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Un cauchemar de vie et de mort à bord de l’Amigo Express

« Mais quessé que j’calisse ici? »

Par
Jean Bourbeau
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Je consulte ma montre devant la gare du Palais, à Québec, quand une voiture zigzague contre un trafic inexistant et s’arrête devant moi en faisant crisser ses pneus. C’est Wilfred dans sa Santa Fe. Il est précisément 12h30.

« Crisse que j’t’à l’heure », lance-t-il en claquant la porte de son char, les pupilles grosses comme des vinyles.

Je salue mon conducteur en ouvrant la portière arrière du véhicule, quand un énorme caniche royal saute sur moi, me prenant par surprise. Reculant d’un pas, je caresse la bête en jetant un regard à l’intérieur. Les sièges et le plancher sont jonchés de circulaires, de restes de resto et de jouets mâchouillés.

Je lui demande si je suis le seul passager, question de m’asseoir en avant. « BEN NON, ON EST LÀ NOUS AUSSI!!! », s’insurge une voix rauque, derrière moi. Je pivote et tombe face-à-face avec une femme dans la quarantaine, courte de taille et cheveux blonds coupe Karen, accompagnée d’un homme noir dans la fleur de l’âge, aux formes arrondies et aux dreads épanouies. Diane et Mouhamadou.

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« Yé pas méchant », lance son maître en plaçant le cabot dans le coffre avant d’asperger l’habitacle d’une quantité exagérée de Febreze.

Je repousse du revers de la main les bébelles qui traînent sur le siège et m’installe à l’arrière, aux côtés de Diane. Elle s’isole aussitôt en enfonçant ses écouteurs sur ses oreilles, confirmant qu’elle et Mouhamadou ne forment pas un couple. Je fais de même, me fondant dans le mutisme, car après tout, c’est ma première expérience Amigo Express à vie.

Que le cauchemar commence.

Dès le premier feu de circulation, Wilfred nous dévoile l’éventail de ses plombages en baillant à pleine bouche, lamentant qu’il a travaillé toute la nuit et faisant l’éloge de ses cernes pour l’attester.

Ça ne prend pas dix minutes pour réaliser que sa conduite passe de hasardeuse à crissement dangereuse : il enfonce l’accélérateur sans raison, se colle aux autres voitures, slalome sans flasher, freine subitement, s’égare dans les bandes rugueuses d’un bord comme de l’autre.

Entre deux manœuvres, le regard imprévisible de Wilfred virevolte entre plusieurs points d’intérêt : il nous fixe dans le miroir, pianote sur son cell, se concentre à peine sur la route en jonglant sans cesse avec deux chapeaux qu’il fait tourner sur son crâne chauve. Un fedora provenant de l’île de la Réunion et une casquette en feutre de style Kangol. Il tripote les boutons de la radio, ajustant le son et les fréquences, avant de replacer le chapelet qui pendouille à son rétroviseur. Il s’étire les bras en chauffant avec les genoux, enduit ses lèvres d’une épaisse couche de baume avant de me demander de lui passer le sac de glossettes qui traîne à mes pieds pour les engloutir à grandes poignées qui débordent de chaque côté de sa bouche.

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Est-il saoul, complètement défoncé ou juste un gros weirdo? Difficile à dire. On dirait un ado en proie à une première pinotte trop forte.

Diane et moi échangeons un regard empreint d’inquiétude. Elle retire ses écouteurs d’un trait. « Eille, t’es-tu correct pour chauffer toué? Tu veux-tu que je conduise? »

Wilfred se retourne imprudemment et baisse sur son nez ses Oakley aux reflets orangés : « Ben oui, ok, prochaine sortie, on switch pis tu chauffes », lui répond-t-il, le regard victime d’un strabisme violent. Pendant un instant, je croyais qu’il la narguait, que la situation allait dégénérer en chicane, mais non, on sort bel et bien et le Santa Fe 2008 s’immobilise en bordure d’une banlieue perdue.

Et voilà que l’on reprend la 20 direction Ouest avec une inconnue derrière le volant couvert de minou bleu. Wilfred s’installe à ses côtés et Mouhamadou est relégué à ma gauche. La balade se fait tout à coup moins nauséeuse.

« Crisse 300 000 kilos sur ta minoune », lance la conductrice, pas achalée pour deux cennes. Wilfred éclate de rire, comme si toutes les paroles qui sortaient de la bouche de Diane étaient emplies d’une grâce divine. Je remarque qu’il caresse de plus en plus souvent son épaule, son cou, avant de finalement poser son bras gauche sur le siège du conducteur.

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Je comprends pourquoi il était aussi réceptif à changer de conducteur, c’est pour mieux la cruiser. Quel vlimeux.

Pendant que Mouhamadou met son cellulaire en mode haut-parleur pour aucune raison, je fixe le paysage, encore prisonnier de l’hiver. Il discute sans gêne avec son ami d’outre-mer, dans un dialecte peut-être bambara ou dogon; cette langue aux voyelles roulées demeurera un mystère.

On vient à peine de traverser le pont, ostie que ça va être long.

C’est Diane qui s’ouvre en premier. Agée de 48 ans et originaire de Jonquière, elle est montée au Saguenay pour dire adieu à un père au crépuscule de sa vie. « Un crisse d’ivrogne », dans les mots tendres de son unique fille. Elle-même divorcée de la bouteille depuis quatre ans, elle s’est engueulée avec son frère qui a pris un coup au chevet du patriarche. Après avoir causé une tempête au CHSLD, Diane a embarqué dans le premier bus direction Québec, puis le hasard l’a placée aux commandes d’un Amigo Express.

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Wilfred, 56 ans, a grandi dans la région de Percé au sein d’une grande famille qui cultivait la patate. Il arbore un grand tatouage d’une plume d’aigle sur la nuque et se décrit comme un grand amateur de ski-doo. Profession inconnue, mais il part travailler à Montréal où il logera dans un hôtel de Hochelaga au confort « pas pire pantoute ».

En écoutant les deux passagers depuis le siège arrière, je découvre progressivement certains aspects de leur vie, par bribes, tout en étant invisible à leur idylle. Ils échangent leurs souvenirs d’enfance, parlent de leur expérience dans les régions reculées et discutent des plats traditionnels de leur jeunesse, comme le ragoût d’orignal chez la Bleuet et le pâté de saumon pour le Gaspésien.

C’est aux abords de la délicieuse région de Daveluyville que le cellulaire de Diane sonne. Elle pose l’appareil sur ses cuisses et répond en mode mains libres. Une voix pleine d’empathie annonce : « Bonjour Madame, j’ai le regret de vous annoncer que votre père vient de nous quitter. »

Ha fuck.

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Dans une cacophonie proche du scandale, Wilfred décide de monter le son de la radio pour couvrir les pleurs de Diane, blastant en guise de requiem une track de reggaeton francophone, alors que Mouhamadou se bidonne à la suite d’une bonne blague de son ami invisible.

Je lui offre maladroitement mes sympathies, propose de conduire par politesse pour le restant du périple, tandis que Wilfred est rendu assis sur ses propres genoux tellement il est high.

Après cette nouvelle commence l’étrange bal des appels de la part des membres de la famille endeuillée : la mère, les tantes éloignées, le voisin d’antan, tous lui offrent leurs condoléances. Les échanges sont saupoudrés par des explosions de violence contre le paternel. « Ben faite pour lui, qu’il crève dans sa marde le vieux sale », ou encore « Il nous a jamais rien donné sauf sa calisse de maladie de saoûlon ».

Entre deux sonneries, elle en profite pour remplir d’insultes la boîte vocale de son frère.

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Mouhamadou nivelle quant à lui son volume en fonction du bruit ambiant, jusqu’à tout enterrer comme un vendeur au marché. Rien de malicieux, mais franchement assourdissant.

Et le chien? Pas un son, rien. Il est de loin le personnage le plus chill de l’histoire.

La situation, à la fois psychédélique et désolante, transforme le véhicule en une sorte de prison mobile qui avance péniblement vers sa destination. Alors que nous traversons Rose Drummond, je me rassure : il ne reste plus qu’une heure à ce calvaire.

Un ancien électricien est décédé à 14h08. Tel un écho lointain, la mort d’un vieillard dans un CHSLD du nord s’immisce dans la Santa Fe. Il avait 76 ans. Son foie ayant survécu mille guerres a fini par rendre les armes. Pour sa fille endeuillée, les souvenirs affleurent. Elle repense à sa jeunesse avec lui, à ses étreintes, mais aussi à leurs engueulades et à ses premières fugues. La route qui s’étire laisse place au film de sa jeunesse, avec ses moments doux et ses chagrins. Puis, sans transition, ses paroles nous ramènent à sa vie récente, à la rupture douloureuse de son dernier mariage et aux lendemains de brosse qui mettaient en péril la garde de ses enfants.

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Ils échangent sur la difficulté de rencontrer l’âme sœur à leurs âges, les rendant vulnérables à la solitude et à l’isolement. Entre Diane et Wilfred, une complicité aussi fragile qu’hésitante s’établit. Toutefois, une tension sourde s’installe aussi lorsque Wilfred recommence à poser sa main sur elle.

Je demande à Diane si elle se sent à l’aise avec cette pression. Mais Wilfred, offensé, s’insurge et me demande brutalement ce que cela peut bien me faire. Je bouille à l’intérieur. Elle ne dit rien. Le ton monte, aidé par le grincement de la radio dans le tunnel.

L’homme d’origine africaine parle toujours au téléphone comme si de rien n’était lorsque nous arrivons finalement à Montréal. Wilfred, tout excité, proclame avec fierté que le voyage s’est déroulé sans accroc.

Tabarnak.

Je remercie Diane et regarde Wilfred, cachant mal mon dégoût. Au moment de régler la course, je lui dis qu’il ne mérite pas une crisse de cenne, qu’il devrait donner le butin à celle qui a conduit son char tout le long. « Qui va payer le gaz, le smatte? », répond-t-il en accumulant les billets de 20 dans sa main.

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Le venin accumulé par le trajet a besoin d’être extirpé : je le traite d’irresponsable et finis par l’envoyer carrément chier. Puis je quitte mes compagnons sans me retourner, les poings serrés.

C’est enfin terminé.

Le lendemain, le téléphone sonne. Une voix tremblante et plaintive se fait entendre. C’est Wilfred qui m’appelle, bouleversé d’apprendre que son compte Amigo Express a été suspendu. Il implore une réponse de ma part, cherchant à comprendre les raisons de cette décision. Je lui explique que je n’ai rien à voir là-dedans, même si nous nous sommes laissés en mauvais termes. Il évoque Mouhamadou, tout en sachant très bien que ce n’est pas lui.

Sa voix se brise soudainement. Il prend alors conscience que sa Diane l’a trahie.

Au creux du silence, je réalise aussi qu’elle nous a protégés, Mouhamadou et moi, en nous enveloppant de sa bienveillance tandis qu’elle-même encaissait en son for intérieur la douloureuse perte d’une vie.