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Un génocide pour 600 jours de gouffre

Un génocide pour 600 jours de gouffre

À quel moment un mot arrête les bombes?

Par
Jean Bourbeau
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Certains mots tombent dans le puits de l’Histoire comme des enclumes. Génocide est de ceux-là. Forgé en 1944 par le juriste juif Raphaël Lemkin, il assemble le grec genos – le peuple – au latin – cide – tuer. Mais ce néologisme n’a rien dévoilé de nouveau. Il a simplement donné un nom à l’indicible, comme on appose une étiquette sur une monstruosité déjà ancienne.

La Shoah, avec sa mécanique froide et industrielle a inscrit le mot dans nos langues, nos manuels, nos consciences. Mais elle ne l’a pas inauguré. D’autres peuples, bien avant, ont été broyés par la roue de l’Histoire : les Arméniens, les Hereros, les Mayas, les Timorais, entre autres, rangés dans les tiroirs de l’oubli, parfois reconnus, souvent pas. Puis, vinrent les Tutsis, les Rohingyas.

Et aujourd’hui? Aujourd’hui, peut-être, les Palestiniens. Peut-être. Mais qui, vraiment, aura le courage de le dire à voix haute ?

Une frilosité lexicale

Depuis dix-neuf mois, à Gaza, ce sont les obus qui tiennent la plume du récit. Le quotidien s’écrit en bombardements. Les ruines, elles, ne débattent pas : elles témoignent. Et pendant ce temps, les puissants de ce monde hésitent, tergiversent, pondèrent. Un mot que l’État israélien rejette avec véhémence est posé sur la table comme une pièce à conviction. Trop lourd, trop tôt, disent certains. Car oui, le mot est d’abord un outil du droit, un terme encadré, balisé, verrouillé. L’horreur doit d’abord passer le test. Les cadavres ne suffisent plus. Il faut des éléments, des chefs d’accusation, un protocole. Comme si la barbarie, pour être légitime, devait recevoir son tampon.

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Et le débat n’a rien de nouveau, si ce n’est la cadence accrue des frappes qui, depuis mai, ont exacerbé l’urgence. Le 29 décembre 2023, l’Afrique du Sud saisit la Cour internationale de justice. Elle accuse Israël de violer la Convention de 1948. Pas au nom d’un slogan, mais au nom du droit. De la mémoire. De ce qu’elle sait, elle, d’un régime d’apartheid. Elle pointe l’horreur à venir. La CIJ accepte d’examiner. Le mot entre dans la procédure. Il circule désormais dans les couloirs feutrés du droit international. Mais voilà : déjà dix-sept mois se sont écoulés.

Entre-temps, les bombes continuent de pleuvoir. Les cadavres s’entassent. Les écoles s’effondrent. La famine prend racine. Les infections s’invitent dans les plaies des enfants qu’on ne soigne plus. Le droit suit son cours. La mort aussi.

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Ce débat sur le bon mot ne tient plus qu’à un fil diplomatique, effiloché à force de compromis. Le réel, lui, ne s’encombre pas des précautions sémantiques. Il tranche. Il expose les incohérences des politiques militaires comme étrangères qui ne savent plus très bien où poser leur boussole morale.

Lors des dernières élections fédérales, le mot a été soigneusement contourné. Silence stratégique. Diplomatie du flou. Qui osera le dire? La Bolivie, l’Égypte, l’Indonésie, mais pas Mark Carney. Pas Emmanuel Macron, non plus. Le terme reste en suspens, trop risqué pour leurs ambitions. Reconnaître le génocide, c’est aussi admettre la faute des États qui ont tardé à le faire. C’est reconnaître que des jeux d’intérêts et de puissance ont dicté ce silence. Les normes internationales, censées prévenir de telles horreurs, s’effritent, rongées par le calcul.

Pendant ce temps, certains juristes, comme ceux de l’Association JURDI, mettent en demeure l’Union européenne, elle aussi signataire de la Convention. Elle aussi censée prévenir le génocide, ne pas attendre son accomplissement pour l’acter.

Un expert indépendant de l’ONU parle de « mépris total des normes humanitaires et d’un objectif de rendre Gaza inhabitable ». C’est là que le mot prend tout son poids. Car ce n’est pas une guerre pour conquérir. C’est une guerre d’effacement.

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L’escalade des atrocités à Gaza trace un carrefour moral : soit les États agissent pour enrayer le massacre, soit ils assistent, passifs, à l’anéantissement méthodique d’une population. Dans les deux cas, le monde bascule. Car ce n’est pas seulement Gaza qu’on enterre sous les ruines, mais aussi ce qu’il reste de notre humanité, et les fondations déjà fragilisées du droit international. À force de détourner le regard, on ne crée pas un précédent — on grave une certitude : que l’Histoire n’a rien enseigné, et que ses leçons peuvent être ignorées sans conséquences.

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Le rôle des médias

Au-dessus des ruines de Gaza, le mot plane, suspendu entre les cris des manifestants et les silences calculés des chefs d’État. Pourtant, sur les pancartes des militants, il s’affiche depuis les premières semaines. Mais dans les médias, il s’infiltre beaucoup plus lentement, souvent encadré de guillemets, comme s’il fallait en atténuer la charge. Mais il est là, et chaque jour, il s’alourdit. Comme une vérité qu’on n’ose pas encore nommer tout haut, mais que tout le monde reconnaît, du coin de l’œil, du fond du cœur, car les morts s’empilent, chaque jour, dans les décombres de l’actualité.

À ce sujet, je me suis entretenu avec Marion Zahar, doctorante en science politique affiliée au CERIUM (Centre d’études et de recherches internationales de l’Université de Montréal). Selon elle, le choix des mots, la manière de traiter les faits, et parfois même le silence médiatique, renvoient à la responsabilité du journalisme. Car ici, il ne s’agit pas simplement de vocabulaire, mais de justice symbolique. Nommer, c’est reconnaître. Refuser de nommer, ou le faire à géométrie variable, c’est dresser une hiérarchie des souffrances.

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Et dans le cas de Gaza, souligne-t-elle, le traitement médiatique ne laisse aucun doute : l’équivalence n’est pas au rendez-vous.

« Il y a urgence à comprendre que le silence n’est pas synonyme de neutralité, explique la doctorante. Si la neutralité journalistique se traduit par le silence face à l’horreur, alors elle cesse d’être neutre. Elle devient un positionnement en soi. »

En février dernier, le média indépendant Pivot s’est justement penché sur la question, analysant la couverture de Gaza dans les grands médias québécois. Résultat : une nette asymétrie. Ce qui est nommé, atténué ou passé sous silence, dessine une hiérarchie implicite des souffrances et des vies jugées dignes d’être racontées.

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Dans le traitement médiatique international du conflit à Gaza, le mot, sans surprise, ne fait pas consensus. Certains médias, comme The Guardian ou Al Jazeera, l’emploient sans détour pour qualifier les actions d’Israël, s’appuyant sur l’ampleur du carnage, l’effondrement de l’infrastructure civile. D’autres, comme The New York Times, CNN ou la BBC, l’évitent soigneusement, invoquant des chartes internes d’impartialité et suscitant, à l’inverse, des accusations de prudence coupable. Entre les deux, des voix comme The Economist mettent en garde contre une banalisation du terme, au risque d’en émousser la force juridique. Ainsi, entre précaution lexicale et engagement éditorial, le mot lui-même est devenu un front de guerre.

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Les voix alternatives

En parallèle, les prises de position publiques s’accumulent. Tout récemment, à Cannes, 380 artistes ont brisé le silence. Des voix s’élèvent, ici et là. Une tribune publiée mardi dans Libération, signée par 300 écrivains francophones, dont plusieurs figures majeures du Québec, et deux prix Nobel de littérature. Eux ne contournent pas le mot. Ils le disent. Génocide. La dernière en date : une lettre du Devoir, cosignée par des centaines de personnalités québécoises, qui s’adresse à notre nouveau premier ministre.

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Et pourtant, rien ne s’arrête. Alors, on peut se demander : après les millions de voix dans les rues, les Viva Palestina qui tapissent les murs du monde, les campus occupés, les discours interrompus et les emoji de pastèques, que vaudra encore ce mot? Que changera-t-il, concrètement, au sort des Gazaouis?

Je n’ai jamais mis les pieds en Israël. Je n’ai pas tendu mon micro à un orphelin ni marché sur les décombres d’une école pulvérisée. Mais vous et moi, on les a vues. Ces images brutales, sans filtre ni montage. Et nous sommes là, spectateurs captifs, liés par une étrange complicité : celle de l’impuissance.

Le gagnant du dernier World Press Photo en a capturé le reflet le plus cru : un enfant sans bras. La silhouette amputée de l’avenir. L’image dit tout sans rien commenter.

— Papa, maman, que faisiez-vous pendant le génocide des Palestiniens à Gaza?
— Rien, mon enfant. Ce n’était pas encore un génocide, même si on l’a vu en direct.

Netanyahou l’a dit sans détour : il n’y aura pas de retour à la normale à Gaza. Pas de rentrée scolaire. Pas de reconstruction. Un peuple condamné à l’errance, aux tentes de fortune, aux camps sans fin.

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Le point crucial, selon Marion Zahar, c’est que refuser de nommer, c’est instaurer un régime d’exception. « Comme si les Palestiniens n’avaient pas droit à cette catégorie. Celle qui reconnaît les crimes les plus odieux contre l’humanité. Symboliquement, après des décennies de violences, de stigmatisation du monde arabe, de positionnements ambigus, ce refus revient à leur retirer une part d’humanité. Une négation trop souvent justifiée par des accusations de terrorisme ou de liens présumés avec le Hamas. »

Ultimement, ce sont les tribunaux qui trancheront. À eux reviendra la responsabilité de coller un mot, ou de s’en abstenir, sur des ruines. Ce sont eux qui diront si cette guerre mérite celui-là. Mais toujours, la guerre commence par assassiner la langue. Dans le fracas des armes, les vérités se brisent, les récits se tordent, et les mots eux-mêmes deviennent des champs de bataille.

Pour un nombre croissant de voix, la reconnaissance du génocide est aujourd’hui un impératif moral, mais viendra-t-elle trop tard pour compter ? La réponse, pour plusieurs, dont Marion Zahar, ne laisse guère de place au doute. « Évidemment. On a dépassé l’imaginable en termes de victimes, d’horreurs. Ça me paraît évident qu’il est trop tard pour restaurer l’image des leaders de l’ordre international occidental. Mais le Canada, s’il reconnaît le génocide, ne pourra pas apparaître que négativement. Ce sera déjà ça. Le début du processus de justice ne peut commencer que par la reconnaissance de l’horreur suprême. »

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Alors, on attend. On hésite sur le mot juste pendant que chaque jour, le bilan des victimes enfle, tout comme notre honte collective.

Et quand viendra l’heure des procès, si elle vient, les dirigeants israéliens comparaîtront-ils seuls? Ou verrons-nous, à leurs côtés, ceux qui les ont armés, soutenus, ceux qui ont fermé les yeux?