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Un 11 septembre 2001 à la frontière 

« Après les attentats, on a installé des clôtures et même des pots de fleurs pour séparer les deux pays. »

Par
Hugo Meunier
Hugo Meunier
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La scène frappe l’imaginaire. Quatre membres d’une même famille profitant du soleil pour se rassembler à Stanstead, une municipalité québécoise frontalière des Cantons-de-l’Est. Deux sont assis sur des chaises en plastique au Canada, deux sont dans une boîte de pickup du côté américain, séparés par une simple banderole jaune délimitant les deux pays.

Ça se passait en milieu de semaine au bout de la rue Church, à l’ombre de la fameuse bibliothèque Haskell, dont une extrémité se trouve à Stanstead et l’autre à Derby Line au Vermont.

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« C’est un peu niaiseux hein!», lance sans détour Suzanne Grenier, au sujet de cette drôle de situation.

Niaiseux certes, mais c’est pourtant la Loi.

Des amendes salées, voire pire, attendent le quatuor s’il décidait de s’abandonner aux effusions en traversant la banderole. Des caméras de surveillance et des policiers qui quadrillent des deux côtés y veillent d’ailleurs.

Des amendes salées, voire pire, attendent le quatuor s’il décidait de s’abandonner aux effusions en traversant la banderole.

Je suis tombé sur cette réunion familiale inusitée en venant faire un reportage en marge des vingt ans du 11 septembre 2001. L’idée était de voir comment la tragédie avait été à l’époque vécue par les gens qui vivent en bordure de la frontière.

« Ça fait plus de deux ans qu’on s’est pas vus. Avant (la pandémie), on avait l’habitude d’aller chez Réjeanne qui est une bonne cook. », raconte Suzanne au sujet sa soeur qui habite à Thetford Mines, venue accompagnée d’Alain, un de ses cinq fils.

De l’autre côté du cordon de sécurité qui fait office de frontière en plastique, Suzanne est en compagnie de son conjoint Donald. Le couple, qui habite maintenant en Floride, a fait le voyage jusqu’au Vermont pour visiter ses enfants.

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« Tous mes frères et soeurs sont éparpillés aux États-Unis. Avant la COVID, on n’a jamais eu de trouble à se voir », souligne Mme Grenier, qui a elle-même la double citoyenneté.

Si les Américains ont la permission de rentrer au pays depuis un mois, Suzanne et Donald préfèrent s’abstenir. Ils ne sont pas vaccinés de toute manière et n’ont pas l’intention d’entreprendre les démarches en ce sens. Même chose pour Réjeanne et Alain. « Je n’ai pas envie d’embarquer dans leur jeu (les autorités). J’adore ma soeur, mais nos parents nous disaient de rester forts pour nos convictions », fait savoir Réjeanne.

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Son fils plaide que les vaccins étaient censés nous redonner un semblant de normalité, ce qui n’est pas le cas à ses yeux. « Mon mari est vacciné et on dort quand même encore ensemble! », nuance toutefois Réjeanne en riant.

«Ça a défiguré à jamais la ville de New York, mais ça nous a tous changés aussi»

Autour de canettes de bière sans alcool (tout le monde a de la route à faire tantôt), la famille revisite tour à tour leur 11 septembre 2001. « J’étais au Connecticut, Donald m’a appelé pour me dire d’ouvrir la télé, les enfants ont eu congé d’école. Ça a défiguré à jamais la ville de New York, mais ça nous a tous changés aussi », admet Suzanne, dont la photo d’elle au sommet d’une des tours jumelles ravive de funestes souvenirs.

Alain, lui, travaillait dans son garage et pensait au départ à un banal accident impliquant un petit avion. « Quand j’ai vu le deuxième avion en direct, j’ai dit: fuck la job pour aujourd’hui et je suis allé suivre les évènements », se remémore-t-il.

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Réjeanne se trouvait quant à elle avec ses parents aujourd’hui décédés. « On a vu ça en direct à la télévision. Toute notre famille était aux États-Unis. J’en ai encore la chair de poule…»

Je quitte le groupuscule. Suzanne me tend d’abord très illégalement son appareil photo sous la banderole pour que j’immortalise leurs retrouvailles avant de partir.

Si la Gendarmerie royale du Canada ou l’United States Border Patrol parcourt ces lignes, je vous assure que c’est la seule chose qui a traversé la frontière.

Suzanne ne sait toujours pas quand elle pourra retourner voir des proches à Disraeli où elle a grandi. « J’ai hâte, la poutine est tellement bonne au [casse-croûte] Mont-Blanc… », soupire-t-elle.

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« Qu’est-ce qu’on fait pour provoquer des choses de même»

Danielle était en train de travailler dans son potager à Ogden où elle vivait à 15 minutes d’ici lorsque l’horreur a frappé l’Amérique. « Des voisins sont venus m’avertir. J’ai allumé ma télévision. C’est sûr qu’on ne savait pas ce qui se passait et que toutes sortes d’idées nous traversaient la tête », raconte cette cycliste croisée sur la rue Church, à un jet de pierre d’un petit obélisque marquant la frontière entre les deux pays.

Même à l’époque, son premier réflexe a été de se demander comment la violence avait pu escalader à ce point. « Je me suis dit: mais qu’est-ce qu’on a fait pour provoquer des choses de même. J’ai eu un questionnement sur le colonialisme, sur ce qu’on fait parfois subir aux autres », se souvient-elle.

Danielle était aux premières loges lorsque la sécurité a été resserrée à la frontière, dans la foulée du 11 septembre. « Les contrôles devenaient plus sévères, menant à l’obligation de traverser avec un passeport (en 2007). Avant ça, c’était simple d’aller mettre de l’essence ou chez des amis de l’autre bord », admet Danielle, qui subit désormais les contrecoups de la pandémie. « Le plus triste est la fermeture de la bibliothèque. Je dois maintenant acheter tous mes livres et je me fais un budget en conséquence.»

«J’étais assez proche pour sentir de la fumée. J’avais très peur, on ne savait pas où allaient tomber les avions»

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Don Rollans habite depuis une dizaine d’années à quelques mètres de la frontière. Il habitait dans le New Hampshire le 11 septembre 2001. « J’étais assez proche pour sentir de la fumée. J’avais très peur, on ne savait pas où allaient tomber les avions », raconte cet ancien maçon qui vivait à Manchester. Après les attentats, il a constaté rapidement les répercussions à chaque passage aux douanes. « C’était très difficile. On fouillait les véhicules de fond en comble, avec les chiens.»

Autour du poste frontalier de la rue Dufferin, on a l’impression de se promener dans une ville fantôme. Les rues sont pratiquement désertes et plusieurs commerces sont à vendre, notamment le restaurant : la Vieille Douane, une escale jadis populaire pour les clients des deux côtés de la frontière.

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Même des églises, nombreuses dans cette bourgade de 3000 âmes, sont à vendre. Dominique Letendre et Gilbert Guénette en ont d’ailleurs acheté une, où ils habitent avec leurs quatre chiens. « Avant, il n’y avait pas de frontière. Les Américains venaient à notre cinéma ou disputer des parties de baseball, certaines rues étaient complètement ouvertes », explique Gilbert, au sujet des artères désormais clôturées ou surveillées étroitement.

Les gens d’ici allaient sinon chercher l’essence moins chère au Vermont ou magasiner au Walmart voisin. « Ça a changé presque du jour au lendemain. Il semblerait que les terroristes sont passés par ici et ça nous a rendus suspects aux yeux des Américains », explique M. Guénette, pendant que leur vigoureux chien Yehudi (comme le violoniste) leur donne du fil à retordre au bout de sa laisse.

Tirer des leçons du 11 septembre

La pizzéria Steve sur Notre-Dame est déserte en début d’après-midi. La serveuse n’a pas grand-chose à dire sur le 11 septembre. Elle en a par contre long à raconter sur la pandémie, qui l’empêche depuis mars 2020 de voir deux de ses enfants habitant de l’autre côté des lignes. « C’est difficile pour tout le monde, mais il me reste un enfant de ce côté-ci et je lui donne de l’affection pour trois », se console l’employée.

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Au bout de la rue Lee, une grosse clôture noire élevée sépare les deux pays. Un homme tond la pelouse du côté américain, au bout du terrain de Richard Groleau. « Ils ont mis la clôture pas longtemps après le 11 septembre. Avant, on traversait à pied et on circulait librement d’un bord pis de l’autre », explique le sympathique gaillard, pendant que la tondeuse du voisin fait un vacarme au-dessus des deux pays.

Ce policier à la retraite habite son bungalow frontalier depuis plus de 40 ans. Il a suivi les évènements de 2001 ici même dans son salon. « Je ne suis pas le genre très émotif par rapport à tout ça, mais le 11 septembre n’est pas arrivé pour rien et j’ose croise qu’on va tirer des leçons de tout ça », souhaite Richard, qui décoche quelques flèches aux médias, les enjoignant à cesser de jeter de l’huile sur le feu avec de gros titres parfois sensationnalistes. « Les gens sont émotifs présentement avec la pandémie et ça finit par créer des problèmes plus qu’autre chose», analyse-t-il, au moment où un véhicule arrive lentement sur sa rue. « Ça c’est régulier! », lance M. Groleau, pendant que les occupants de la voiture descendent pour prendre quelques photos de la frontière. Ce type de touriste est fréquent, comme en témoigne ce couple de Magog croisé sur la rue voisine, venu s’immortaliser devant les lignes.

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Avant de partir, je fais une escale à l’hôtel de ville et à la résidence du maire sortant Philip Dutil, sans succès.

«Après les attentats, on a posé des clôtures et même des pots de fleurs pour séparer les deux pays, parce que les automobilistes traversaient souvent par accident et récoltaient de lourdes amendes»

Ce dernier m’a finalement rappelé au moment où sa municipalité s’évanouissait dans mon rétroviseur. « Je travaillais à l’entretien à l’Université Bishop le 11 septembre 2001, c’était pas croyable! Ça nous touche plus parce qu’on partage tellement de choses avec les Américains », explique le maire, citant les sports mineurs, le club de curling, les commerces, etc.

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Et si pratiquement tout le monde a la double citoyenneté, c’est parce que c’était plus rapide pour les femmes d’aller accoucher au Vermont à quelques kilomètres plutôt qu’à Sherbrooke, ajoute le maire Dutil, maire depuis douze ans. « Après les attentats, on a posé des clôtures et même des pots de fleurs pour séparer les deux pays, parce que les automobilistes traversaient souvent par accident et récoltaient de lourdes amendes », souligne Philip Dutil, qui briguera un poste de conseiller aux élections prochaines.

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En quittant par la rue Dufferin, il y a beaucoup d’effervescence autour du collège Stanstead, à l’occasion de la rentrée scolaire. Un peu plus loin, des travaux de rénovation majeurs sont en cours sur une résidence pour personnes âgées, quelques clients sirotent un café sur la terrasse d’un bistrot champêtre et des vaches broutent sur une étendue de terre vallonées.

Et on se prend à envier la nonchalance des bovins, étrangers aux dégâts causés par la pandémie. Ou par le 11 septembre 2001.

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