«Le problème, c’est pas le type de dépenses, c’est comment tu l’as fait », laisse tomber Denis Coderre, entre deux bouchées de tartare de saumon. Un classique pour l’ancien maire, qui a ses habitudes Chez Alexandre, où nous nous sommes donnés rendez-vous pour le lunch.
Son de tourne-disque qui scratch. Pause. La question qui brûle vos lèvres comme la sauce d’une pizza pochette sortie du micro-ondes est légitime: Hugo, quessé tu crisses avec Denis Coderre au chic bistro du centre-ville?
Eh bien, en marge du scandale des dépenses de l’Office de consultation publique de Montréal (OCPM), qui éclabousse depuis une semaine l’administration municipale, j’ai décidé de piquer une petite jasette à l’ancien maire de Montréal.
Un souper d’huîtres à 347$, des voyages inutiles, des écouteurs sans fil à 900$ et des années de lunchs dispendieux à de grandes tables montréalaises, comme Chez Alexandre justement, et ce, aux frais des contribuables.
Au fil des années, ces « réunions d’affaires » totalisent un pactole de plusieurs milliers de dollars.
À elle seule, l’ancienne dirigeante de l’OCPM et jusqu’à hier numéro deux de la Ville, Dominique Ollivier, a dépensé 17 793$ en frais de restaurant entre 2016 et 2019, sans compter de nombreux voyages aux motifs discutables. Ce scénario s’est répété avec d’autres membres de l’organisme, à commencer par l’actuelle présidente Isabelle Beaulieu, toujours en poste (mais sans doute pas pour longtemps).
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Après avoir donné ses lettres de noblesse à l’expression « cordonnier mal chaussé » en demandant aux Montréalais.es de se serrer la ceinture pour faire face à l’inflation à la veille du dépôt du budget municipal, la présidente du Comité exécutif et responsable des finances Dominique Ollivier a finalement remis sa démission, invoquant un contexte difficile prenant la forme de messages « violents, misogynes et racistes » reçus dans les derniers jours.
On la croit, mais il aurait aussi été honnête d’avouer démissionner POUR S’ÊTRE FAIT POGNER À FOURRER LE SYSTÈME.
Un plan B nommé Coderre
Revenons à Denis Coderre.
Vous connaissez ma transparence légendaire.
Au départ, j’avais plutôt invité le chef de l’opposition à l’hôtel de ville, Aref Salem, qui a cependant refusé ma généreuse offre de luncher sur le bras d’URBANIA.
Ah, son attaché était intéressé pis toute au téléphone, avant de se raviser plus tard. Raison invoquée: son équipe va souvent luncher Chez Alexandre et ne veut pas causer de problèmes à l’établissement. Lol.
L’idée n’est pourtant pas de mettre le resto mythique dans la schnoutte, mais bien de montrer concrètement à quoi ça ressemble, « une réunion de gestion générale » à deux au coût de 244,69$, comme celle que le secrétaire général de l’OCPM Guy Grenier (toujours en poste) a tenue, en mars 2023.
Je l’avoue, j’ai aussi pensé inviter des employés de la Ville qui se sont fait voler leur party de Noël, mais j’ai plutôt pensé à Denis Coderre.
L’ancien maire ne s’est pas fait prier. Et, comme il vient de fermer définitivement la porte à un éventuel retour en politique après avoir subi un AVC en avril dernier, je me suis dit qu’il ne risquait pas de (juste) passer le lunch à casser du sucre sur le dos de la mairesse, qui l’a défait à deux reprises.
« Ok, à demain mon chum! », lance-t-il au bout du fil.
Je ne connais pas trop Denis Coderre, la personne et non le politicien, mais je sais qu’il est un redoutable people person. Il m’a déjà fait un lift quand j’étais à La Presse, mais il ne doit pas s’en rappeler.
-URBANIA n’a pas toujours été fin, avec moi. J’ai dit oui à l’entrevue parce que c’est toi.
-Ok, mais je suis baveux, moi aussi.
-M’en fous, en autant que tu sois juste.
Je me dis surtout que Denis Coderre connaît le fonctionnement d’une ville et la grandeur du terrain de jeu de ses élus/employés lorsque vient le temps de dépenser l’argent gagné à la sueur du front de l’honnête contribuable. Sauf pour une émission à CKVL où il collabore bénévolement, l’ancien maire se fait relativement discret, ces derniers temps. Il a cependant refait surface, il y a deux jours, sur les ondes de LCN, afin de réclamer la démission de Dominique Ollivier, dans la foulée du scandale.
Du journalisme terrain
S’il ne s’est jamais fait prendre la main dans le plat de bonbons, Denis Coderre a quand même vu son propre parcours politique être marqué par quelques controverses. J’y reviendrai plus bas. Mais pour l’heure, je l’attends d’une minute à l’autre.
C’est la première fois que je mets les pieds ici et déjà, je suis sous le charme. C’est le patron, Alain Creton, en personne qui m’accueille, alors que son restaurant est encore vide. « Qu’est-ce qu’on boit? J’ai tout: champagne, vin blanc, bières etc.», énumère-t-il.
Va pour une Kronenbourg (12,17$). Je ne bois jamais sur l’heure du lunch, mais l’idée est de me booster un bill, comme à l’OCPM. Un journaliste terrain, je suis.
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C’est URBANIA qui paye aussi, même si mon boss, Philippe, n’est pas tant convaincu par cette expérience.
-250$ pour un lunch, en 2023, c’est pas tant que ça!, m’a-t-il lancé, se sentant clairement visé (il conduit une Audi et habite NDG).
-Ok, mais c’est aux frais des contribuables. C’est là, la différence.
On m’installe près de la vitrine où le chauffage fonctionne à plein régime. Une serveuse sympathique m’apporte des olives et des menus, alors que les premiers clients commencent à débarquer. Les prix ne me semblent pas si exorbitants. En fait, ils sont à peine plus élevés qu’au comptoir des sandwiches de l’épicerie Métro où j’ai mes habitudes (avec deux salades de pâtes et un jus = 14,94$).
Entre Montréal et Compostelle
Denis Coderre pousse la porte en marchant derrière une canne. Il vient me rejoindre, après avoir salué chaleureusement quelques membres du staff et clients qui l’ont reconnu.
Malgré l’AVC qui l’a forcé à réapprendre à marcher, à parler et à se raser, il me semble en pleine forme. L’ex chef d’Ensemble Montréal revient toutefois de loin. « C’est une année de marde. En plus de l’AVC, mon père est mort devant moi en septembre, à la veille de son 63e anniversaire de mariage. Ma mère de 85 ans est toujours en forme, au moins. J’y parle à tous les jours », me raconte Denis, soulignant à quel point son père aimait se tenir occupé. « Il a fabriqué des meubles jusqu’à sa mort, à 92 ans.»
Pour redonner un sens à sa vie, Denis a décidé d’aller faire Compostelle, dans quelques mois. « Je suis croyant et ça serait bien d’être seul avec moi-même », admet celui qui ne cache pas que ces dernières années ont été difficiles. Parmi elles, 2017 fut certainement la pire, alors qu’il subissait sa deuxième défaite au terme de ce qui s’avérera sa dernière course à la mairie de Montréal. Il a même pensé en finir, un épisode douloureux qu’il a raconté au micro du QUB, en juin dernier.
« J’avais des problèmes de santé, avec mon fils et j’étais peut-être juste écoeuré, aussi. J’étais au 16e étage d’un hôtel à Miami et j’ai pensé sauter. J’ai alors pensé à mes enfants… »
«Moi, j’aime ma ville!»
Se décrivant aujourd’hui comme plus heureux et résilient, Denis Coderre – maintenant deux fois grand-père – n’a visiblement rien perdu de sa fougue. On vient à peine de commander, que déjà, reproche à l’administration Plante sa gestion de la crise qui sévit à l’OCPM et l’état déplorable de « sa ville », qu’il affectionne toujours autant.
« La différence entre Mme Plante et moi, c’est qu’elle aime sa job. Moi, j’aime ma ville! », raille Denis Coderre, ajoutant se faire encore appeler quotidiennement «monsieur le maire».
D’ailleurs, celui-ci admet toujours apprécier autant les bains de foule. Suffit de le voir parler avec la serveuse, dont il prend des nouvelles de la mère, pour en être convaincu. « Ça fait longtemps qu’on vous a pas vu! », lance-t-elle, enjouée, en m’apportant un verre de Chablis (15,50$) et un macchiato (3,91$) pour Denis.
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Ce dernier m’assure n’avoir jamais dépensé l’argent des contribuables à des fins personnelles. « Je n’ai jamais chargé un compte de téléphone, ni mes repas. J’ai fait deux comptes de dépenses en quatre ans », affirme avec aplomb l’ex-maire, décortiquant les deux dépenses en question: un lunch avec le DG et un autre avec un secrétaire de l’Organisation de l’aviation civile internationale.
À l’heure où une personne sur dix a recours à l’aide alimentaire, il juge indécent de voir l’OCPM dilapider ainsi les fonds publics.
Si Dominique Ollivier avait toutefois été nommée présidente de l’organisme alors qu’il était lui-même en poste, il jure n’avoir rien su de ses agissements. « Sinon, je l’aurais remerciée. Même chose pour Isabelle Beaulieu et Guy Grenier. Ça aurait été dehors, tout de suite», affirme-t-il.
Il reproche à la mairesse son manque de cohérence dans cette gestion de crise, en déchirant d’un côté sa chemise mais en réitérant ensuite sa confiance en Mme Ollivier. « J’aime d’amour les mots “être” et “assumer”, qui sont un peu oubliés. C’est ça, la charge du leadership, assumer et prendre la chaleur », peste-t-il.
Bon, son jupon dépasse un peu, mais il assure ne pas s’en prendre à Valérie Plante par amertume ou parce qu’elle lui a donné une raclée électorale. Plutôt, il affirme la critiquer ainsi parce que l’avenir passe par de meilleures villes et qu’il n’aime pas l’état actuel de la métropole, renchérit-il.
Denis Coderre prend d’ailleurs son rôle de citoyen inquiet bien à cœur. « J’ai déposé, mardi, une plainte officielle à la Commission municipale du Québec pour enquêter sur la gestion des dépenses de Dominique Ollivier pendant son mandat. Selon moi, l’OCPM, ce n’est que la pointe de l’iceberg… »
T’as beau sortir Denis Coderre de la politique, la politique fera toujours partie de l’ancien secrétaire d’État au sport amateur et ministre de la Citoyenneté/Immigration sous le gouvernement de Jean Chrétien, son père politique.
« J’ai gagné ma première élection en maternelle. Mon muscle, c’est ma gueule. Pour moi, la politique, c’est sacré. »
Il en profite pour ironiser un peu sur la démission de Dominique Ollivier. « Même si je suis un homme blanc privilégié, j’ai reçu ma dose de menaces, moi aussi. Dominique Ollivier ne démissionne pas parce que c’est une femme noire, mais parce qu’elle a profité du système », tranche-t-il.
«You’re not alone»
La bouffe arrive. Des pâtes au homard (40$) pour moi, le tartare de saumon pour Denis (39$). Pour accompagner le tout, Denis commande un verre de blanc (15,50$), le mien n’est pas encore fini. Je suis un professionnel, après tout.
La facture grimpe tranquillement, mais malgré nos vaillants efforts, on n’arrive toujours pas à la cheville de l’état-major de l’OCPM.
Le restaurant est pas mal rempli. Entre alors un ami de confession juive de Denis, flanqué de deux jeunes Israéliens. La discussion est émotive, puis le trio prend place à la table voisine.
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« You have the right to exist and you’re not alone », laisse tomber Denis Coderre, empathique.
De retour à notre lunch, Denis mange peu pendant que je me goinfre. Je lui vole même des frites pendant qu’il a le dos tourné.
S’il se défend d’être aigri, il met ses critiques sur le dos du dépérissement de Montréal. « La ville est sale, moins sécuritaire, l’itinérance explose et c’est pas normal que des parents juifs aient peur d’envoyer leurs enfants à l’école », souligne-t-il, en lien avec les violences antisémites recensées dernièrement.
Malgré l’image qu’il cherche à se donner, on n’oublie pas les quelques controverses qui ont marqué sa longue carrière politique, qui s’est amorcée en 1997 comme député fédéral de la circonscription de Bourassa. Patrick Lagacé a même fait une recension de quelques mensonges dans une chronique, à l’époque.
Le principal intéressé s’avance en s’appuyant sur sa canne, prêt à m’entendre là-dessus. Soit.
D’abord, lorsqu’il avait menti en affirmant n’avoir jamais été hébergé chez Claude Boulay, un ami de longue date, mais surtout un important publicitaire québécois mêlé au scandale des commandites. Il changera cette version en 2002, imputant sa réaction initiale à une période difficile. Une version qu’il maintient entre deux bouchées de tartare. « Je n’ai pas renié mes amitiés, je venais de me séparer. »
Même chose quand il a nié avoir reçu de l’argent d’un homme d’affaires pour payer des frais d’avocat contre le hockeyeur Shane Doan, ce qui a été démontré plus tard, même si Denis Coderre a finalement eu gain de cause dans cette histoire.
Denis Coderre s’entêtait aussi à refuser de dévoiler la liste de ses employeurs et clients durant la dernière campagne électorale, alors qu’il agissait à titre de consultant. Cette rigidité avait d’ailleurs grandement miné sa campagne. « J’avais signé des ententes de confidentialité. Je ne pouvais pas brimer ça, ça allait à contre mes valeurs. »
Enfin, que dire de ce refus d’admettre avoir été pincé au volant avec son cell, malgré une photo assez convaincante merci. « Je l’avais dans les mains, mais je ne textais pas », martèle-t-il toujours.
Bref, Denis Coderre a l’esprit tranquille.
« Vous aurez beau mettre tous les journalistes d’enquête sur mon dos, je dors bien, le soir. Je fais des AVC, pas des ulcères! »
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140,63$
La serveuse dessert la table. Je finis les frites de Denis, cette fois avec son consentement. On termine le repas avec deux macchiatos (7,82$).
À soixante ans, Denis Coderre n’est pas si vieux, mais l’heure semble au bilan, santé oblige. « J’écris un livre sur ce que j’ai vécu en politique. Et j’en ai vécu, des affaires. Je suis rendu à l’âge où on paye pour avoir mes conseils », résume celui qui s’enorgueillit d’avoir consacré son mandat de maire – l’apothéose de son parcours politique – à faire briller Montréal sur la scène internationale.
« Ça ne me manque pas, ça fait partie de moi. Je ne vis pas dans le passé, je regarde vers l’avenir, mais je vis le présent. »
La serveuse apporte la facture. 140,63$. De la petite bière (ou pas assez de champagne), comparé aux dépenses de l’OCPM.
En tout cas, je suis bourré. Petit constat: le verre de vin de mon invité ne s’est par contre pas retrouvé sur la facture. Oubli? Cadeau de la maison? J’emporte le secret jusqu’au bureau.
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Je quitte Denis Coderre, en train de se faire demander un selfie avec deux clients. « J’aime le monde », me disait-il, un peu plus tôt, après mon entrée d’acras de morue (incluse dans la table d’hôte).
Pas le choix de lui donner ça.
À le voir se frayer un chemin d’une table à l’autre, on devine qu’il n’a pas besoin d’une élection pour se sentir maire de Montréal.