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Un club vidéo en 2020? Oui, et il n’a pas encore loué son dernier film
Lorsque Netflix a changé son modèle d’affaires et est passé d’un service de location de DVD par la poste à une plateforme de streaming en ligne en 2007, pas mal tous les propriétaires de clubs vidéo de la planète ont dû avoir une grosse goutte de sueur froide qui leur a coulé le long des tempes.
Treize ans plus tard, 98,7% des humains de la planète détenant un appareil intelligent connaissent et adoptent le Netflix and chill au quotidien, tandis que les clubs vidéo, jadis un incontournable des vendredis soirs un peu plates, sont tous tombés dans l’oubli.
Tous? Non! Car une véritable institution montréalaise résiste encore et toujours aux aléas du 21e siècle.
Après avoir été rudement secoué par la tempête de la numérisation depuis les dernières années, le navire du Cinoche s’est heurté, comme toute la province, à une pandémie, ce qui ne l’a pas empêché de rouvrir ses portes le 2 novembre dernier après une pause de 4 mois.
Luc Major, le capitaine et propriétaire du commerce de l’avenue Mont-Royal, a bien voulu nous accompagner dans cette journée historique.
Spoiler: On pensait avoir une petite entrevue tranquille en tête à tête avec monsieur Major. C’était sous-estimer le bouche-à-oreille et l’amour de la communauté pour cet emblème du quartier.
Le Cinoche contre-attaque
«Réouverture le 2 novembre à partir de 16h». L’affiche qui était collée dans la vitrine depuis des semaines a été enlevée il y a quelques minutes. Luc Major nous a donné rendez-vous à cette heure, estimant qu’on aurait le temps de faire une entrevue «avant qu’il y ait un peu de monde».
À notre arrivée, l’homme de 62 ans est posté derrière son comptoir où une pile de DVD sont empilés pêle-mêle sur une vieille télévision cathodique. Une étagère avec des nouveaux films «tout chauds» et des masques jetables occupe une bonne partie du mur. Un léger fouillis de post-it, de cartes postales à vendre et de pochettes de films orne le comptoir.
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«J’ai fait un peu de ménage avant l’ouverture», explique légèrement gêné le commerçant de 62 ans.
On s’installe finalement pour faire l’entrevue alors que les dernières lueurs du jour nous quittent et qu’un vent polaire souffle dehors. 16h02: l’ancien joueur de tennis hors pair commence à nous parler de ses multiples blessures qui l’ont empêché de continuer à faire ce sport et de son nouveau sport fétiche, le golf, quand la porte du commerce ouvre. Un premier client.
«Excusez-moi monsieur, pourriez-vous m’aider?», demande l’homme à la chevelure grisonnante à l’endroit de Luc Major. «Bien sûr mon cher monsieur!» lui répond le propriétaire du Cinoche en se levant précipitamment de sa chaise.
Ça sera la même dynamique pour les deux prochaines heures passées au dernier temple des films sur disque de la métropole. Des clients, certains tellement enjoués de voir leur club vidéo rouvert qu’ils lèvent les bras en signe de victoire en rentrant, viennent constamment prendre des nouvelles et demander des conseils au charismatique commerçant qui les appelle presque tous par leurs noms.
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«On lui disait: on va être là le 2! On a tellement hâte!, confie Philomène. C’est important pour moi de venir ici», ajoute son copain Dimitri, qui traîne son fils de 9 ans jusqu’au Cinoche pour lui montrer ce «monument historique pour qu’il voie comment c’était avant».
Le jeune couple qui habite le quartier depuis 2017 aime aller au Cinoche pour avoir un choix de répertoire «plus diversifié et unique».
Sans pour autant avoir renié Netflix et les autres géants du streaming, le jeune couple qui habite le quartier depuis 2017 aime aller au Cinoche pour avoir un choix de répertoire «plus diversifié et unique». «C’est juste… magnifique comme endroit», résume Dimitri le regard plein d’admiration et deux films de «peur» sous le bras.
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«Quand j’ai vu qu’il y avait ça ici, je capotais», confie quant à elle une bachelière en cinéma de 23 ans qui vient d’emménager dans le coin. J’ai volé le lecteur DVD à mes parents pour pouvoir écouter des films d’ici», ajoute-t-elle du même souffle, avouant écouter un film par jour en moyenne.
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À la caisse, une cliente habituée accompagnée de Samuraï, son poméranien blanc comme neige, est catégorique. «Je ne vais plus sur Netflix tellement j’aime ça venir ici!» lance-t-elle avant d’affronter les rafales de vent glacé.
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C’est un peu plus calme dans la boutique. Luc Major profite de l’accalmie pour poursuivre son histoire.
Un jour à la fois
L’entrepreneur a acquis son premier club vidéo à Longueuil en 1998. «À l’époque, on me disait déjà que le marché était à maturité et que les gros joueurs comme Blockbuster et Vidéotron étaient en train de tout rafler». C’est un de ses amis «tennis bum» comme lui qui l’a convaincu de se lancer dans l’arène puisqu’il avait lui-même fait des affaires en or avec son propre club vidéo à Plessisville.
«Mon premier amour a toujours été le sport et mon deuxième le cinéma. Donc je me suis dit que, vu que le premier a pas marché, je m’essayerais avec l’autre», explique Luc Major.
Après quelques bonnes années en affaires, l’entrepreneur a décidé d’ouvrir deux autres succursales sur l’île de Montréal, une sur l’avenue du Mont-Royal en 2008 et une autre sur l’avenue Duluth, qui n’a finalement jamais été profitable.
Aujourd’hui, le local est occupé par le café Reine Garçon, une entreprise que l’entrepreneur a démarrée avec une de ses ex-employées et sa copine. «J’ai réalisé que j’aime ça faire de la business. Avoir su, j’aurais pas attendu aussi longtemps avant de me lancer là-dedans», confie en riant le gaillard dans la soixantaine qui a une formation en éducation physique.
«La location de nouveautés représente 50% de mon chiffre d’affaires et dans les derniers mois, il n’y en a quasiment pas eu.»
Des trois Cinoche, seulement celui sur Mont-Royal subsiste avec Luc aux commandes et aux opérations. «J’avais des employés, mais la pandémie a eu raison de mon cashflow et j’ai dû m’en départir». Il explique également que le peu de nouveaux films sortis dans les derniers mois en DVD a été un autre coup dur pour son entreprise. «La location de nouveautés représente 50% de mon chiffre d’affaires et dans les derniers mois, il n’y en a quasiment pas eu», se désole le commerçant en montrant du doigt une maigre pile de DVD sur une étagère.
Mais pour lui, la plus grosse claque au visage fut la piétonnisation de l’avenue Mont-Royal pendant la saison estivale. «Vu que j’ai beaucoup de clients qui viennent en auto, je savais que mes ventes allaient baisser drastiquement et que je finirais dans le rouge donc j’ai préféré fermer pour le restant de la saison et de me concentrer sur mon autre travail».
En plus des 60 heures par semaine passées à son commerce une bonne partie de l’année, Luc Major travaille au Golf municipal de Montréal comme caissier pendant l’été. «J’ai décidé de changer les heures de fermeture parce que je ne voulais plus faire des shifts de 10-11 heures tout seul».
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Malgré une clientèle fidèle, comme on a pu le constater lors de notre passage, Luc Major ne s’en cache pas: il sait que son commerce a une date de péremption qui arrivera plus tôt que tard. «Je prends un jour à la fois. Ça fait plus de 20 ans que je fais ça et quand ça sera fini, ça sera fini. C’est tout», reconnaît-il sereinement.
Pour essayer de survivre un peu plus longtemps, le propriétaire a augmenté de 1$ les coûts de location. «Ce sont les clients qui m’ont demandé de le faire. Ils ne voulaient pas que je ferme trop vite.»
Pour essayer de survivre un peu plus longtemps, le propriétaire a augmenté de 1$ les coûts de location. «Ce sont les clients qui m’ont demandé de le faire. Ils ne voulaient pas que je ferme trop vite». «C’est ben correct, t’es le seul qui loue encore des films sur l’île, ostie!», lance haut et fort un client attriqué de patin à roulettes, de gants de squelette et d’un chapeau Fedora avant de s’envoler hors de la boutique.
L’avenir ne peut être plus incertain pour le Cinoche. Mais tant qu’il sera là, Luc continuera de louer les quelque 12 630 films (il les a tous comptés à la main) à ses fidèles clients.
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D’ailleurs, quels sont les meilleurs films à visionner pour chasser l’ennui et le gris pendant cette deuxième vague? «Green Book, Capitaine Fantastique et Boyhood sont tous des récents classiques feel good qui viennent nous chercher dans les tripes et nous changer les idées. Mais mes préférés à vie sont Vol au-dessus d’un nid de coucou, Forrest Gump et Le secret est dans la sauce. Avec ça, on peut pas se tromper».
Après avoir passé deux heures dans cet antre qui nous plonge dans un passé pas si lointain, on est à deux doigts de se racheter un lecteur DVD.