Logo

Trollera bien qui trollera le dernier

Quand des personnalités publiques exposent la haine. 

Par
Hugo Meunier
Publicité

« Lagacé, c’est toi la vidange qui ne pourra plus marcher dans la rue bientôt! ;) »

Ce sont les mots qui étaient adressés dimanche matin sur Twitter au chroniqueur/animateur Patrick Lagacé, d’un @Castill57201359, un conspi notoire qui sévissait (jusqu’alors) contre plusieurs journalistes sur les réseaux sociaux.

Une menace directe, mais assez floue avec un emoji clin d’œil pour ne pas trop se compromettre.

Pour la personne qui la reçoit, ça reste une menace.

Une de plus pour le principal intéressé, qui en vu d’autres depuis l’époque où il administrait un des (sinon le) blogues les plus populaires au Québec il y a quinze ans pour Canoë et ensuite La Presse.

Publicité

« Ce n’est pas la première fois que je me retrouve avec des gens qui tiennent des propos qui n’ont pas d’allure. Ça m’est aussi arrivé d’en contacter en privé, d’en “outer” quelques-uns aussi, dans l’espoir que des gens de leur entourage les ramassent », raconte Patrick, qui a décidé de jeter les gants après la réception de ce énième char de marde 2.0.

Le chroniqueur – volubile sur les réseaux sociaux – a alors passé un long savon virtuel à @Castill57201359, dans lequel il expose publiquement la personne qui se cache derrière cet avatar anonyme.

Vraie identité, ville où il réside, nom de l’entreprise, téléphone officiel de la compagnie, photo : Patrick Lagacé voulait démontrer que le proverbial « faites vos recherche s» constitue un couteau à double tranchant. « Mais M. X* et moi sommes désormais sur un pied d’égalité: nos visages sont à découvert », écrivait-il dans son statut, partagé 650 fois (au moment d’écrire ces lignes) sur Facebook.

Un pied d’égalité? On peut légitimement présumer que l’immense poids médiatique de Patrick Lagacé avec ses milliers de followers (contre une poignée pour @Castill57201359) rend au contraire le combat assez inégal.

Publicité

Le principal intéressé assure en être totalement conscient et n’a nullement l’intention de lancer un mouvement de dénonciation des trolls. « Et je n’encourage pas les gens à s’attaquer aux membres de la famille de ces personnes. Il y avait par exemple quelqu’un d’autre sur la photo que j’ai utilisée et je l’ai ” cropé ” pour l’épargner », explique Patrick, ajoutant qu’il y a une nuance importante à faire entre ce qu’il a fait et le doxxing, qui consiste à faire des recherches exhaustives sur quelqu’un pour mettre à jour des informations sensibles. « J’ai pris des informations sur son compte Facebook, donc publiques. J’ai mis son numéro de compagnie, mais je n’aurais jamais mis son numéro de cellulaire. J’ai voulu le confronter avec ses propres comportements, en utilisant ses propres armes », justifie le chroniqueur, qui n’achète pas l’idée selon laquelle ces trolls visent des symboles (les « merdias », par exemple) et que leurs attaques n’ont rien de personnel. « C’est directement moi qu’on vise ici en me menaçant. Mais je n’encourage personne à faire comme moi. Chacun gère ça comme il l’entend, moi je passe souvent mon chemin », souligne-t-il, sans nier un certain plaisir en voyant @Castill57201359 fermer son compte Facebook « parce qu’il n’assume pas ».

Patrick Lagacé n’a d’ailleurs pas eu de feed-back de sa part depuis la publication de son statut. J’ai tenté de le joindre pour avoir sa version des faits, sans succès. Il a cependant baragouiné un semblant d’excuse sur son compte Twitter.

Publicité

Si Patrick Lagacé dit ne pas craindre pour sa sécurité en marchant dans la rue, il observe néanmoins une radicalisation des trolls depuis deux ans. « Il y a de plus en plus de coucous qui m’associent au grand complot et me menacent en gardant un flou sur leurs intentions. Avant la pandémie, c’était parfois possible d’échanger, ce n’est plus le cas… », se désole l’animateur de la quotidienne Le Québec maintenant, qui entrevoit la suite avec pessimisme. « L’infrastructure de la désinformation sert à enrichir et c’est un business payant. Après la pandémie, on va revenir à autre chose, la xénophobie par exemple… »

Sur une (mince) note d’espoir, Lagacé croit que les conspis se tirent dans le pied puisque leurs élucubrations contribuent à faire réaliser à la majorité à quel point le travail des médias est précieux et important. « Si je suis certain d’une chose depuis quinze ans, c’est que ceux qui se donnent la peine de commenter sont les plus galvanisés, en colère. La majorité des gens ont un esprit critique, lisent l’article et passent à autre chose. Ils n’ont pas besoin d’écrire en majuscules: JE SUIS D’ACCORD AVEC TOI! »

Publicité

Dénoncer l’intimidation en intimidant?

J’ai contacté d’autres personnes qui exposent à l’occasion la haine reçue sur les réseaux sociaux. La plupart préfèrent ne pas se prononcer, soit pour conserver une saine distance ou ne pas jeter de l’huile sur le feu.

L’animatrice/autrice Geneviève Pettersen (QUB radio) avoue s’être longuement penchée sur cette question. « Peut-on dénoncer l’intimidation en intimidant? »

Pour y répondre, elle raconte s’être bricolée sur mesure une politique éditoriale, voire une sorte de code de déontologie. « D’un côté c’est peut-être contre-productif et contraire à ce que tu dénonces. Je garde toujours ça en tête. Je sais que les gens qui me suivent peuvent aller sur son wall après. Par contre, on est humain et il faut tracer la ligne. Ça reste la seule arme à notre disposition », explique Geneviève, qui a fait plusieurs plaintes à la police ou signalements aux modérateurs de réseaux sociaux, en vain. « Ces gens (les trolls) savent qu’ils ont des limites à ne pas dépasser. Les policiers sont proactifs, mais impuissants. Quant aux réseaux sociaux, on me répond que ça ne contrevient à aucune règle », déplore-t-elle.

Publicité

C’est donc un peu par dépit qu’elle expose parfois publiquement des intimidateurs ou tague leurs employeurs. « Ça m’est arrivé une fois de mettre [la] photo [d’un troll], je trouve que c’est une coche de plus, mais je l’ai fait parce que ses menaces étaient répétées. Faudrait que les gens réalisent que la vie virtuelle, c’est aussi la vie », affirme Geneviève.

Avec un grand pouvoir viennent de grandes responsabilités, disait l’oncle de Spiderman et c’est pourquoi l’autrice de La déesse des mouches à feu doit faire preuve de parcimonie. « J’ai de l’humanité et de l’empathie lorsque je vois que la personne n’est pas équipée pour veiller tard. Et il ne faut pas mettre de côté le fait que des gens souffrent de problèmes de santé mentale ou sont en détresse psychologique. Si on utilise en plus notre pouvoir médiatique pour les écraser, j’avoue que ça peut être limite », admet-elle, assurant faire des distinctions dans les messages de haine reçus. « Faut faire la différence aussi entre quelqu’un qui écrit un soir ” t’es conne ” et un autre qui dit ” t’es conne, j’espère que tu vas te faire violer “. J’ai moins de scrupule pour les messages de violence sexuelle grave », souligne-t-elle.

Publicité

Et après avoir exposé quelques personnes publiquement, Geneviève Pettersen constate que ça fonctionne. Les porteurs de messages haineux préfèrent, semble-t-il, opérer dans l’ombre. Braquer les projecteurs sur eux aurait un effet dissuasif généralisé.

Elle a aussi trouvé une autre façon de survivre dans la jungle 2.0. « Je vais moins voir les commentaires et j’ai fermé ma page publique. Je le recommande à tous. »

« Personne n’est immunisé à une dérive complotiste »

Tommy Gaudet (Douteux.org) anime chaque semaine avec ses collaborateurs l’émission Mercronspi sur la plate-forme Twitch, durant laquelle ils passent en revue de manière décapante (et très complosphère-wise) l’actualité conspirationniste.

Le ton des capsules n’empêche pas M. Gaudet d’être un observateur rigoureux du phénomène, à l’instar de ses invités.

Publicité

Leurs analyses de la complosphère portent surtout sur leurs têtes dirigeantes, en plus de garder un œil sur les disciples les plus enthousiastes et endoctrinés.

Bref, des gens comme @Castill57201359, qui se cachent derrière leur clavier pour déverser leur fiel sur des personnalités politiques ou médiatiques.

D’emblée, Tommy Gaudet martèle sans cesse le même message: personne n’est immunisé contre une dérive complotiste.

« Il n’y a pas de profil type, sinon un paquet de symptômes à la faillite institutionnelle. À cause de ça, il y a des gens qui préfèrent se fier à un Jean-Jacques Crèvecoeur qu’à tous les scientifiques du Québec », se désole Tommy, qui admet toutefois quelques récurrences parmi les disciples. « Plusieurs ont perdu leur job, se sont retrouvés avec beaucoup de temps libre durant la pandémie et avaient un gros trou à remplir », souligne-t-il.

Autre trait commun des conspirationnistes : ils ne regardent jamais vers le côté ou l’arrière, trop convaincus de leurs croyances au point de ne jamais se remettre en question, souligne Tommy Gaudet. Et lorsqu’ils se font prendre en défaut, leur défense relève de la victimologie ou du déni, ajoute-t-il. « Il faut faire la différence entre les gourous qui font de l’argent et leurs ouailles qui intimident en leur nom », nuance Tommy, qui n’entrevoit pas non plus l’avenir avec grand optimisme. « Les gourous commencent déjà à exciter leurs ouailles sur le prochain chantier: le réchauffement climatique », soupire-t-il, réclamant des lois plus musclées ou un cadre plus sévère sur le web pour les empêcher d’y faire la pluie et le beau temps.

Publicité

« Il faut les exposer »

Mais que se passe-t-il entre les deux oreilles de celles et ceux qui s’en prennent violemment à des personnalités publiques sur le web? Ayant échoué à en retracer, je me suis tourné vers deux internautes très actifs sur les réseaux sociaux, qui prêchent pour un peu plus de modération.

Au départ alignés du camp complotiste, ils ont pris un pas de recul en voyant que le mouvement auquel ils prenaient part véhiculait toutes sortes de mensonges. « Je demeure critique envers les mesures sanitaires, mais je dénonce [les] leaders [complotistes], leur discours new age, leurs idées farfelues et leur manque de crédibilité », lance sans détour celle qui se fait appeler Étoile. « Il y a beaucoup d’incohérences dans les mesures sanitaires et les conspis n’ont pas tort de nommer ça », nuance-t-elle, malgré les insultes qu’elle reçoit désormais de leur part.

Même chose pour Alexandre Lépine, qui s’est mis à dos une bonne partie de ce mouvement en remettant en question les idées vendues par leurs gourous. « J’ai vu la gimmick assez vite. Ça fait un an que je reçois des menaces de mort et des insultes. La plupart de ceux qui m’ont menacé, je les ai invités chez nous. J’étais même prêt à leur donner mon adresse », lance le jeune homme, derrière la création d’une branche locale du mouvement des Gilets jaunes.

Publicité

Au sujet des gens qui menacent directement des personnalités publiques, les deux prônent la dénonciation. « Il faut les exposer. Il n’y a pas de place pour l’intimidation dans nos sociétés, chaque être humain doit être considéré », croit Étoile, qui pense toutefois que dans 99% des cas, ces gens veulent juste faire peur, se défouler et écrivent ce qui leur passe par la tête. « C’est plus du harcèlement. Ils n’ont pas conscience qu’il y a un humain derrière le profil », déplore Étoile qui sait de quoi elle parle pour dealer avec des trolls qui se moquent d’elle sur des sites satiriques et des « farfadas » qui défendent leurs gourous. « Je me fais attaquer des deux bords, mais je sens un certain respect de ceux qui voient qu’on essaye juste sortir de nos chambres d’échos. »

Alexandre aussi croit qu’il n’y a pas grand chose à faire avec les gens qui se défoulent sur les réseaux sociaux. « Ils sont complètement brainwashés et deviennent alors des soldats », illustre-t-il, soulignant que la modération est difficile au royaume de la polarisation. « La plupart nous abordent avec des insultes. Et dans ce temps-là, tu réponds en insultant… »

Publicité

Si cette lecture vous a rendu pessimiste, c’est normal. Mais on peut se consoler en se disant que la réalité est moins noire que le virtuel.

Là-dessus, je laisse le mot de la fin à Lagacé. « Les réseaux sociaux sont un miroir déformant de la réalité, au point de nous amener à penser que tout est laid. Mais c’est pas ça la vraie vie, heureusement. »

On le souhaite, même si on s’y perd parfois.

*J’ai choisi ne ne pas le nommer, parce que comme disait Rambo, ce n’est pas ma guerre.