« C’est ici que ça se passe », affirme M. Godbout en m’invitant à passer le pas de la porte. « Dans mon bureau, là. C’est au sous-sol. On va y aller. »
Ma mère m’a initié à la lecture, mais c’est Réal Godbout, Michel Risque et Red Ketchup qui m’en ont donné la piqûre à l’adolescence. Irrévérencieux, transgressifs et dansant un dangereux tango avec les limites du politically correct sans jamais tomber dans la facilité, ils avaient tout pour plaire à un jeune ado un peu perdu au milieu des années 1990. En toute transparence, maintenant que j’ai franchi le cap de la quarantaine, ils me plaisent encore.
Mon idée de départ était d’avoir une entrevue avec Réal Godbout au Comiccon de Montréal, la semaine dernière. C’était ma première participation à l’événement et je n’avais pas encore compris qu’il est à peu près impossible d’y organiser quoi que ce soit. Bref, on s’est ratés.
Refusant de baisser les bras devant l’échec, je l’ai contacté directement pour lui demander s’il était intéressé par l’idée d’un portrait. C’était important pour moi. Michel Risque et Red Ketchup, son agent du FBI roux, brutal, pas tout à fait humain, accro à la cocaïne et aux médicaments, ont immensément contribué à mon amour de la lecture à l’âge où l’on prend plein de décisions importantes rarement questionnées par la suite.
Trois jours plus tard, j’étais assis à côté de lui, à même le bureau où la magie s’opère.
J’ai eu l’impression d’être chez le père Noël, un petit peu. C’est l’histoire d’un gars qui a transmis l’amour de la lecture à plein de ti-culs, comprends-tu…
La Bohème, Qc
« Quand j’ai découvert la BD underground américaine, ça a beaucoup influencé mon parcours professionnel. Des artistes comme Robert Crumb, par exemple. Quand tu sors de l’adolescence, t’es peu rebelle. T’aimes ça, découvrir des choses qui vont à contre-courant de la culture, qui sont pas comme les choses que tu connais », me raconte-t-il.
M. Godbout m’avoue que le coût de la vie était plus favorable aux ambitions artistiques à l’époque où il s’est lancé dans une carrière d’artiste visuel. « J’ai fait quelques jobines pendant un bout de temps, dont une murale au Parc De l’Artillerie à Québec quand j’avais 25 ans. Elle est encore là d’ailleurs, » m’explique-t-il.
La scène artistique se forme tranquillement à travers une série de publications, comme le journal Le Jour, Quartier Latin, les magazines B.D. et Hydrocéphale, un projet de Jacques Hurtubise, promoteur, scénariste et éditeur et éventuellement cofondateur du magazine Croc. « Il a été quelqu’un de très important pour moi, à l’époque. »
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C’est avec Croc qu’une kyrielle de talents artistiques québécois commencent à s’exprimer et à connaître du succès. C’est aussi grâce à ce magazine que Réal Godbout peut se permettre d’avoir des séries récurrentes et commencer à vivre pleinement de son art. Les années 1970, c’est également l’époque où il fait la rencontre de son coscénariste sur Michel Risque et Red Ketchup : Pierre Fournier.
« J’ai connu Pierre lors d’un stage en France, en 1971. Il n’était pas encore auteur à l’époque, mais il était considéré comme un spécialiste de la BD. Ça a changé quand il a fait Capitaine Kébec, scénario et dessins. C’était une BD très courte, mais ça a été immensément populaire. Encore aujourd’hui, elle a un statut culte dans la communauté des enthousiastes de BD. »
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Michel Risque, Red Ketchup et tout le reste
C’est par l’entremise de Bill Bélisle que j’ai découvert Michel Risque. Je devais avoir maximum 15 ans. Un exemplaire de Michel Risque en vacances traînait sur une table de la cafétéria de mon école et la première case que j’ai lu représentait un bol d’une nourriture informe volant d’un côté à l’autre de la page, accompagné d’une interjection typique de Bélisle (je paraphrase, là) : « Ostie, de câlice de tabarnak. C’pas mangeable ».
J’étais conquis. Un adulte avait eu l’audace de se laisser aller dans « les petits bonhommes », comme les appelait mon père.
« Tu sais, le personnage de Bill Bélisle est né avant même Michel Risque et Red Ketchup. Il est arrivé dans le magazine Hydrocéphale, en 1973, dans une BD qui s’appelait Le pollueur nocturne. Michel Risque, lui, j’en ai eu l’idée en 1974. Je voulais faire quelque chose pour rire un peu des héros à la mâchoire carrée comme Bob Morane et Michel Vaillant. Au départ, c’était pas supposé être un gros projet non plus. J’ai commencé avec quelques strips, puis quelques pages. Après ça, y’a eu Pas de fleurs pour la momie où j’ai commencé à présenter sa famille. Perdus pour le plaisir, une aventure en deux épisodes co-écrite avec Claude Meunier. Le feuilleton Le Savon Maléfique a commencé dans Croc, après ça. La fin de Perdus pour le plaisir, c’est le début du Savon Maléfique. »
C’est d’ailleurs Croc qui publiera les premières BD de Michel Risque et Red Ketchup dont Réal Godbout possède encore des exemplaires disposés stratégiquement dans son bureau. Chaque fois qu’il fait la mention d’une publication, il me met une première édition sous mes yeux de ti-cul émerveillé.
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Red Ketchup lui est venu par l’entremise du héros Michel Risque, dans le cadre de l’album Michel Risque en Vacances. Comme Bélisle et Risque avant lui, rien ne destinait Red Ketchup à devenir le personnage le plus populaire dans le canon de Réal Godbout. Du moins, pas dans l’esprit de son co-auteur et dessinateur. « Je ne le vois pas comme particulièrement héroïque ou même sympathique. Je pense que c’est pour ça que les gens l’aiment », suppose M. Godbout en me révélant des panneaux inédits de l’album de Red Ketchup à venir.
Il ne réalise peut-être pas qu’il me fait passer un maudit bel après-midi. Ça a l’air de lui faire plaisir aussi. À chaque mention d’un projet passé, il se lève de sa chaise d’ordinateur pour aller me chercher une copie dans sa bibliothèque personnelle. Cette conversation créative semble lui insuffler une énergie contagieuse.
Il m’explique aussi que le projet s’est arrêté en plein milieu du neuvième album, en 1995. En parallèle, il m’ouvre même l’album en question, Élixir X, à la page où la production s’est arrêtée et à celle où elle a repris 22 ans plus tard. Plusieurs facteurs ont contribué à la renaissance du personnage : la popularité des rééditions de La Pastèque, les projets de longs métrages qui tournent autour du personnage depuis près de vingt ans et la série d’animation.
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C’est d’ailleurs pour cette raison que Godbout a entrepris la rédaction d’un dixième album à paraître dans la prochaine année. « On s’était laissé une porte ouverte avec Pierre à la fin de l’album précédent », m’explique-t-il en précisant que M. Fournier est décédé d’un long combat avec la maladie des corps de Lewy, en novembre dernier. « Je me suis dit qu’avec le momentum du personnage dans la culture populaire, c’était le moment où jamais de le faire. »
Le succès, l’héritage et tout le reste
Depuis le début de notre rencontre, M. Godbout revient périodiquement à sa dernière publication. Une relecture bien moderne (et bien personnelle) de L’Odyssée de près de 200 pages écrite avec son fils, Robin Bourget-Godbout et colorée par sa conjointe Dominique Bourget. Intitulée Heureux qui comme Ugo, elle suit un dénommé Ugo St-Germain tandis qu’il refait à bord d’une croisière le parcours du mythique héros de l’Antiquité.
Godbout revient souvent aussi sur Avant L’Apocalypse, sa collaboration avec sa fille Adèle, et sur son adaptation du roman L’Amérique de Franz Kafka parue en 2013 puis traduite en anglais, encoréen et bientôt en portugais pour le marché brésilien. Il me confie d’ailleurs espérer s’y rendre pour le lancement, à l’automne.
« C’est certain que ce sont des projets personnels sur lesquels j’ai longtemps travaillé. C’est plus près de moi, mais j’aime quand même Red Ketchup aussi. Partout où je vais avec La Pastèque, les salons du livre, les événements spéciaux, je vois bien que c’est à lui que les gens répondent le plus. C’est le fun aussi. J’aurais pas commencé un dixième album si j’étais tanné de le faire », me confie-t-il.
Sans vouloir fermer la porte à d’autres projets, Réal Godbout ne se voit pas entamer des projets de grande envergure. « J’pense pas arrêter un jour, mais j’vais changer de rythme, c’est certain. Je ne veux plus m’embarquer dans des projets qui comptent des centaines de pages. À mon âge, on peut pas planifier des années à l’avance. »
Après avoir passé près de deux heures à discuter de bande dessinée, de travail et d’héritage personnel avec Réal Godbout, je repars vers Montréal avec l’envie pressante de relire tous ses albums et de me plonger dans ceux dont j’ai découvert l’existence cet après-midi. L’adage voulant qu’on ne doit jamais rencontrer ses héros s’est révélée faux aujourd’hui.
La passion de Réal Godbout pour son travail est palpable. C’est difficile de ne pas avoir envie de créer après avoir passé tout ce temps avec lui.