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Pour Sophie

Un braconnier dans la fournaise #7

Par
Gabriel Deschambault
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Le docteur René Bourrassa est dérouté. Il contemple le corps inerte du vieux Neuville.

«Criss, comment t’as pu fouerrer aussi grave ? Les autres sont où?

– Du calme! Tout est sous contrôle, les autres sont bien attachés. Ils bougeront pas.

– Mais, là… le vieux, ciboire ? Qu’est-ce qu’on a fait ? Il faut se débarrasser du char, du corps, brouiller toutes les traces… Câliss, comment il s’est retrouvé ici ? Quand ils vont s’apercevoir de la disparition du bonhomme, ça va attirer les policiers dans le coin. Tout le monde le connaît dans le boutte!» Dans la voix du docteur, la panique est perceptible, le découragement évident.

Son complice, lui, n’est pas ravi qu’on l’attaque de la sorte. Il fronce les sourcils et glisse entre ses dents serrées : «Là, tu te calmes les nerfs ! Ça va s’arranger. Y a rien qui va mener quelqu’un jusqu’ici si le char disparaît. On est au milieu de nulle part et les policiers sont sur une autre piste à Montréal. Ils n’ont aucune raison de faire le lien».

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La culpabilité tenaille le docteur, mais c’est surtout le détachement de son complice qui le terrifie. Il a vu ce dont il était capable. Ensemble, ils avaient convenu de certaines choses, mais Jérôme est allé plus loin, beaucoup plus loin. Il ne devait pas en capturer autant. Quatre personnes : c’est un putain de carnage! Jamais il n’aurait dû s’associer à lui. Jérôme, un de ses anciens étudiants, avait été mis à la porte de la faculté pour des raisons très valables. Au-delà de son comportement asocial et de son évidente absence d’empathie, sa manipulation particulière de certains cadavres avait obligé les dirigeants de l’université à le mettre à la porte. On avait camouflé l’affaire pour ne pas ternir la réputation de l’institution. C’était ce genre de type dont Bourrassa avait besoin, mais il n’aurait pu deviner à quel point il avait mis la main sur un être incontrôlable.

Les deux s’étaient entendus pour jeter les policiers sur une fausse piste. C’est ce que Jérôme a fait. Sur internet, Jean a vu les images que les autorités ont bien essayé de dissimuler, mais des séquences avaient déjà été filmées par de nombreux passants. À la vue de la sculpture, il a eu le souffle coupé et a dû combattre une crise de panique pendant de longues minutes. Depuis, il nage dans les eaux sales de l’incertitude et de la culpabilité.

Jérôme a dérogé du plan… complètement. Un ivrogne fini et une fille étaient les seules victimes prévues. Le docteur avait besoin d’un corps jeune relativement sain, et un autre, inutilisable, pour simuler un double meurtre et ainsi lancer les policiers sur une piste tordue.

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«Mais, comment t’as fait pour le laisser s’échapper ? s’écrie le docteur.

– Tabarnack, j’savais pas qu’un manchot attaché aurait pu s’échapper!

– Il fallait s’en assurer. Tu l’as attaché avec quoi ? De la ficelle osti !

– C’est beau, tu te calmes…

L’expression de Jérôme indique clairement à Jean qu’il doit se taire.

– Au moins, il est revenu et risque plus de s’échapper. Regarde-le, j’pense même pas qu’il va survivre.

– Une chance que le bonhomme est revenu directement ici, répond Jean en secouant la tête, le pauvre, il cherchait un docteur. Qu’est-ce qu’il a trouvé ? Il lève la tête vers le plafond comme pour implorer le ciel. Pourquoi je me suis embarqué là-dedans ?

– Pour sauver TA fille ! s’exclame son complice, pour que TA fille s’en sorte… tu te rappelles ?»

Le docteur frissonne à la simple idée que Jérôme connaisse l’existence de Sophie, sa fille chérie. Il ferait tout pour elle. Déjà, il a soudoyé beaucoup de gens pour qu’elle accède au haut de la liste des transplantations pulmonaires. Sa fibrose kystique ne lui laisse plus beaucoup de temps. Quelques mois. Une saleté de maladie. En bon père, il a décidé de lui fournir lui-même une paire de poumons neufs.

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Pour atténuer l’immoralité de son projet, pour légitimer un acte aussi lourd, il voulait que les organes proviennent d’un détritus, d’une jeune fille qui gaspillait sa vie. Il en a croisé des centaines dans les quartiers populaires de Montréal. Des cas perdus.

Malheureusement, à entendre les pauvres parents de la jeune Marjorie Hudon, celle-ci ne correspond pas du tout à ce critère. Il est accablé de remord, mais il ne peut plus reculer. Il est impliqué de façon irréversible dans cette affaire… son affaire.

En plus, il a dépensé tellement d’argent pour que le directeur et un employé de la morgue ferment les yeux et falsifient les documents sur la prochaine arrivée d’organes. Ceux-ci devaient officiellement avoir été prélevés sur le cadavre d’une personne consentante… et morte de façon naturelle. Il ne leur a pas dit la vérité. Les deux croient plutôt qu’il va mettre la main sur des organes légaux cueillis aux États-Unis, mais achetés à prix fort. S’il avait pu, c’est ce qu’il aurait fait, mais les personnes adéquates ne meurent pas toujours au bon moment. Parfois, il faut précipiter les choses.

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Il a une pensée pour les quatre victimes innocentes… c’est beaucoup pour sa conscience. En cherchant un complice sans scrupules, il a obtenu le plus grand des malades. Un psychopathe du nom de Jérôme Ferron. Ce qu’il a fait horripile Jean. Son destin est maintenant intimement lié au sien. S’il recule, il tombera avec son complice et il perdra sa fille. Sa douce et fragile Sophie.

Son plan avait encore la chance de fonctionner jusqu’à ce que Neuville, un homme désespérément bon, s’effondre sur son plancher, mort.


Il raffole du contrôle qu’il exerce sur tant de gens.

Le pauvre professeur qui l’a approché ne s’attendait peut-être pas à autant de zèle de sa part. Il devait seulement enlever deux personnes «nuisibles». Dès le départ, il savait qu’il ne se limiterait pas qu’à une personne. Ça, il l’avait déjà fait au cours d’un voyage l’an dernier : un meurtre, non résolu. Il voulait tester ses capacités, aller plus loin que le simple homicide. Pour ce faire, il a changé les critères de recherche. On enlève pas si facilement quatre personnes en une seule nuit. De nombreuses personnes ont, sans le savoir, été observées par Jérôme avant qu’il n’arrête son choix sur quatre individus dont la seule grande erreur aura été la routine de leur existence. C’est cette régularité de leurs mouvements, dans leurs déplacements, qui les aura perdus.

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Seul l’écervelé Kevin Morin s’en est sorti. C’est son ami, un covoitureur de dernière minute, qui a écopé. Il n’avait pas prévu qu’un certain Simon Bernier aurait des problèmes avec son véhicule et qu’il prendrait l’initiative de quitter le gym dans le bolide de son ami. Jérôme se remémore l’insignifiant visage du gros musclé et se dit qu’il prévoit bien, un de ces jours, rendre visite à ce gros Kev pour lui faire payer le faux-bond qu’il a fait au destin.

Dans leur plan, il devait aussi jeter les policiers sur une fausse piste. C’est là l’apothéose de son travail. Après avoir ramené les proies chez le docteur, dans une pièce aménagée de la petite maison secondaire du chalet géant, il a reconstruit une œuvre magistrale tout en gardant trois des victimes bien vivantes. Son coup de génie : l’intégration du chien dans l’œuvre. La réaction populaire est géniale. Le docteur a moins aimé. Il le sent, son complice faiblit. Il va sûrement flancher d’un moment à l’autre.

De toute façon, il n’avait jamais vraiment eu l’intention de le laisser vivre.

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La souplesse morale du docteur a atteint sa limite. Il s’adresse de nouveau à Jérôme : «Ça peut plus durer. J’voulais juste sauver ma fille, pas devenir un assassin.

– T’avais décidé de devenir un assassin le jour où tu as voulu offrir les poumons d’une autre à ta fille.

– T’étais supposé prendre un déchet, une personne qui méritait pas sa vie, ses organes… pas une petite étudiante innocente.

– Innocente ? rétorque Jérôme, un sourire malfaisant aux lèvres. C’était une petite salope qui s’enfilait des gars, un après l’autre. T’aurais dû voir la facilité que j’ai eu à rentrer chez elle. Une ptite pute loin de l’innocence !

– Criss, les autres… C’était pas nécessaire. T’es malade, c’est du meurtre en série !

– T’étais d’accord pour qu’on enlève le soûlon aussi. C’était pas toi qui a eu l’idée de brouiller la piste avec sa mort ? Deux morts, c’est ça un meurtre en série.»

Le docteur saisit à nouveau l’ampleur de son implication meurtrière. Il l’avait saisie dès le début, mais là, à l’instant, les défenses qu’il avait érigées dans sa conscience s’effritent.

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– J’ai jamais voulu blesser des innocents. T’avais pas à impliquer autant de monde dans cette histoire ! J’voulais juste sauver ma fille.

Jérôme le fixe pendant quelques secondes: «Tu pensais vraiment que j’étais à ta solde ? Un pauvre étudiant déchu un peu malade à qui ont redonne un but ? J’ai toujours été parfaitement en contrôle. J’ai jamais accordé d’importance à la vie humaine parce qu’elle n’en mérite pas. Toi, tu valorises celle de ta fille au-dessus de celle d’une pauvre biche mal foutue et d’un alcoolique malade et pas chanceux».

Le docteur tente de répliquer quelque chose, mais alors que ses illusions s’effondrent, il n’est plus capable de se justifier. Jérôme continue :

«Des innocents! Et toi, t’es quoi ? Tu es tout sauf innocent. Mérites-tu la mort pour autant ? Devrait-on donner tes organes au premier malade venu ?

Le docteur se ressaisit :

– Mais pourquoi démembrer quatre personnes? Pourquoi la sculpture ? C’est dégoûtant… J’voulais juste sauver ma fille.

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– Caliss, les quatre que j’ai kidnappés répondaient tout à fait à ton critère. Un gros écervelé tellement concerné par sa propre personne qu’il est incapable de saisir l’humanité des autres; un ivrogne agressif qui gaspille sa vie à se soûler, incontinent par choix; une ptite conne sans aucun respect pour elle-même et, il pointe vers le divan où Stéphane est inconscient, un homme qui donne plus d’importance à un animal qu’à ses semblables. Penses-tu vraiment qu’on débarrasse le monde de gens de valeur ?

– Et moi, qu’est-ce que je vaux ? Le docteur fond en larme. J’suis quoi ? Un homme prêt à sacrifier n’importe qui pour sauver sa fille? Si elle savait… Si elle savait ce que j’ai fait, elle préférerait mourir. J’en suis certain. Il relève la tête après un long soupir et fixe Jérôme. Et toi, qu’est-ce que tu vaux ? Un psychopathe, un osti de malade…

– Je vaux autant que tous les autres, hurle Jérôme… pas grand chose! C’est quoi la valeur d’une personne? Qui la fixe, hein? La société, la loi, Dieu… Toi ? Je suis capable de survivre donc je mérite ma place. Je mérite ma vie parce que je suis en mesure de la garder. Ceux qui le peuvent pas ont aucune valeur. Les quatre ont pas réussi… ta fille réussira pas non plus.»

Un rictus affreux se dessine sur ses lèvres :

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«J’en ai assez du monde faible. Toi non plus, t’es pas fait pour survivre !

– Non, qu’est-ce tu fais? Non… »

Il s’approche du docteur et soulève la pelle. De nulle part, un scalpel apparaît dans la main du docteur. Pendant que son assaillant abat le manche, le docteur élance son bras armé et plante le couteau dans le pectoral de son assaillant. C’est peine perdue, la pelle percute sa tête et il s’effondre par terre, sur le dos.

Jérôme soulève tranquillement son arme et savoure son moment pendant quelques secondes. Avec toutes ses forces, il descend le bout de métal sur la gorge du docteur.

Stéphane feint l’inconscience. Il a assisté sans broncher à la scène. Ce qu’il comprend, c’est que le docteur était un homme perdu, un monstre ridicule et égaré. L’amour pour sa fille a perturbé sa décence, a fait de lui un meurtrier. Mais l’autre est une véritable bête sauvage, né ainsi. Stéphane n’a plus beaucoup de force. Il ne peut affronter l’animal dans cet état.

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Après avoir farfouillé dans la trousse du médecin, le charcutier disparaît de l’autre côté d’un cadre de porte et se met à brasser le contenu des tiroirs de ce qui semble être une cuisine.

Stéphane doit profiter de ce moment. Comment peut-il mettre fin au carnage de ce démon ?

Jérôme revient de la cuisine, une serviette appuyée contre sa blessure. Heureusement, elle n’est que superficielle. Une bonne pression pour arrêter le saignement et quelques points de suture devront faire l’affaire. Maintenant, il doit se mettre au travail pour brouiller les pistes. Il devra déménager sa planque, car on finira par chercher le médecin et on viendra inspecter le coin. Avec son camion, il peut transporter bien du matériel… et des corps.

Chaque chose en son temps.

Le barbu manchot doit retrouver sa place dans la maison secondaire située au bout du chemin de pierre relié à la résidence principale. Il s’approche de l’homme sur le divan. Il se penche pour l’agripper sous les genoux et soulève la corps flasque par-dessus son épaule.

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Un objet glisse… une bouteille vide roule du divan et tombe au sol. C’est un contenant d’allume-feu liquide, celui qu’utilise le docteur pour allumer son foyer. Il entend le bruit d’un briquet. Il réalise que quelque chose cloche au moment où l’homme se cabre et lui entoure le torse de ses jambes et serre.

Stéphane utilise toutes les forces qu’il lui reste. Il tient l’autre en ciseaux et de sa main unique il tourne à nouveau la roulette du briquet. Une étincelle jaillit et son t-shirt prend feu sur le coup. Il ferme les yeux en serrant l’homme de toutes ses forces pendant qu’une flamme se répand à toute vitesse sur ses vêtements imbibés de liquide bleu.

Le salaud ne l’emportera pas. Il a assez fait de dommage. Il n’en fera plus.

Le feu atteint sa peau, la douleur de la brûlure est intense. Son hurlement ne fait que lui redonner la force nécessaire pour se maintenir attaché au tueur. Celui-ci n’est pas prêt à le laisser faire. Dans un élan désespéré, il fonce tout droit vers le foyer et écrase Stéphane contre la brique. Des côtes sont pulvérisées sous l’impact. Stéphane ne serre que plus fort. L’autre tourne, pousse, tire et rugit mais c’est peine perdue, les flammes ont sauté sur ses vêtements et le feu s’empare de sa chair.

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Les flammes bouffent la peau de Stéphane, la douleur est trop vive. Au bout de ses forces, il relâche sa prise et tombe au sol, les yeux ouverts. À travers la fumée, les flammes et la chaleur, il voit la silhouette enflammée du tueur qui roule au sol pour éteindre le brasier qui se nourrit de son être. En vain.

Stéphane laisse la vie s’échapper de lui. Il s’éteint avec la certitude que son assaillant va le rejoindre dans quelques minutes en enfer. Juste avant de perdre connaissance, l’image de la jeune fille suppliante jaillit dans sa tête.

Elle va survivre.

Le détective se tient au centre de la salle médicale improvisée. On vient d’emmener Simon Bernier et Marjorie Hudon ainsi que les restes de Gérard Massé. Les deux jeunes survivront, mais le traumatisme sera difficile à surmonter.

Les ruines de la maison du docteur fument encore. Les fouilles commenceront demain. On est loin d’avoir éclairci les détails de cette boucherie. Sous les décombres se trouvent peut-être la réponse à toutes ses questions. Il l’espère.

FIN.

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