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Trois pawn shops et une grosse déception

La loi de l'offre et du feeling.

Par
Jérémie Lachance
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J’y suis. C’est monsieur Denat lui-même qui m’attend à l’avant de son atelier de lutherie, poing tendu dans ma direction. « C’est pas que je te fais pas confiance, mais on dirait que ça serait plus safe comme ça», dit le barbu en pointant son poing du menton. Y’a ben raison, Coronavirus et fin du monde obligent. Nos jointures se frappent. Nous sommes début mars 2020, à une époque post poignée de main, mais pré 2 mètres de distance.

Et si je suis ici, bravant vents et virus, c’est pour que le luthier Pierre-Alexandre Denat m’en apprenne davantage sur la guitare qui sommeille nonchalamment à l’intérieur du caisson qui pendouille au bout de ma main gauche. Parce qu’en tant que fier étudiant paumé évoluant dans un contexte pandémique international, l’option de la mettre en gage dans un pawn shop près de chez vous semble de plus en plus alléchante. Avant de la laisser partir avec la première personne qui me tend plus que 200 piasses, je veux savoir comment est-ce qu’on évalue le prix d’une guitare. Quels critères est-ce que les prêteurs sur gages utilisent afin d’établir un prix? Si y’a bien une affaire pire que de mettre quelque chose en gage au pawn shop par manque d’argent, c’est de se faire fourrer en plus. La méthode est simple: visiter trois pawn shops, savoir si leurs prix sont intéressants, et savoir comment ils l’estiment, ce prix.

Si y’a bien une affaire pire que de mettre quelque chose en gage au pawn shop par manque d’argent, c’est de se faire fourrer en plus.

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Pierre-Alexandre m’entraîne au fond de l’atelier, j’y dépose mon caisson, l’ouvre et lui tends ma Belle au bois dormant. Le luthier me la prend des mains, l’observe, y plaque deux ou trois accords, réfléchit, puis se lance. « Ta guitare a été fabriquée par un luthier, lance-t-il avec un léger accent français. Quand la guitare n’a pas de marque, c’est vraiment difficile d’y mettre un prix. Ça prend vraiment un connaisseur pour en estimer la valeur.» Je note. Mes discussions de pawn shops s’annoncent prometteuses.

Et en attendant, il entreprend l’évaluation. Ça parle de clefs. Ça parle de sillets et de chevalet. Ça parle d’essence de bois et de manche en ébène. Ça parle de traditions européennes versus américaine. Le luthier plaque un dernier accord, un sol majeur septième (genre), puis se mouille. « Avec un nettoyage et quelques modifications, tu pourrais la vendre pour 900 dollars». Souffle coupé et sourire de gars-con-comme-la-lune. Vraiment, mes discussions aux pawn shops s’annoncent prometteuses et les perspectives pour mon portefeuille aussi.

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L’espoir d’une passe de cash

Un gros merci, un fistbump et 30 minutes plus tard, me voilà à destination. Le premier pawn shop est là, à l’angle des rues Henri-Bourassa et Saint-Denis. J’y entre, guitare de luthier à la main et cupidité au coeur. Une cloche électronique signale ma présence. Un homme sort de l’arrière-boutique et demande ce qu’il peut faire pour m’aider. Je lui tends la bête de bois. « Ça a l’air beau ça, commence le prêteur sur gages en la regardant à peine. Combien est-ce que tu veux?» Je tente ma chance. Premier nombre qui me vient à l’esprit. 1000 piasses? Silence et analyse. Tout y passe. Le recto, l’intérieur et le verso. Les cloches tintent. On se retourne. Un nouveau client. « Je peux te donner 150 piasses pour», tranche-t-il. Voyons. 150 piasses. C’est à se demander s’il tient un registre de prix. « Pas vraiment, avoue monsieur-le-pawner. On y va au feeling. Moi ce que je veux, c’est que l’article se revende bien, et une guitare sans marque, c’est pas le cas». J’avoue être déçu. Je reprends mon instrument, le mets dans son sarcophage aux doublures de velours et me dirige vers la sortie. Monsieur-le-pawner y va d’un dernier conseil. «Si tu veux un prix qui a de l’allure, tu devrais aller voir un expert.» Honnête, le gars. C’est au moins ça.

«Si tu veux un prix qui a de l’allure, tu devrais aller voir un expert.»

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Deuxième arrêt, deuxième pawn shop. Rue Ontario dans le Quartier latin. De grosses gouttes de pluie éclaboussent toujours les rues désertes de Montréal. Je pousse la porte. Cette fois, aucune clochette n’annonce mon arrivée. Assis derrière sa caisse enregistreuse capuchon baissé, un homme me regarde approcher. Je lui dis que j’ai une guitare à vendre. Ses murs en sont tapissés. C’est bon signe. Il se lève, mais reste en silence. Je dépose la guitare sur son comptoir. Il l’examine, puis pitonne sur son ordinateur. Il a l’air d’avoir une démarche celui-là. Un autre bon signe.

Ses yeux défilent sur l’écran à la même vitesse que son index sur la petite roulette de sa souris d’ordinateur. « Désolé, le luthier qui a fabriqué la guitare n’affiche pas ses prix sur internet, dit l’encapuchonné en quittant son écran des yeux. Je peux pas savoir combien elle coûte». Il a essayé, au moins. J’en profite pour lui poser l’ultime question. Combien est-ce qu’il me donnerait? « Je sais pas combien est-ce qu’elle coûte avec certitude, mais je te donnerais 150 piasses.» Et je suppose que c’est au feeling? « Oui, au feeling, tranche-t-il. Et mon feeling, c’est 150 piasses». Moi, j’ai le feeling que c’est pas négociable. Je me ramasse et je me casse.

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C’est une question de feeling

Jamais deux sans trois. 15 minutes de marche et éclaircies de soleil. Le voilà. L’ultime pawn shop. J’entre. Un «bonjour monsieur» provient de derrière le comptoir. Je connais la procédure. Je m’avance et dépose ma guitare sur le comptoir vitré. Il se met deux gants en latex, puis la prend. Il la tourne et la retourne. Le prêteur sur gages pose la guitare sur son épaule, puis vise le fond du magasin à la manière d’une carabine. Je lui donne, il a l’air de s’y connaître. Le connaisseur aux gants de latex me parle d’essence de bois, de frettes et de manche alors que je le regarde en silence, immunisé contre tout espoir d’en tirer une offre alléchante. Il retire ses gants tout en soupirant. Ça devient sérieux. « Je sais que ça vaut plus, mais moi, je peux te donner 100 piasses, déclare-t-il. Si tu veux plus, je te conseille d’aller voir un particulier». Bien déçu, je note. 100 piasses, c’est le mot d’ordre. Feeling is the new black, ça a l’air.

«Je sais que ça vaut plus, mais moi, je peux te donner 100 piasses, déclare-t-il. Si tu veux plus, je te conseille d’aller voir un particulier».

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Nous sommes bien loin des 900 dollars originaux proposés par la lutherie Denat. Et pour les pawn shops, pas de critères d’achats établis, aucun registre de prix, seulement prédiction de revente et promesse d’un 150 piasses si vite dépensé. Business as usual. Je quitte en direction d’un sous-sol du nord de la métropole, là où ma Belle au bois dormants sommeillera tranquillement pour les prochaines années, jusqu’à ce qu’un sol majeur septième (genre) la réveille le temps d’un refrain d’une toune d’Harmonium… ou que Kijiji l’embrasse.