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Ce qu’on prend avec soi lorsqu’on fuit la guerre

Reportage photo aux frontières de l'Ukraine et la Roumanie.

Par
Carmen Rachiteanu
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La guerre en Ukraine a commencé le 24 février dernier. Chaque guerre est à la fois unique et analogue, mais ce qui rend cette guerre différente à mes yeux, c’est que ma famille est originaire de la Roumanie, un pays voisin.

Mes parents, qui ont quitté leur pays dans des circonstances bien moins catastrophiques, ont néanmoins un attachement très fort aux objets qu’ils ont pu apporter avec eux. Je porte moi-même, tous les jours depuis ma jeunesse, une bague de ma patrie d’origine.

Je me suis donc demandé ce qu’on apporte avec soi – ou pas – lorsqu’on doit quitter sa maison dans l’urgence.

La Roumanie a, à ce jour, accueilli juste au-dessus d’un million de réfugié.e.s, et la frontière de Siret, à l’ouest du pays, est le point d’entrée le plus achalandé. Deux avions, un train et un autobus plus tard, j’y étais.

Voici les histoires de ceux et celles qui s’y trouvaient, d’un côté comme de l’autre, et de leurs biens les plus précieux.

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Du côté de l’Ukraine – Tchernivtsi

À mon arrivée, ma plus grande surprise est de découvrir qu’au-delà des millions de réfugié.e.s ayant quitté l’Ukraine, on estime à 6,5 millions le nombre de réfugié.e.s internes, c’est-à-dire ceux et celles qui ont quitté leurs maisons pour se rapprocher des frontières afin d’y trouver plus de sécurité, sans toutefois les traverser.

Je franchis la zone douanière jusqu’aux alentours de Tchernivtsi, où plusieurs ont trouvé refuge dans des monastères ou des écoles vides.

Luba et Nicolai

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Luba et Nicolai, de Kyiv, n’ont pas pu apporter d’objets au-delà des vêtements qu’ils portent sur ces photos. Nicolai n’a même pas eu le temps de prendre ses lunettes. Il a de la difficulté à me voir.

Je lui propose de le photographier entre deux affiches de recrutement du commissariat militaire. « Dites au Canada que c’est vrai ce qui se passe ici, lance-t-il. Nous avons besoin d’aide. »

Sa femme Luba et lui se sont rencontré.e.s il y a 43 ans, lors d’une danse dans un parc de Kyiv. Le couple désire retourner à la maison, peu importe l’état de cette dernière. Il s’inquiète de qui restera derrière pour rebâtir le pays. C’est pour cette raison qu’il s’est réfugié près de la frontière, mais qu’il ne l’a pas encore traversée.

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Luba, débordante d’énergie, laisse aller un grand rire en cachant un chocolat d’une boîte de provisions dans sa poche.

Irina et Victoriya

Irina et Victoriya, meilleures amies depuis 12 ans, sont parties dès le début des affrontements. Elles n’ont pas pris d’objets particuliers avec elles, mais ne pouvaient laisser derrière leur chien, nommé Porthos d’après le fameux mousquetaire.

« C’est difficile de s’en occuper, il n’y a pas beaucoup de nourriture pour chien dans les donations, et c’est introuvable ici », explique Irina.

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Elles estiment que la route périlleuse qu’elles ont parcourue est moins pénible que l’attente. Elles qualifient d’insoutenable le fait de mettre leur vie sur pause pendant des mois pour camper dans une école, le temps de trouver la prochaine destination.

DYana

Dyana, de Donetsk, a trouvé la route difficile. Sans internet et sans réseau, la retraitée ne savait jamais où elle était. Les gens croisés sur sa route n’avaient pas le temps de répondre à ses questions.

Elle a pu apporter des photos de ses filles, qui sont restées à Kyiv. Elles habitent à côté de l’aéroport et croient qu’elles y seront en sécurité puisqu’il serait étonnant de voir les installations, utilisées par les deux camps, devenir la proie des bombes.

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La voix pleine de regret, Dyana me confie avoir supprimé les photos de ses animaux juste avant la guerre pour faire de la place dans son téléphone. Elle passe beaucoup de temps avec les animaux des autres réfugié.e.s.

Avant que l’on se quitte, elle me lance : « I love Ukraine. »

Andrei

Andrei, de Marioupol, considère qu’il n’a rien de précieux avec lui. Le jeune soudeur anonyme s’est réfugié près de la frontière pour passer des examens médicaux. Il espère que ceux-ci le déclareront invalide à combattre et qu’il pourra, par conséquent, quitter le pays. Il m’explique qu’on pourrait tout de même lui demander d’aller au front comme cuisinier ou préposé, une possibilité qui le terrifie.

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Il a quitté sa ville sur un coup de tête parce qu’il restait une seule place dans une voiture du quartier. Il me montre son sac très bien rangé avec tout ce qu’il lui reste.

Puis, il dévoile une photo de son appartement brûlé, envoyée par des voisins.

Les pieds entre les deux pays – Siret

C’est le branle-bas de combat au point d’entrée de la frontière de Siret. Traducteurs, organismes d’aide humanitaire, médecins, psychologues et bénévoles se ruent sur les nouveaux arrivants dès leurs premiers pas au pays.

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Vlada, Gleb et Olga

Vlada, son frère Gleb et sa belle-mère Olga me partagent le récit de leurs deux semaines cachées dans un sous-sol de Marioupol, puis de la route pour se rendre en Roumanie, qu’ils jugent encore pire. Ils dorment à la frontière ce soir en attendant la traversée d’une sœur d’Olga, qui souhaite aller rejoindre ses fils en Pologne. « Par chance, ils ont quitté pour leurs vacances juste avant la loi martiale », dit-elle.

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Olga se met à pleurer quand ils me présentent ce qu’il leur reste de plus précieux : leur chien Chiba. Devant mon incompréhension, Vlada tape quelque chose sur son téléphone, puis me montre la traduction sur son écran : « Elle avait un élevage de vingt chiens, ils sont tous morts. »

Vlada me dit qu’elle aurait aimé apporter sa maison au grand complet, en me montrant une photo de celle-ci, entièrement calcinée, qu’elle a vu défiler aux nouvelles.

Ruslana et Antonia

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Je remarque Ruslana et Antonia, mère et fille, alors qu’elles attendent dans une fourgonnette pour quitter la frontière vers la gare en direction de l’Allemagne. Elles sont magnifiques : souriantes, bien vêtues, coiffées et manucurées. Ruslana m’explique qu’elle est esthéticienne, qu’elle s’est occupée de choyer sa mère sur la route.

Originaires de Kyiv, elles n’ont rien pu apporter de précieux avec elles. Ruslana est artiste et fabrique des sculptures en résine qu’elle me montre sur son téléphone. Elle espère, un jour, pouvoir retourner les chercher.

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Christina et Viktoriya

Christina et Viktoriya, un autre duo mère-fille, ont fait la route ensemble depuis Kyiv et se sont liées d’amitié avec d’autres femmes en chemin. « C’est important de s’entraider entre nous, estime Christina. Nous sommes en majorité des femmes et des enfants, sans mari pour faire le plus grand voyage de notre vie. »

Pour la mère, ce qu’elle a apporté de plus précieux est sa fille; pour sa fille, c’est son toutou!

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Je n’oublierai jamais les signes de paix que Viktoriya m’a faits tout au long de notre conversation.

Snizhana et Tanya

Snizhana et Tanya ont fait la route en voiture à partir de Kyiv. Elles ont de plus précieux l’enfant de la première, nommé Mark.

Les deux femmes ne voulaient pas laisser leurs maris derrière et ont attendu trop longtemps avant de se décider à les quitter, accentuant les risques du voyage. Elles ont dormi deux nuits dans leur voiture à leur arrivée à la frontière, submergées par les possibilités, ne sachant pas laquelle choisir.

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« On ne sait pas à qui faire confiance ni où aller, me confie Snizhana. Chaque décision aura un impact sur le reste de nos vies. »

Du côté de la Roumanie – Voroneț

Étant donné l’aide minime fournie par le gouvernement roumain, les citoyen.ne.s se sont serré les coudes pour offrir le plus d’aide possible. Ce sont surtout les organisations religieuses qui ont suffisamment de ressources pour accueillir les réfugié.e.s. en grande quantité. J’arrive dans un camp de vacances chrétien à Voroneț.

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David

David, de Tcherkassy, a apporté sa Bible et une photo de son chien. Sourd depuis sa naissance, le jeune homme n’a pas entendu les bombes quand elles sont tombées : « Il faisait noir quand nous nous cachions, donc j’étais encore plus désorienté. C’est quand j’entrevoyais la peur sur le visage de mes proches que je pouvais comprendre que des bombes tombaient. »

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En flattant le chien du camp où il se trouve, il me montre une photo de son propre chien, qu’il a dû laisser chez sa tante en Ukraine. Il me partage aussi son passage préféré de la Bible.

Du haut de ses 17 ans, il pense à ses amis qui étaient déjà majeurs et qui n’ont pas pu quitter le pays.

Diana et Veronika

Cousines, Diana, 17 ans, et Veronika, 12 ans, ont fait la route avec les parents de l’aînée depuis Soumy, complètement à l’opposé du pays. Diana lit chaque jour des passages de sa Bible : « Nous faisons confiance à notre Seigneur. Nous n’avons que l’espoir, l’amour et la foi. »

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Mon acolyte de route Isabelle a recueilli leurs témoignages dans le documentaire Je ne pense pas.

Les parents de Veronika ont décidé de rester en Ukraine. C’est avec le collier de sa mère que la jeune fille poursuit sa route à reculons. « Je veux retourner en Ukraine, insiste-t-elle. Mes parents et beaucoup de mes amis y sont toujours. C’est ma patrie, c’est tellement important pour moi. »

Ce discours est revenu à travers l’ensemble de mes rencontres lors de ce périple à la frontière. Tous et toutes espèrent retrouver leur maison quand la guerre se terminera, peu importe l’état du pays.

***

Ce reportage a été produit grâce à une bourse du Fonds québécois en journalisme international.