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Ukraine: après cent jours de guerre, la vie reprend ses droits
Index pointés vers l’un des chevaux du paddock, la femme et le fils d’Oleg ignorent parfaitement l’alarme anti-bombardements qui retentit. Depuis plusieurs minutes pourtant, les sirènes hurlantes ont brisé le silence et le chant des oiseaux qui régnaient dans le zoo d’Odessa. « Il fait frais, mais le temps est beau ce matin ! Venir au parc est l’une des rares sorties en famille possibles ces derniers temps », justifie le père de famille. Mains enfouies dans les poches de son jean et fermeture éclair du coupe-vent zippée jusqu’au cou, la brise matinale semble être l’unique élément capable d’altérer le flegme unique du marin. À l’instar du reste des visiteurs, la petite famille ne quitte pas les allées larges mais bondées du parc en quête d’un abri potentiel. Cloîtrés dans les quelques dizaines de mètres carrés que leurs offrent leurs ersatz d’enclos, guépards et ours semblent les plus préoccupés par la menace qui plane.
« Vous avez entendu ? Evidemment que nous avons peur que cela nous tombe dessus, mais c’est encore pire de rester enfermés, nous devenons fous. »
Le visage du marin se crispe quelques instants, le temps que le missile russe ne déchire le ciel azur, puis il retrouve son calme et sa rhétorique désarmants : « Vous avez entendu ? Evidemment que nous avons peur que cela nous tombe dessus, mais c’est encore pire de rester enfermés, nous devenons fous. Nous ne pouvons pas passer toute la journée dans une cave. Pour l’instant, ici, ce n’est pas le plus dangereux. L’ennui, c’est de ne plus pouvoir travailler ». Forcé de rester à quai depuis le début de la guerre, l’homme en est conscient, sa situation est courante au sein de la première cité portuaire du pays. Volodymyr, l’un de ses anciens collègues de long cours s’est reconverti en tant que chauffeur VTC depuis deux mois. Pas vraiment une vocation, mais une évidence pour l’ancien matelot.
« Bien sûr, je préférerais être avec elles, et à chaque fois qu’il y a une frappe russe, je les appelle pour savoir si elles sont en lieu sûr. »
Entre feux rouges grillés et un dépassement « audacieux » par la droite, l’homme pose calmement : « Je dois rester ici au cas où nous, les hommes, serions mobilisés, mais je n’ai plus de métier. Je sais conduire et je possède une voiture, alors autant ne pas la laisser au parking ». Surtout, l’homme de vingt-sept ans est désormais l’unique pourvoyeur de fonds de sa famille, depuis que sa femme garde leur fille, qui suit l’école à distance. « Bien sûr, je préférerais être avec elles, et à chaque fois qu’il y a une frappe russe, je les appelle pour savoir si elles sont en lieu sûr. Mais ici, travailler n’est pas un choix. J’ai trois bouches à nourrir, et si je ne m’en charge pas, personne ne le fera à ma place. »
« Réapprendre à vivre »
De la mer d’Azov, fermée à la navigation, jusqu’à la désormais célèbre île aux serpents, le blocus est total. Pourtant, dans la ville au million d’habitants, la marine marchande est l’une des rares corporations à ne pas avoir repris son activité. Depuis plusieurs semaines déjà, les étals du traditionnel marché couvert de Privoz sont de nouveau garnis et les babouchkas sont revenues vendre leurs peluches brodées dans les parcs de la ville. « Il faut réapprendre à vivre », résume la pétillante Kristina, trente-six ans, de retour sur les bords de la mer Noire après un week-end festif à Chisinau.
« Les Russes sont à peine à cent kilomètres d’ici. C’est super dangereux de faire comme si de rien n’était. Mais l’autre jour, ce sont les habitants d’un immeuble qui sont morts dans un bombardement. »
C’est ce que tentent de faire certains jeunes, assis à la terrasse d’un café, pendant que d’autres flânent dans le célèbre marché aux livres de l’avenue Alexandrovsky. Libraire depuis une dizaine d’années, Youri s’avoue plus mesuré face au retour à une vie si ordinaire. Mordillant ses branches de lunettes, le quinquagénaire arborant une coupe à la Hugh Grant grince. « Les Russes sont à peine à cent kilomètres d’ici. C’est super dangereux de faire comme si de rien n’était. Mais d’un autre côté, l’autre jour ce sont les habitants d’un immeuble qui sont morts dans un bombardement. Pour autant, moi je ferme la boutique et je vais me cacher lorsque j’entends les alarmes. Elles ne sont pas si fréquentes… Ça ne sert à rien de jouer avec le feu. »
Au sein de la « perle de la mer Noire », les rares symptômes de la guerre apparaissent près du front de mer. Des quais industriels à la marie qui les surplombe, en passant par le monumental escalier du Potemkine, le patrimoine historique et culturel de la ville est bien gardé par l’armée ukrainienne. Au loin, le Théâtre national, incarnation de la culturelle de la ville depuis deux siècles, somnole, camouflé par les nombreuses couches de sacs de sable qui l’enveloppent. L’édifice est bien gardé, les principales artères qui y mènent restent jugulées par les blocs de béton et autres « hérissons » anti-chars.
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Rap russe et Tchervona kalyna
Dans la métropole du Sud, le spectacle du soleil se couchant dans le dos de la mer Noire n’attire pas les foules. C’est un simple guitare-voix qui concentre l’essentiel des regards. En contrebas de la rue Derybasivska toujours animée, où une quinzaine de bikers se sont donnés rendez-vous, le musicien Viktor Kirilov se produit presque tous les jours. Sous les accords de sa gratte, ballades folks et chants patriotiques se succèdent, se mélangent parfois. T-shirt de Nirvana doublé d’un châle sur les épaules, la jeune Alaska entonne la Tchervona kalyna du banc où elle est assise. « C’est une chanson à la gloire des soldats ukrainiens de la première guerre mondiale. Elle a repris tout son sens depuis le début de la guerre », pose l’étudiante de l’université.
Comme la cinquantaine de spectateurs présents, elle danse parfois, applaudit souvent, et chante pendant plus d’une heure. La blonde de dix-neuf ans se heurte, aussi, au refus catégorique de l’artiste alors qu’elle lui demande d’interpréter un morceau de rap russe. « Je me doutais de sa réponse, mais c’est ma chanson préférée. Avant tout ça, il la reprenait souvent », regrette la rockeuse en herbe, elle aussi venue avec sa guitare. Une demi-heure avant le couvre-feu nocturne imposé depuis plusieurs semaines et malgré la pénombre, le concert bat toujours son plein sur la grande place. Depuis plusieurs mois déjà, plus aucun Odessite n’est insouciant. Mais pour plus longtemps encore, ils resteront épicuriens.
Kyiv se relève
Quatre-cent-cinquante kilomètres plus au Nord, et une dizaine d’heures de train plus tard — limitation de vitesse due à la guerre oblige — c’est le même élan qui semble s’emparer des rives du Dniepr. Hormis un sommaire contrôle de l’identité des voyageurs au sortir de la gare Kyiv-Passajyrsky et quelques statues toujours emmaillotés dans leurs protections, la capitale ukrainienne semble retrouver son train-train habituel. Depuis un mois déjà, le métro a retrouvé sa fonction première et de nombreuses enseignes ont rouvert. En particulier les ukrainiennes.
« Tout le monde est conscient que demain il peut mourir dans un bombardement… mais également à cause d’un chauffard, d’une mauvaise chute ou même du coronavirus ! »
Les adolescents réutilisent les trottinettes en libre-service. Les couples flânent sur le large trottoir de la Khreschatyk, principale avenue Kiévoise. D’autres encore se pressent de nouveau dans les dizaines de boutiques de l’immense tour Gulliver. Là encore, les alarmes anti-bombardement retentissent parfois mais ne semblent pas réellement entendues. « Il ne faut pas oublier qu’une grande partie des Ukrainiens sont croyants. Tout le monde est conscient que demain il peut mourir dans un bombardement… mais également à cause d’un chauffard, d’une mauvaise chute ou même du coronavirus ! », égrène Mohammed, qui profite du soleil retrouvé dans son bas de treillis et une veste kaki.
« Ici, la guerre dure depuis deux mois et demi. En Palestine, cela fait 75 ans que l’on grandit sous les bombes. »
Né en Palestine et habitant de Kyiv depuis une dizaine d’années, l’homme de 35 ans est membre de la défense territoriale depuis les premières heures de la guerre. « Et puis on s’y habitue !, coupe Hakim, son compatriote jusque là resté muet. Ici, la guerre dure depuis deux mois et demi. En Palestine, cela fait 75 ans que l’on grandit sous les bombes. Ma femme et ma fille sont parties en Palestine deux semaines avant l’invasion russe. Mais elles vont revenir bientôt, car la situation est plus sûre ici que là-bas », poursuit l’ophtalmologue. Constat lunaire, mais bien réel, dans la ville assiégée il y a quelques semaines encore. « Près des deux tiers des habitants de Kyiv sont revenus », a annoncé le maire Vitali Klitschko. Effet boule de neige assuré.
« Le second défi : reconstruire »
« Ne vous inquiétez pas, ça ne va pas durer, ironise Alexander, employé du secteur médical et chauffeur d’un jour, au moment de monter dans son 4×4. Seul le centre est resté en ‘‘bon’’ (il mime le geste des guillemets) état. » L’homme ne s’y trompe pas. À peine a-t-il pénétré les faubourgs nords que le natif de Lviv pointe du doigt les premiers stigmates apparents de la guerre : à droite, un trou béant dans un édifice, à gauche la tour de télévision nationale toujours noircie par une frappe russe d’il y a trois mois, puis un premier checkpoint au sortir de l’agglomération.
Mâchoire serrée, oeil suspicieux, AK-47 en bandoulière, un jeune militaire contrôle les papiers. Pas de fouille du véhicule pour cette fois, mais un clin d’oeil. « Vous n’avez pas d’arme sur vous, hein ? Bonne route ! », glisse le soldat dans un sourire avant de saluer. C’est aussi ça la vie en temps de guerre. Passer en quelques secondes du potentiel suspect tenu en joue au « copain de galère ». À la lisière nord-ouest de la capitale, les banlieues de classes moyennes et aisées payent un lourd tribut des batailles qui s’y sont déroulées. Première d’entre-elles, Irpin. Au moins 300 civils y sont morts au cours de la bataille pour la ville, ultime verrou avant Kyiv. Trois-quarts des bâtiments de la ville sont endommagés, le coût des réparations est estimé à près d’un milliard d’euros. Pourtant, une partie des commerces et marchés ouvrent de nouveau leurs portes.
Ceux qui sont de retour — environ la moitié des 60 000 habitants de la ville — se pressent sur un parking où les véhicules détruits ont été entreposés, pour tenter de retrouver les restes de leur voiture, au mieux criblée de balles, au pire calcinée. C’est la même odeur âcre de taule brûlée qui s’empare d’un terrain vague de la ville martyre de Boutcha. À quelques centaines de mètres de l’église orthodoxe St. Andrew, dont les jardins ont servi de charnier au cours de l’occupation russe, un fils prend la pose, fier, devant l’appareil photo de son père, debout sur un char ennemi. Enfin vient Hostomel, capturée dès les premiers jours de la guerre par les troupes du Kremlin, pour bénéficier de son aéroport en vue d’un assaut sur Kyiv. Là, les employés communaux sont déjà à pied-d’oeuvre pour refaire les routes sous un soleil de plomb. « Ici, la zone est sécurisée, précise l’un d’eux. Maintenant vient le second défi : reconstruire. Les routes et ponts en priorité. Ce ne sera pas le plus difficile. »
Les « міни » de Borodyanka
« Je ne suis pas sûr que le bas-côté ait déjà été déminé, prévient Alexander. Il faut faire attention où l’on met les pieds ici. Presque chaque jour, des enfants qui jouent dans l’herbe ou des agriculteurs qui retournent dans leurs champs se font piéger… », s’étrangle la voix éraillée du bonhomme. « Ici », c’est Borodyanka. Cinquante kilomètres au nord-ouest de Kyiv. Treize-mille âmes avant la guerre. À peine un tiers de retour aujourd’hui. Située en amont sur le chemin des soldats de Moscou, la banlieue paisible a laissé place à un village défiguré, après un mois de siège russe.
« La ville la plus détruite de la région de Kyiv », selon Iryna Venediktova, procureur générale d’Ukraine. L’avenue principale, qui portait encore le nom de Lénine il y a sept ans, avant que le parlement ne vote les lois de décommunisation, est désormais emblème de désolation. « Ils n’ont rien épargné. Regardez le commissariat ici, ils l’ont occupé et brûlé avant de partir. Là, c’est la mairie, entièrement détruite. Nous avons aussi dû faire tomber l’école, qui menaçait de s’effondrer. Mais le pire ce sont les logements », soupire Alexander. Il est vrai que les Khrouchtchevka chancèlent. Au mieux, ces barres de briques construites en série dans les années 1960 par l’Union Soviétique ont été noircies et fissurées par les explosions environnantes. Au pire ces dortoirs de béton sont éventrés, lorsqu’ils ne sont pas effondrés. Devant l’un d’eux, seul un berger allemands rompt le silence en aboyant de temps à autre.
À l’intérieur, les escaliers fissurés côtoient les appartements dévastés. « N’essayez pas d’ouvrir les portes, les Russes en ont piégé certaines », avertit le père de famille. L’une d’elle s’entre-ouvre. « Nous sommes revenus il y a une semaine, souffle Inna, alertée par les bris de verre et visage marqué par la fatigue. C’est ici chez nous, nous n’avons nulle part où vivre, où travailler, si ce n’est à Borodyanka. » Porte désormais ouverte en totalité, la vieille dame laisse entrevoir les débris qui jonchent toujours le sol de son appartement deux mois après le départ des forces russes. Son mari Petro prend le relais « Toutes les fenêtres sont pulvérisés, mais l’appartement est toujours debout. Le gouvernement promet que tous les logements seront reconstruits après la guerre. Mais quand ? Dans quelques mois la neige sera de retour… Nous verrons bien. »
« Aimez votre Ukraine / Aimez-la… / Dans les moments féroces / Dans la dernière minute difficile / Priez le Seigneur pour elle ! »
Malgré le fatalisme du couple et le chaos apparent, la vie reprend pourtant le dessus. À quelques dizaines de mètres de là, des employés municipaux lorgnent sur un autre édifice et débattent de sa potentielle destruction. Les magasins rouvrent, timidement, souvent sans porte ou fenêtre, mais ils rouvrent. De l’autre côté de la rue, les insignes « V », les têtes de mort, mais surtout les inscriptions « міни » (comprenez « mines ») n’ont pas disparu d’un toboggan que quelques enfants dévalent tour à tour. Pas par grappes, mais il y en a, sourire aux lèvres, tout comme leur mère qui les regarde. Symbolique, mais bien réel. De symbole, il y en a un devant eux, sur la place centrale, illustrant la situation. La tête de Taras Chevtchenko, icône de la culture ukrainienne, en partie détachée de son buste et impactée par deux balles en plein front, s’incline dangereusement, mais ne tombe pas. À ses pieds, sur un carreau de granite détaché du monument, les vers du poète : « Aimez votre Ukraine / Aimez-la… / Dans les moments féroces / Dans la dernière minute difficile / Priez le Seigneur pour elle ! ».
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Ce texte a d’abord été publié sur urbania.fr
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