures entrevues, être le plus de bonne humeur avec l’équipe, les mettre en valeur le plus possible et rendre le tout agréable à l’écoute », résume-t-il avec aplomb, avant d’aller prendre sa douche. Il me laisse toutefois sur une analogie sportive :
« C’est pas du rugby, c’est plutôt comme un cent mètres. Chacun, dans son couloir, essaie de courir le plus vite possible. »
Après un quart de siècle comme journaliste à Montréal, en plus de ses chapeaux d’animateurs à Deux hommes en or et Les Francs-Tireurs, Lagacé a développé le sens de la clip.
3h30, il passe un coup de fil à Bruno Genest, consultant et complice de longue date, pour un survol de l’actualité. « Quoi d’autre? Le centre de services scolaire de Montréal a de la misère à trouver des secrétaires, je reçois aussi Ricardo Trogi. Je te rappelle du Uber », jase-t-il dans sa cuisine, au beau milieu de la nuit.
Sur son avant-bras, je remarque un tatouage funky. Nouveau?
« Ouin. Crise de la cinquantaine », badine-t-il.
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Le style Lagacé
Le Uber traverse la ville endormie. Une rose emballée traîne sur le siège passager. Un client l’a oubliée la veille, explique le chauffeur.
Le cellulaire vissé à l’oreille, Pat continue d’organiser son line-up.
« On devrait avoir le gars de Sanivac, et t’as vu le texte de Marie-Ève Fournier sur le taux d’imposition? »
Le morning man entre au 800 de la Gauchetière à l’aide de sa puce électronique, fonce vers la station quasi déserte, sauf pour Larry Dufresne, le metteur en ondes, déjà derrière sa console. « J’ai commencé à sortir quelques extraits! », lance-t-il, en saluant son animateur.
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Ce dernier s’installe dans son fauteuil et prépare le début de son show. La lumière tournera au rouge dans une heure et demie.
Je lui demande s’il considère avoir de grosses bottines à chausser en prenant la case de Paul Arcand.
Tentera-t-il d’imposer un nouveau style? Varloper du monde, question de rassurer les nostalgiques?
Pat soupire. « J’ai toujours fait ce métier-là en étant moi-même. J’ai jamais joué à quelqu’un d’autre. C’est pas aujourd’hui que je vais commencer. J’ai mon style. Des fois, j’ai des coups de gueule, mais quand je les fais, c’est pas pour être quelqu’un d’autre. C’est parce que je le sens », explique-t-il, visiblement déçu par ma question. « Sincèrement, je m’attendais à ce qu’un média comme URBANIA, qui est vraiment champ gauche, ne me pose pas la question que tout le monde me pose. Je t’ai connu plus original que ça, Hugo… »
Patrick Lagacé a beau être exaspéré d’être encore comparé à son prédécesseur, il a quand même recyclé quelques segments de l’émission matinale (ah, l’énigme!) et suivi le conseil d’Arcand l’intimant de se tenir loin des réseaux sociaux. Jadis actif sur Twitter, il utilise désormais le réseau social d’Elon Musk seulement comme fil de presse.
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Et c’est peut-être mieux de même. Pas besoin de flâner longtemps sur les réseaux sociaux pour lui trouver des détracteurs virulents. Quelques sorties bien senties contre des universitaires de la vie durant la pandémie lui ont valu un fan-club de haters très enthousiastes. « Quand les conspis et négationnistes sanitaires me haïssaient, j’avais quand même de bonnes cotes d’écoute et mes meilleures ouvertures de page dans La Presse. Il ne faut pas confondre les gens qui hurlent avec les gens qui te suivent. C’est jamais un bon baromètre, le monde qui chiale », observe-t-il.
À force d’échanger des taloches sur la place publique, il faut dire que Lagacé a la couenne dure. « Si j’avais écouté les commentaires des gens, il y a cinq ans, quand j’ai remplacé Paul Houde, je serais allé voir les boss et j’aurais dit : “mettez des disques de Goldorak ou Passe-partout en boucle, ça va avoir plus de succès que moi.” Mais j’ai fini par avoir de meilleures cotes d’écoute que l’émission d’avant. »
À l’heure où les jeunes désertent les médias traditionnels, je lui demande qui écoute son show, de façon générale. Malgré un virage (enfin) plus féminin (notamment avec les nouvelles émissions de Geneviève Pettersen et Marie-Ève Tremblay), j’ai encore l’impression que l’auditeur moyen est un monsieur caucasien de cinquante ans coincé dans le trafic et fâché contre la hausse du prix de l’essence. Un cliché qui ne reflète en rien la réalité, me ramène à l’ordre Pat.
« Le profil de l’auditoire est vaste. Quand les gens m’arrêtent, c’est un spectre hallucinant de livreurs, d’infirmières, de policiers ou de profs. C’est extrêmement varié. »
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Bon, tant qu’à être là, aussi bien lui demander si l’harmonie est revenue au 98,5, après les départs tapageurs des chroniqueurs vedettes MC Gilles et Pierre-Yves McSween. « La question est légitime, mais j’ai rien à dire là-dessus », tranche-t-il.
Derrière lui, l’horloge indique 5 heures du matin.
La chorégraphie du matin
Derrière la vitre, la régie s’anime.
Les recherchistes Émilie Tremblay, Normand Gemme et le producteur Frédéric Muckle sont déjà à pied d ’œuvre. « On ne contacte personne avant 6h30 environ, on envoie d’abord un texto », souligne Émilie.
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Ce micro a beau être l’un des plus convoités à Montréal, n’empêche que de le combler relève de l’épreuve olympique.
« Disons que ça passe très vite. On n’est vraiment pas dans le passif », note Frédéric, un ancien de QUB radio.
Plus que quelques minutes avant 5h30, au tour de l’équipe d’entrer en studio pour s’installer autour de la table en échangeant brièvement sur leurs week-ends respectifs. C’est comique, de voir les visages associés à ces voix pourtant si familières. Celles de Marc Brière (circulation), de Catherine Brisson (culture), de Bénédicte Lebel (faits divers), Yanick Bouchard (sports), Stéphanie Gagnon (nouvelles) et Frédéric Labelle (réseaux sociaux).
D’autres membres de l’équipe se grefferont à distance ou en studio au fil de l’émission. « On est filmés, donc bonjour, je suis TRÈS content de vous retrouver », plaisante l’animateur, en lien avec notre présence.
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L’ambiance est décontractée, comme on l’imagine dans n’importe quel bureau lors de ses premières arrivées. Pat évoque une erreur de débutant en racontant s’être levé à 1h50, puis de s’être rendormi au lieu de se lever. Autour de la table, les habitués opinent. Ceux-ci savent qu’il ne faut pas se recoucher, sous peine que le sommeil ne soit encore plus périlleux. « La première semaine est la plus facile, mais ça use avec le temps », prévient Marc Brière à propos du sommeil, apparemment un sujet de prédilection pour l’équipe du matin.
5h30. Au milieu de la table, le voyant rouge s’illumine.
« Bon show! », lance l’animateur à l’équipe.
Le ministre et la variole du singe
6h45, l’émission va bon train. L’équipe retourne à ses bureaux après un deuxième tour de table, question de remettre son contenu à jour. Le rythme est bien chorégraphié. Les sujets sérieux côtoient les plus légers, comme cette discussion sur l’art divinatoire, où Catherine rappelle l’existence d’une diseuse de bonne aventure qui livrait ses prophéties en rotant.
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En régie, les recherchistes s’activent. Durant les pauses, le producteur Fred vient updater l’animateur. Un premier invité, le ministre de l’Éducation, Bernard Drainville, est attendu d’une minute à l’autre.
« Bon tour d’horizon! », louange l’animateur avec un thumbs up à l’endroit de Catherine, qui vient de faire un segment sur la mort de l’acteur français Alain Delon.
L’animateur profite d’une pause pour aller pisser. Stéphanie s’installe pour le bulletin de 7h. « Comment veux-tu que je te lance? », lui demande Pat en revenant de la salle de bain. Adjugé pour une nouvelle entourant la variole du singe.
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Après la chronique politique de Jonathan Trudeau, celle financière de Marie-Ève Fournier et un énième bulletin de circulation (surprise, la 40 est bloquée), Bernard Drainville fait son entrée en studio sur le coup de 7h, talonné de son attaché de presse. Le ministre est en terrain connu, après avoir lui-même passé cinq ans à la station comme animateur et commentateur.
Il entre donc dans le studio comme dans un moulin, dépose une pile de feuilles sur la table et tend une main ferme à l’animateur.
-On se vouvoie ou on se tutoie?, demande le ministre.
On opte pour le tutoiement qui n’empêche cependant pas un échange musclé. Il fait chaud, dans le studio. Un peu comme dans les écoles du Québec.
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« Si tu ne sais pas pourquoi ils (les profs) partent, comment tu veux les retenir? », demande Lagacé au ministre Drainville, qui agite un rapport de l’UNESCO faisant état d’un manque de 44 millions de profs dans le monde, pour justifier – en partie – la pénurie.
Pendant que l’animateur varlope le ministre, Jean-François Lépine entre en régie pour sa chronique internationale.
L’émission culminera avec un coup de gueule de Luc Ferrandez, une visite du cinéaste Ricardo Trogi et un dernier tour de table. « Merci beaucoup, chère équipe de feu. On se retrouve demain à 5h30! », conclut Lagacé.
Le débriefing
Le temps d’un refrain de la pub aliénante Kars4Kids, l’équipe de journalistes se disperse dans les bureaux de la station, pour un repos aussi mérité que celui promis au cimetière Saint-François d’Assise.
Les autres, comme après chaque émission, prennent la direction d’une salle de conférence pour une séance de débriefing.
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Tour à tour, on y énumère les sujets potentiels à venir. Un opticien avec une vocation humanitaire, le 80e anniversaire de Charlebois, Félix Auger-Aliassime : plusieurs lignes sont lancées.
Après le meeting, je reste quelques minutes avec Pat, que je vois bâiller pour la première fois de la matinée.
S’il pouvait animer l’émission du retour les yeux fermés après cinq ans, une adaptation sera nécessaire pour celle du matin. « Ce show-là je le connais, mais je ne le joue pas encore comme d’un instrument », illustre-t-il, en garrochant des fleurs à l’équipe qui l’a accueilli à bras ouverts.
L’émission a aussi l’avantage d’être déjà assez bien rodée, une qualité dans un médium d’habitude comme la radio. « C’est le changement dans la continuité », résume-t-il en s’excusant du cliché.
Pour l’heure, Lagacé se fraie tranquillement une place dans nos matins. Maintenant à la tête de l’émission la plus écoutée à Montréal, le matin, qu’est-ce qui attend le journaliste de 52 ans?
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S’il ne retrouve plus les mêmes papillons qu’à l’époque où Richard Martineau lui proposait, à la défunte Edgar Hypertaverne, la co-animation des Francs-Tireurs, il carbure toujours par sa seule et unique passion, soit l’information.
« J’ai pas besoin de construire une tour Eiffel en bâtons de popsicle. Quand je me lève à 2h50, je suis content de le faire. »
Un jour, lorsqu’il aura fait le tour des plus grosses tribunes médiatiques de la province, il se retirera, satisfait. « Je ne suis pas sûr que je veux me rendre à 70 ans. Je vais avoir assez travaillé dans ma crisse de vie. Michèle Ouimet m’a déjà dit : “Si t’as pas tout dit ce que t’avais à dire à 65 ans, c’est ton problème.”»
En attendant, Lagacé continue de foncer dans le tas, sans perdre de temps à regarder dans le rétroviseur.
S’il a un seul regret, c’est peut-être d’avoir perdu ses parents très jeune, alors qu’il se faisait encore les dents à la télévision. « C’est toujours un grand trou dans ma vie. Je pense à eux chaque jour et des fois, ça te pogne dans l’angle mort… ».
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Justement, plus tôt dans l’émission, il confiait à Ricardo Trogi avoir versé des larmes durant une scène émouvante de 1995 où l’on évoquait la fierté paternelle. « C’est sûr que j’aurais aimé qu’ils voient ce que j’ai fait avec un moignon de talent », laisse-t-il tomber.
Pendant que je retourne au bureau pour m’échouer dans le premier sofa à croiser mon chemin, lui se dirige vers le gym. Et dire que sa semaine ne fait que commencer.