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Je fouillais dans des vidanges. C’était il y a environ un an. J’étais debout parmi un amoncèlement de déchets à reluquer des débris provenant de travaux de rénovation de chez des voisins. Debout sur un monticule de déchets qui s’accumulaient en plein milieu de la ruelle, je lorgnais donc des rebuts de démolition pouvant être récupérés pour être transformés en quelque chose de viable.
Alors que je zieutais ces ordures, je vis du coin de l’œil un gars de construction s’approcher, lentement mais sûrement. Dès que je l’aperçu, il me vint à l’esprit qu’il s’approchait pour me dire de déguerpir, probablement pour éviter d’avoir à gérer une femme hystérique et accusatrice blessée d’un clou dans le pied, ce qui aurait miné la journée de n’importe quel gars de construction.
Avant même qu’il ne parvienne à ma hauteur, avec l’objectif d’augmenter mes chances de ne pas me faire chasser, je relevai la tête pour le regarder et munie de mon plus beau sourire, lui demandai si je pouvais continuer à fouiller parmi ces rebuts. À mon grand étonnement, non seulement il acquiesça, mais en plus, après m’avoir demandé ce que je recherchais, il se joint à moi dans ma quête.
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Muni d’un meilleur œil que moi pour ces choses, après quelques instants à peine, il sorti de ce fouillis un morceau de bois massif de deux pouces d’épais et de dimensions idéales pour un banc ou une table à café et recouvert de stuc gris pâle.
Après avoir examiné sommairement la chose et l’avoir remercié rapidement, je retournai de mon côté de la ruelle, comblée par ma nouvelle trouvaille et imaginant déjà ce que j’allais en faire.
Le lendemain, alors que j’étais affairée dans la ruelle à décaper ce fameux bout de bois avec ma sableuse, le gars réapparu. Il me salua brièvement puis resta silencieux, debout à quelques pieds de moi, supervisant sa pile de nouveaux déchets de la journée pendant que d’autres gars en augmentait le volume.
Puisque ça ressemblait un peu trop à une excuse silencieuse pour approcher une femme, j’échangeai quelques banalités avec lui sur cette planche entre mes mains en essayant de lui communiquer mon appréciation pour son aide de la veille et pour la qualité de cette planche en sa qualification d’éventuelle table de salon, tout en me disant que cela devait être suffisant pour apaiser son besoin de reconnaissance et nous permettre à chacun de retourner à notre travail.
Au cours des semaines et des quelques mois qui suivirent, à chaque fois que la vie permettait un croisement entre lui et moi, il prenait la peine de me saluer, et graduellement, avec le temps, ses salutations devinrent de plus en plus étoffées, pouvant même être qualifiées de petites jasettes aimables et courtoises. J’avais remarqué même qu’à quelques reprises il avait probablement fait des pieds et des mains pour échanger que quelques mots avec moi. Peut-être que la vue d’une femme fouillant dans des ordures lui avait fait de l’effet, ou peut-être était-ce une femme maniant une sableuse qui l’avait charmé? Mais toujours est-il que ce gars tendait des efforts vers moi, pour tenter de m’atteindre. Et c’était flatteur.
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J’avais remarqué au fil du temps que ce gars, qui aurait pu être le frère de Mathieu Quesnel de par son apparence physique, semblait toujours d’humeur égale et heureuse, sûr de lui-même sans être trop confiant ni arrogant et muni d’une attitude bienfaisante et honorable, avec un souci désintéressé du bien d’autrui, allant même jusqu’à dépanner de parfaits inconnus.
Il semblait être le genre de gars bien avec lui-même, comblé par une vie remplie et réussie et heureux de se réveiller le matin. Le genre de maudit bon gars, sans aucune once d’indifférence, ni de mystère, ni d’égoïsme, ni de complications tortueuses. Il semblait être le genre de gars gentil dont les femmes ne veulent habituellement pas, le genre de gars que les femmes trouvent ennuyeux et non attirants, le genre de gars dont les femmes ne considèrent qu’en ami.
Exactement le genre de gars qui faisait bien mon affaire… mais il lui manquait quelque chose. Il lui manquait une paire de couilles.
Je ne sais pas ce qu’il s’était passé chez lui pendant les vacances de Noël; peut-être était-ce le fait de se retrouver en famille, peut-être avait-il eu droit à des commentaires à son endroit qui avaient remué quelque chose en lui, mais une paire de couilles lui avait poussé pendant le temps des Fêtes.
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Six mois environ s’étaient écoulés depuis qu’il m’avait été de service dans ma quête de rebuts. Six mois d’essais hésitants à tâter le terrain; et maintenant, il s’élançait vers moi avec toute son intentionnalité.
Par un matin glacial de janvier, il avait entrepris une réelle conversation, plus poussée que ses jasettes de l’automne précédent et qu’il semblait vouloir poursuivre indéfiniment. Il étirait cet entretien, qu’il avait initié, du mieux qu’il pouvait pour repousser son achèvement toujours plus tard.
Et je pouvais percevoir une nervosité chez lui qui transparaissait par moments dans ses mouvements et ses intonations, et dans son regard, qui, lorsqu’il n’était pas dirigé vers le sol, recherchait dans le mien n’importe quel indice qui aurait pu révéler mon d’état d’esprit et mon inclinaison.
J’avais devant moi un homme parti en conquête, un homme avec un plan, et j’en étais charmée. J’avais devant moi un homme avec des couilles, un homme avec le courage de se mettre intentionnellement dans une position vulnérable, de risquer l’humiliation et le rejet d’une femme. Et un homme assez fort pour prendre ce risque, était un homme digne de toute ma considération.
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Au cours des semaines qui suivirent, je ne le recroisai qu’à deux occasions; deux petites fois d’à peine un instant où nous nous sommes aperçus à distance et où il avait pris la peine de s’assurer que je voyais qu’il me regardait. Puis la vie, qui parfois est comme une grosse salope, nous éloigna en enlevant toute opportunité propice à une nouvelle rencontre.
Avec cette initiative qu’il avait eu par un matin de janvier, cet homme avait réussi à s’immiscer dans ma tête et à se forger une place dans ma mémoire parce qu’il avait osé m’approcher, parce que cet homme avait choisi de façon posée, délibérée et intentionnelle de diriger sa volonté vers moi, parce que cet homme avait osé prendre le risque d’agir en fonction de ce qu’il avait dans le cœur, parce que pour cet homme son désir était si grand qu’il avait affronté une des pires peurs qu’un homme peut avoir.
Et ça, cette force intérieure, c’était beau, et c’était attirant, et ça remuait en moi ce quelque chose qui a besoin d’être agité chez une femme.
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Ma table trône dans mon salon depuis des mois, et à chaque fois que je pose mon regard sur cette table, sur ce morceau de bois qu’il m’avait déniché, je me souviens de cet homme qui avait des couilles. Je me souviens de cet homme qui avait osé affronter sa peur pour se rapprocher de moi. Et une partie de moi sourit avec nostalgie.
Crédit photo: torbakhopper