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Trottinettes, Réserves & Cie

Encombrement ou succès? Là est la question...

Par
Hugo Meunier
Hugo Meunier
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La première partie de ce reportage racontait les splendeurs et misères de ma courte carrière de Juicer. Dans ce deuxième volet, on a demandé à divers intervenants, dont l’opérateur Lime, de revenir sur l’arrivée massive de trottinettes dans le décor montréalais, à un mois de la fin du projet pilote.

Le conseiller municipal Alan Caldwell soupire lorsqu’on le sollicite pour une entrevue sur les trottinettes. Une de plus. «J’ai accordé trois fois plus d’entrevues au sujet des trottinettes électriques que sur n’importe quel autre enjeu», raconte le conseiller d’Hochelaga-Maisonneuve, qui fait partie depuis deux ans du comité exécutif de Projet Montréal en tant que responsable de l’urbanisme et de la mobilité.

Normal tout de même, puisque c’est lui qui a coordonné l’implantation des trottinettes à Montréal, en partenariat avec Lime et le gouvernement provincial qui a donné le feu vert au projet pilote, en août dernier.

«J’ai accordé trois fois plus d’entrevues au sujet des trottinettes électriques que sur n’importe quel autre enjeu», raconte le conseiller d’Hochelaga-Maisonneuve.

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Un projet pilote de toute évidence populaire, puisque selon les plus récentes données fournies par la Ville, quelque 168 141 déplacements ont été enregistrés entre le 13 août et le 10 septembre (pour les opérateurs Lime et Jump, qui louent des vélos électriques). Au total, la flotte complète de Lime effectue en moyenne 1570 trajets par jour (environ cinq utilisations par trottinette).

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Malgré leur popularité et leur visibilité, l’implantation des trottinettes a été marquée par quelques controverses entourant son utilisation anarchique et sa présence encombrante. Un des engins s’est d’ailleurs retrouvé au fond du canal Lachine.

«Elles débarquent dans toutes les métropoles à travers le monde. On a eu la chance de voir venir le coup et de légiférer», explique M. Caldwell.

Alan Caldwell se défend d’avoir improvisé l’implantation des trottinettes en libre-service. «Elles débarquent dans toutes les métropoles à travers le monde. On a eu la chance de voir venir le coup et de légiférer», explique M. Caldwell, ajoutant qu’il y a eu une bonne collaboration avec Québec dans ce dossier. «Nous, notre enjeu concerne la nuisance et le fait qu’elles soient abandonnées n’importe où. On veut que ça soit un complément et un ajout, mais pas un encombrement de la mobilité», explique l’élu de Projet Montréal, qui a récemment haussé le ton en annonçant son intention d’envoyer des contraventions à l’opérateur (ou à l’utilisateur pris sur le fait) dès que les engins sont mal garés (au lieu des deux heures d’avertissement jusqu’alors en vigueur). Ce règlement plus musclé sera officiellement adopté au prochain conseil municipal le 22 octobre prochain.

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«On est conscient que c’est l’usager qui le laisse trainer n’importe où, mais on veut que l’opérateur soit responsable de sa flotte», explique M. Caldwell, ajoutant détenir un règlement parmi les plus stricts au monde. Sur le terrain, mon expérience de Juicer m’a d’ailleurs permis de témoigner du stationnement chaotique des trottinettes, laissées à l’abandon un peu partout (souvent même couchées au sol, loin des aires de stationnement).

La Ville souhaite aussi accentuer la répression envers les automobilistes qui empiètent dans les 240 aires de stationnement réservées pour les trottinettes, concentrées dans quelques arrondissements.

«On a désigné des endroits au coin des rues, dans les mètres déjà libérés pour ne pas obstruer la vue. On a aussi voté un partage des données de l’opérateur avec la Ville. Ces petites bébelles sont bourrées d’indications et ça nous aide à les retracer et à qualifier leur mobilité», souligne Alan Caldwell, qui est resté plutôt évasif au sujet de ses relations avec Lime, une filiale du géant Google. «Je suis en conversation avec chacun des opérateurs (Lime, Jump, Bird) en leur rappelant de respecter les règlements», répond-il.

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Le conseiller dit enfin n’avoir à ce jour aucun rapport d’accident grave impliquant des trottinettes. De son côté, le Service de police de la Ville de Montréal n’a rien voulu dévoiler au sujet du nombre de contraventions émises ni sur le nombre d’accidents impliquant des trottinettes. «Un bilan sera effectué au terme du projet pilote», a indiqué la police.

Beaucoup de réserves

Naturellement intéressé par les nouvelles formes de mobilité, l’organisme Vélo Québec ne cache toutefois pas ses réserves envers l’implantation de Lime. «Ce genre de compagnie partage très peu ses données, mais on se rend bien compte que les gens qui les utilisent sont des piétons qui auraient sinon fait leur trajet à pied», croit la directrice générale de l’organisme Suzanne Lareau, ajoutant que Lime n’est pas «en train de convertir des automobilistes».

«Des accidents, c’est sûr qu’il va y en avoir. En attendant, elles sont stationnées tout croche et ne devraient pas être un encombrement», déplore Suzanne Lareau.

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Outre le fait qu’il s’agit sinon d’un mode de transport passif (contrairement au vélo), Mme Lareau s’interroge aussi sur la durée de vie de ces engins, qui oscillerait entre un et trois mois selon elle. «Les études démontrent qu’elles ne dépassent pas quatre mois. Ensuite, on les jette avec une batterie. J’ai beaucoup de réserves», tranche-t-elle.

Avec l’état des chaussées et les nids-de-poule qui caractérisent les rues de Montréal, Mme Lareau s’inquiète aussi de la dangerosité de ces engins. «Des accidents, c’est sûr qu’il va y en avoir. En attendant, elles sont stationnées tout croche et ne devraient pas être un encombrement», déplore Suzanne Lareau, réduisant finalement le bolide à un «beau gadget rigolo».

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Du cheap labor?

Loin de condamner l’arrivée massive de modes de transport alternatifs dans le paysage montréalais, le professeur au Département d’études urbaines et touristiques de l’UQAM, Ugo Lachapelle, s’inquiète plutôt d’un nouveau joueur dans le marché de la «gig economy (économie des petits boulots)», un modèle actuellement en plein essor. Comme pour Uber, Uber Eats ou Foodora, les Juicers de Lime se font offrir un travail contre rémunération, dont la hauteur varie en fonction de la tâche et de la performance. «Au lieu d’embaucher de vrais employés et leur donner des avantages sociaux, on se contente de travailleurs indépendants complètement détachés sans aucune protection. C’est du cheap labor», explique le professeur, d’avis que peu de gens doivent travailler à plein temps comme Juicer et que ces petits boulots constituent surtout des revenus d’appoints.

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Pour le reste, M. Lachapelle – à l’instar de Suzanne Lareau de Vélo Québec – ne croit pas non plus que les trottinettes électriques constituent une solution modale à l’automobile ou au vélo. «C’est pas désagréable, c’est ludique, mais c’est pas sûr que les gens vont transformer ça en moyen de transport», souligne le professeur, ajoutant que la Ville aura au moins eu le temps de se préparer à l’arrivée de ces transports alternatifs. «Ils ne sont pas arrivés sans crier gare. On les avait vus ailleurs, on a pu mettre des règles. Montréal a bien fait ça, si on compare avec d’autres expériences ailleurs dans le monde», admet-il.

Le professeur s’interroge aussi sur l’impact environnemental de ces moyens de transport, en apparence verts. «Quelle est leur espérance de vie? On cherche à réduire les gaz à effet de serre, mais on construit plus de batteries qui n’ont pas nécessairement une longue durée?», illustre le professeur, relevant l’ironie d’une telle démarche. Ugo Lachapelle refuse néanmoins de remettre en doute la bonne foi des gens qui administrent ces compagnies.

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D’ailleurs, Lime a annoncé récemment son intention de vouloir exiger de ses Juicers de recharger les engins à l’énergie propre. Comme les autorités des régions choisies pour implanter le programme prévoient déjà se convertir aux énergies renouvelables, c’est une aubaine pour la compagnie.

Lime réagit

Au bout du fil, le porte-parole de Lime, Matthew Lobraïco, ne cache pas sa satisfaction, à un mois de la fin du projet pilote. « Les chiffres sont très bons et on continue de focaliser pour éduquer les gens à respecter les règles de sécurité et à se stationner aux bons endroits », explique le porte-parole, qui souhaite évidemment voir ses trottinettes revenir dans le paysage l’an prochain.

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M. Lobraïco ajoute que l’objectif de Lime serait de voir des gens utiliser des trottinettes tous les jours et même contribuer à enlever des voitures de la circulation. En ce sens, il salue l’arrivée de la flotte de trottinettes Bird dans le décor. « Avoir plus d’options pour remplacer la voiture, c’est une bonne chose », estime le porte-parole.

Évasif au sujet de l’espérance de vie des bolides, M. Lobraïco souligne néanmoins que certains engins fonctionnent encore après un an ailleurs dans le monde et qu’une équipe de mécaniciens s’affairent à les remettre en marche au lieu de les envoyer à la casse.

«C’est impersonnel, on ne voit jamais personne, mais ils me payent à temps jusqu’ici, alors ça fonctionne pour moi.»

Mis au courant de ma propre expérience de Juicer, Matthew Lobraïco n’a pu me dire précisément combien de chargeurs indépendants sillonnent actuellement la Ville. « Il n’y en a pas assez, on aimerait beaucoup en avoir plus! », admet le porte-parole, qui dit vouloir recevoir leurs idées sur le terrain afin d’ajuster leur fonctionnement.

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Bon à savoir, puisqu’en 33 jours de juicing, mes rares échanges avec mon employeur se sont effectués par le truchement de l’application. Même chose pour mes quelques collègues Juicers croisés sur la route, dont Ryan, un étudiant de l’Université Concordia. «C’est impersonnel, on ne voit jamais personne, mais ils me payent à temps jusqu’ici, alors ça fonctionne pour moi», a résumé le jeune homme.

C’est probablement tout ce qui compte en fait.